À deux reprises, en 1957 et 1962, Jean-Marie Le Pen a revendiqué la torture durant la guerre d'Algérie. Avant, dès les premiers succès électoraux du Front national, de poursuivre en diffamation ceux qui osaient le lui rappeler. En vain : des traces existent en dépit du silence des archives.
Une polémique est née à l'écoute du podcast consacré à Jean-Marie Le Pen par notre confrère de France Inter, Philippe Collin. En cause, un bref extrait du deuxième épisode de “Jean-Marie Le Pen, l’obsession nationale”, au cours duquel l’historien Benjamin Stora affirmait que “Jean-Marie Le Pen n’a sans doute pas pratiqué la torture”. Dans la foulée, plusieurs historiens dont Fabrice Riceputi, à l’origine du site 1000autres.org sur les disparus de la “Bataille d’Alger”, et la journaliste du Monde Florence Beaugé, autrice d’enquêtes sans équivalent sur la torture pendant la guerre d’Algérie, répliquaient : “Jusqu’à preuve du contraire”, le fondateur du Front national peut au contraire être compté parmi ceux qui ont pratiqué la torture durant la guerre d’Algérie. Sur les réseaux sociaux ou en interview, Benjamin Stora a précisé entre-temps ce qu'il entendait par là, et sur la page du podcast, la formulation initiale a été amendée. On lit désormais : "On ne peut pas prouver que Jean-Marie Le Pen a torturé en Algérie mais c’est une possibilité."
Cette polémique met en lumière la manière dont l’histoire se trame, et les matériaux dont elle fait son lit. Elle met aussi en évidence combien un récit historique qui s’ouvre à autre chose que l’histoire officielle est fragile, et requiert d’autant plus de persévérance pour être édifié, énoncé, et finalement répété. Car la torture, officiellement, est illégale en France. Elle l’était déjà durant la guerre d’Algérie, dernière guerre de décolonisation dans l’empire français, de 1954 à 1962 : son abolition remonte à 1780. Or on sait désormais avec certitude que l’armée française a torturé, durant la guerre d’Algérie. Et on le sait avec d’autant plus d’acuité s’agissant de cette période qu’on aura pris l’habitude d’appeler “la bataille d’Alger”, qui intervient après le vote des “pouvoirs spéciaux” confiés à l’armée par le Parlement, au printemps 1956.
C’est après que le pouvoir administratif et la police de l’Etat colonial ont ainsi été mis hors-jeu que s’ouvre, au début de l’année 1957, “la bataille d’Alger”. Elle reste comme un pic dans la violence et la répression, et un tournant dans la guerre d’Algérie. Début janvier 1957, le général Massu et huit mille de ses hommes s’installaient à Alger à la demande de Robert Lacoste, ministre résident et gouverneur général de l’Algérie. C’est dans la main de ces milliers de parachutistes que la répression s’intensifiera tandis que le FLN durcira de son côté son action. Et sous les ordres du chef des parachutistes, aussi, que la torture se pratiquera à grande échelle et que les assassinats se multiplieront.
Or la torture laisse par définition peu de traces, comme tout ce qui est illégal mais aussi à l'instar de quantité de régimes d’exception. Qui dit "pouvoirs spéciaux" dit régime dérogatoire et une marge de manœuvre inédite - même à l’échelle de l’histoire coloniale. Longtemps, les archives de l’administration coloniale furent souvent considérées trop lacunaires pour édifier l’histoire de la torture dans la guerre d’Algérie : classifiées pour la plupart, ces archives ont de surcroît fait l’objet de coupes franches, caviardées par les autorités du temps même de l’événement, ou a posteriori. Sans compter que ce sont les services de Massu en personne qui, d'un coup de tampon rouge, ont classifié eux-mêmes les documents à l'époque - lorsqu'ils ne les ont pas tout bonnement fait disparaître. Pour la guerre d’Algérie comme pour bien d’autres épisodes historiques, la matière archivistique porte l'empreinte de rapports de force. Parce que l’armée avait officiellement négocié une marge de manœuvre extraordinaire, et que la classe politique, à Paris, la leur avait donnée, ces régiments-là étaient d’autant moins comptables. C'est de cette marge de manœuvre dont nous parle aussi le vide des archives.
