Les États-Unis occupent des dizaines de milliers d’agents à s’informer, supputer, analyser, manipuler, en somme à réfléchir. La CIA, qui compte au total 220.000 agents, dispose d’une conséquente section « d’analystes ». La Maison Blanche, le Département d’État et le Pentagone emploient les spécialistes des meilleurs cabinets privés de conseil en stratégie[i],
Une chronique de Xavier Houzel
Les présidents américains successifs ne se lassent pas non plus d’écouter des dizaines de gourous. Les plus célèbres et les plus doctrinaires d’entre eux ont été leurs secrétaires d’État Henry Kissinger et Hillary Clinton. Les deux conseillers ont été les plus assidus à la sécurité nationale américaine furent Zbigniew Brzezinski et son successeur Anthony Lake. Des professeurs comme John Ikenberry de l’Université de Princeton et les inépuisables chroniqueurs de la revue Foreign Affairs complètent ce lot d’influenceurs
Dans les écrits de chacun de ces conseilleurs, nous découvrons ce qui mène le monde jusqu’au conflit russo-ukrainien qui n’échappe point à cette règle.
Henry Kissinger, la volte face
Le plus prestigieux des glossateurs américains, tel le Zadig de Voltaire, est allé de désillusion en désillusion. Il a fait, le 18 janvier 2023, une volte-face qui n’en est pas une en déclarant : Avant cette guerre, j’étais opposé à l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN parce que je craignais que cela ne provoque exactement le processus que nous connaissons maintenant , a-t-il répété dans une vidéo. Maintenant que le processus a atteint ce niveau, l’idée d’un Kiev neutre n’a plus de sens.
Dans l’équipe du président Richard Nixon, Kissinger avait une profonde connaissance du vieux continent et de ses tiraillements[iii]. Il a participé à la mise en œuvre de la politique de détente avec l’Union soviétique. Il a négocié le Traité SALT I, qui limitait le nombre de bombes nucléaires des deux superpuissances. En vertu de la Doctrine Nixon, dite « triangulaire », qu’il a contribué à formuler, les États-Unis laissent chaque pays se charger de sa propre sécurité, mais peuvent apporter une défense grâce à leur parapluie nucléaire si cela est demandé ou nécessaire.
Pour Henry Kissinger, cette posture est toujours restée « la bonne », parce que la seule possible, mais à condition que l’arme nucléaire ne prolifère pas.
Hillary Clinton, « la smart diplomacy »
L’émergence de la Chine a généré des inquiétudes telles qu’il était difficile de ne pas découvrir, le 13 janvier 2009, dans le discours d’investiture de la secrétaire d’État Hillary Clinton inaugurant « la smart diplomacy »[iv], des signaux inquiétants. La marge de manœuvre politique des États-Unis, disait-elle, est devenue d’autant plus réduite que la Chine est maintenant une puissance commerciale qui impose le respect, et dont les consommateurs américains ne peuvent plus se passer[v].
Un rapport de 2008 (Global Trends 2025) du National Intelligence Council(NIC) notait alors que les États-Unis ne seront plus que l’un des principaux acteurs sur la scène internationale, même s’ils resteront le plus puissant.
L’unipolarité ,née de l’après-guerre froide, était-elle dèja menacée ?
Zbigniew Brzeziński, l’encerclement de la Russie
Après les attentats du 11 septembre 2001, Znigniew Brzezenski a actualisé (en 2004) son ouvrage « Le Vrai Choix » (The Choice : global domination or global leadership, paru chez Basic Books). Il y défendit le dogme selon lequel l’amélioration du monde et sa stabilité dépendaient du maintien de l’hégémonie américaine. Toute puissance concurrente était dès lors considérée comme une menace pour la stabilité mondiale.
Contrairement à l’avis du président George W. Bush, qui professait un « hégémonisme unilatéral exclusif», un « leadership américain » pouvait seul sauver le monde du chaos, mais un tel objectif ne pouvait être atteint que sous réserve d’une coopération avec l’Europe ! La phrase culte de Brzezenski est la suivante : Sans l’Europe, l’Amérique est encore prépondérante mais pas omnipotente, alors que sans l’Amérique, l’Europe est riche mais impuissante.
Lui-même et son successeur Anthony Lake parviendront à convaincre le président Clinton d’étendre l’OTAN vers l’Est pour refouler et encercler la Russie, l’objectif étant de prévenir la collusion et de maintenir la dépendance sécuritaire parmi les vassaux, de garder les tributaires dociles et protégés, et d’empêcher les barbares de se regrouper. Whaoooh ! Le verdict était sans appel. Mais il était indécent.
Encore que le Dollar devait conserver, dans une telle perspective, sa position de première monnaie de réserve mondiale, ne serait-ce que par rapport à l’Euro. C’est ainsi que que les États-Unis garantissaient la valeur de leur monnaie par un usage modéré de la planche à billet.
Cela impliquait aussi que la Diplomatie américaine s’abstienne de l’usage systématique des sanctions comme mesure de rétorsion de dissuasion. Or elle fit exactement le contraire.
Dès 2014 face aux sanctions internationales, la Russie entreprit un processus de dé-dollarisation[vi] de son économie.
La fin du monde unipolaire
Pour John Ikenberry et d’autres universitaires peu convaincus de la politique étrangère menée sous l’Administration Bush, le “moment unipolaire” des États-Unis allait inévitablement vers sa fin. Si l’affrontement du XXIe siècle devait avoir lieu entre les États-Unis et la Chine, la Chine aurait l’avantage. Si cet affrontement se produisait entre la Chine et un système occidental ravivé, ce dernier triompherait[vii].
« Un souverain ne saurait lever une armée sous le coup d’un mouvement d’humeur et de sentiments de colère ou d’exaspération (… ) Entreprendre une telle action ne doit être que le fait d’intérêts sereinement calculés et partagés par les intéressés.
Le général Sun Tzu dans le douzième chapitre de « L’art de la guerre »
Fort heureusement, note Joshua Cooper Ramo : l’objectif de la Chine n’est pas de provoquer un conflit, mais de l’éviter[viii]. En l’évitant, Pékin a « tout à gagner » Le général Sun Tzu l’avait noté (voir ci dessus)!
Imaginons le pire !
La présidence d’Obama intervenait dans un environnement d’insécurité en Irak, de guerre en Afghanistan, de crise au Moyen-Orient et de récession économique globale. Vladimir Poutine, qui voyait la démographie russe s’effondrait[xi]. ne pouvait voir sa nation qu’en grand.
Autant de menaces qui éclairent le conflit en Ukraine, qui voit ce monde bipolaire vivre ses derniers vestiges.
[i] https://business-cool.com/entreprises/conseil/classement-meilleurs-cabinets-conseil/
[ii] Il s’agit notamment de la Fondation Soros et de la Freedom House, une ONG dont les fonds proviennent majoritairement du Département d’État des États-Unis
[iii] Henry Kissinger : A World Restored: Metternich, Castlereagh, and the Problems of Peace, 1812-1822
[iv] Dans le domaine des relations internationales, le terme de smart power ou la puissance intelligente fait référence à la combinaison des stratégies de soft power et de hard power.Il est défini par le Center for Strategic and International Studies comme « une approche qui souligne la nécessité d’une armée forte, mais aussi d’alliances, de partenariats et d’institutions à tous les niveaux pour étendre l’influence américaine et établir la légitimité du pouvoir américain. »
[v] https://www.cairn.info/revue-internationale-et-strategique-2012-1-page-16.htm
Dans le prochain volet de cette série sur « le onde multipolaire », Mondafrique publie un article sur « ces barbares qui bougent encore »
https://mondafrique.com/un-monde-multipolaire-1-ces-gourous-nostalgiques-de-lempire-americain/
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