L'importance des témoignages, et le poignard hitlérien
À travers des récits circonstanciés, et une poignée de témoignages qui pouvaient encore être collectés, c’est ainsi d’abord une histoire orale qui a entamé de combler les brèches de ce récit dans le ressac de la loi. Ainsi, si Florence Beaugé, journaliste au Monde, est tellement reconnue par les historiennes et les historiens qui la citent dans leurs travaux et l’invitent dans des colloques, c’est bien parce qu’au moment où elle s’est mise à enquêter, à la fin des années 1990, son apport fut considérable. C’est elle qui par exemple publiait dans Le Monde, le 20 juin 2000, le témoignage de Louisette Ighilahriz. Pulvérisant le double verrou du silence sur la torture et sur les violences de genre, elle confiait à Florence Beaugé : “J’étais allongée nue, toujours nue. (…) Dès que j’entendais le bruit de leurs bottes dans le couloir, je me mettais à trembler. Ensuite, le temps devenait interminable. (…) Le plus dur, c’est de tenir les premiers jours, de s’habituer à la douleur. Après, on se détache mentalement. C’est un peu comme si le corps se mettait à flotter.”
Toutes les semaines, un mois et demi durant, la journaliste recevra aussi, à la cafétéria de son journal, Paul Aussaresses, 82 ans. L'ancien général à Alger, médaillé de la Légion d’honneur, concédera une série d'entretiens inédits qui changera profondément la donne. La torture était "généralisée et institutionnalisée", déclarera-t-il alors solennellement dans les colonnes du Monde, dilatant pour toujours ce qui avait pu s’écrire sur le sujet jusque là. Vingt ans plus tard, la journaliste fera rétrospectivement le récit de ces interviews historiques dans les colonnes du Monde, à lire par ici, comme une leçon de journalisme.
Florence Beaugé ne sera pas la seule à combler les ornières de ce récit tardif et douloureux : l’historienne Raphaëlle Branche, par exemple, a travaillé sur la torture du point de vue des appelés du contingent. Soutenue en 2000, sa thèse s’intitulait justement “L’Armée et la torture pendant la guerre d’Algérie : les soldats, leurs chefs et les violences illégales.” Il faut la lire pour prendre la mesure de l’obstacle qu’a durablement représenté l’absence d’archives officielles. Et la suivre plus loin encore pour comprendre qu’une mémoire empêchée a longtemps survécu à l’état latent, parmi les anciens appelés : l’histoire obstruée de la torture - ou des disparitions forcées pratiquées par milliers - était aussi celle de leur trauma. A la même époque, Sylvie Thénault soutenait de son côté une thèse, en 1999, sur la justice dans la guerre d'Algérie. Son travail de doctorat fera l'objet d'un livre, dont Pierre Vidal-Naquet signera la postface, où elle montrera la passivité de bien des magistrats devant la torture. Dès 2000, les deux historiennes, dans un article éloquent pour la revue Matériaux pour l'histoire de notre temps, mettaient encore en évidence combien la dissimulation de la torture avait d'emblée fait l'objet d'une attention appuyée.
Tant devant les tribunaux, que dans les ouvrages d’histoire, la portée des témoignages et l’importance cruciale d’un contre-récit à hauteur d’individus ne fait ainsi plus de doute depuis plusieurs décennies. On sait qu’à grande échelle, c’est dans ces récits des acteurs, de part et d’autre, qu’il faut fouiller, pour documenter cette histoire des pratiques de l’armée française. Dont Aussaresses soutiendra d’ailleurs que le pouvoir civil avait parfaitement connaissance. Jean-Marie Le Pen lui-même avait témoigné. C’était en 1962, dans le journal Combat : déjà député à l’Assemblée nationale, celui qui n’avait pas été un appelé du contingent mais qui s'était engagé dans la foulée d'une expérience indochinoise ratée, affirmait que la torture pendant la guerre d'Algérie était ordinaire. Durant plus de vingt ans, son implication n’a ainsi pas fait de doute, alors qu'on retrouvera dans la casbah d’Alger un poignard du Troisième Reich gravé à son nom, et qu'il avait même déclaré : "Oui, il y a eu des interrogatoires spéciaux, musclés (...). On a parlé de torture. On a flétri ceux qui l’avaient pratiquée. Il serait bon de définir le mot. Qu’est-ce que la torture ? Où commence-t-elle, où finit-elle ? Tordre un bras, est-ce torturer ? Et mettre la tête dans un seau d’eau ? L’armée française revenait d’Indochine. Là-bas, elle avait vu des violences horribles qui dépassent l’imagination et font paraître l’arrachage d’un ongle pour presque humain (…). Alors oui, l’armée française a bien pratiqué la question pour obtenir des informations durant la bataille d’Alger, mais les moyens qu’elle y employa furent les moins violents possibles. Y figuraient les coups, la gégène [torture électrique] et la baignoire, mais nulle mutilation, rien qui touche l’intégrité physique.”
Provocation ? Jeu sur les mots de celui qui dit plus ou moins “je” et endosse au "nous" collectif “le courage de méthodes brutales” ? C’est ce qu'arguera Jean-Marie Le Pen une fois qu’il aura changé de pied. Dans le cours des années 1980, à mesure que ses ambitions électorales trouveront une échelle nouvelle, et aussi que le seuil de tolérance de la société baissera, le leader frontiste poursuivra en justice ceux qui affirmeront qu’il fut un jour tortionnaire. C'était nouveau. C’est dans le sillage de ces batailles judiciaires, et au creux de l'habituelle pénurie d’archives officielles, que s’exprime Benjamin Stora dans le podcast de France Inter, en estimant la participation de Jean-Marie Le Pen difficile à prouver. Dans la même interview à Combat de novembre 1962 accordée par Le Pen alors qu’il faisait campagne pour les élections législatives et cherchait à rallier les partisans de l’Algérie française défaits par les Accords d’Evian, on lisait pourtant déjà : “Je n’ai rien à cacher. J’ai torturé parce qu’il fallait le faire. Quand on vous amène quelqu’un qui vient de poser vingt bombes qui peuvent exploser d’un moment à l’autre, et qu’il ne veut pas parler, il faut employer des moyens exceptionnels pour l’y contraindre. C’est celui qui s’y refuse qui est le criminel car il a sur les mains le sang de dizaines de victimes dont la mort aurait pu être évitée.”
"Quand je veux que quelqu'un meure, il meurt"
Cette vieille interview resurgira en 1985, tandis que la dix-septième chambre du tribunal judiciaire de Paris jugeait de la trace laissée par Jean-Marie Le Pen dans l’histoire de la guerre d’Algérie - et plus précisément, celle de la torture. C’était la juridiction compétente parce que c’est la dix-septième chambre qui juge des affaires de diffamation et cette année-là, c’est le Canard enchaîné que poursuivait le leader frontiste. Le Front national, à un niveau inégalé depuis les élections européennes de 1984, venait d’engranger ses premières victoires d'envergure et de renouveler des alliances durables avec la droite. Durant ce procès, quatre témoins viendront livrer leur histoire de la répression militaire dans cette année 1957.
Ce procès sera ainsi l’occasion d’écouter par exemple Lakdari Khalifa qui, à 62 ans et à la demande des avocats du Canard enchaîné, racontera, le 21 mars 1985 : "En février 1957, expose M. Khalifa, j'ai été arrêté à 5 heures du soir à Alger, en sortant de mon travail. J'ai été emmené dans un camion dont le rideau était fermé. Ils m'ont fait descendre les mains attachées. Puis, les yeux bandés, j'ai été emmené dans un champ où je suis resté seul un moment. D'autres ensuite ont été amenés. On s'est retrouvés dans une villa. On a été appelé un par un. J'ai entendu crier. C'est le lieutenant Le Pen qui interrogeait. Moi, je n'ai pas été torturé par lui personnellement, mais il donnait les ordres. Cela a duré vingt à vingt-cinq minutes. Après, ils m’ont descendu au sous-sol. Je suis resté là quatorze ou quinze jours. Après quoi ils m'ont relâché. Voilà mon récit. Mais j'ai vu d'autres choses à la Villa des Roses, la villa des horreurs. J'ai vu des jeunes attachés qu'on laissait comme ça pendant dix jours. L'un a été abattu d'une rafale de mitraillette par derrière. L'officier a dit : "Celui qui veut se sauver, voilà ce qu'il mérite". Il disait aussi : "Quand je veux que quelqu'un meure, il meurt, si je ne veux pas, il ne mourra pas."
Comme celui des autres témoins, ce témoignage sera répercuté dans la presse à la faveur des comptes-rendus d’audience. Autant de traces qui figurent aujourd’hui dans les Mémoires de maître Henri Leclerc, qui défendait alors le Canard enchaîné ; et de sédiments qui nourrissent désormais l’histoire judiciaire de cette polémique. Mais aussi des éléments de première main qui contribuent, au-delà, à construire celle de toute la guerre d’Algérie, en comblant ses béances. Cette année 1985 restera en effet comme un moment décisif de bascule du récit sur cette guerre, nourri par une parole qui, soudain, avait comme jamais droit de cité : outre le Canard enchaîné, c’est encore Libération qui avait publié, au mois de février 1985, des témoignages, hissés jusqu’en Une. Chaque procès sera finalement l'occasion d'en apprendre davantage, et toujours de consigner une trace.
Michel Rocard a gagné
Plus tard, Jean-Marie Le Pen poursuivra notamment Michel Rocard, après que lui aussi l'avait décrit en tortionnaire. Mais si le tribunal avait condamné l’ancien Premier ministre en première instance en 1992, les jugements en appel (cinq ans plus tard), puis pour finir devant la Cour de cassation ne font aucun doute : on ne peut pas être condamné pour affirmer que Jean-Marie Le Pen a participé à des opérations de maintien de l’ordre relevant de la torture. D’ailleurs, plus tard, le plaignant fut débouté de sa dernière plainte en diffamation contre Florence Beaugé et le journal Le Monde.
Car depuis les années 80 et ce changement de stratégie de communication de Jean-Marie Le Pen sur la torture, les tribunaux ont aussi sous les yeux un document. Physique, tangible. La chose est suffisamment rare, s’agissant de l’histoire d’une guerre de décolonisation et de pratiques infra-légales, pour être édifiante. Si bien des actes de torture se sont ainsi évanouis dans les méandres de ce qui n’avait pas été documenté, ou de ce qui sera oblitéré, un rapport datant de 1957 évoque bien Jean-Marie Le Pen en personne. C’est un commissaire de police d’Alger, le commissaire René Gilles, qui signe ce rapport. Il l'a écrit depuis Alger. Il y fait notamment état d’une plainte pour torture déposée justement contre Le Pen : “Yahiaoui Abdenou 19 ans. Enlevé par le 1er REP le 8 mars 1957. A porté plainte contre le lieutenant Jean-Marie Le Pen, l’accusant de l’avoir frappé à coups de nerf de bœuf, de l’avoir torturé à l’électricité et à l’eau, puis de l’avoir mis au tombeau 5 jours, sans justice sans pitié.”
Aujourd’hui (et d’autant plus qu’une polémique vient de naître sur la participation de Jean-Marie Le Pen à de telles exactions), cette archive pourrait sembler inouïe : c’était donc écrit noir sur blanc, de la main d’un policier gradé. Mais à l’époque, une telle assertion était en réalité plus banale. Car cette même année 1957, une association qui militait justement contre la torture et pour l’indépendance algérienne, “Les Amis du droit”, avait par exemple tenu une réunion publique. Et ce soir de mai 1957, alors qu’on y dénonçait torture et sévices, c’est Jean-Marie Le Pen en personne qui s’était levé, dans l’assistance, pour interrompre les débats. Et déclarer par exemple : “J’ai été officier de renseignement boulevard Gallieni. J’y ai moi-même interrogé, je les ai interrogés le temps qu’il fallait, pas plus de temps qu’il fallait, mais pas moins. Je travaillais vingt heures par jour.” L’archive n’est pas inédite : si l’on a conservé la trace de ce meeting à Paris et que l'historien Alain Ruscio peut à présent la remobiliser dans la notice qu'il consacre à Jean-Marie Le Pen dans le Dictionnaire de la guerre d'Algérie (dirigé par Tramor Quemeneur, Ouanassa Siari Tengour et Sylvie Thenault pour les éditions Bouquins), c’est parce qu'à l'époque, le journal Regards en avait publié le compte-rendu dans un numéro datant de 1957. Là encore, le passage de l’oralité à une mémoire écrite se révélera crucial : c’est à ce tamis qu’une autre voix surgit à présent de la matière historique.
"Cinq jours de tombeau"
En 1985, au cours de ce procès contre Le Canard enchaîné, la justice mettra sous le nez de Jean-Marie Le Pen ce rapport de René Gilles dont "l’objet" indiquait : “Sévices à un détenu”. En reprenant les comptes-rendus d'audience, on comprend qu’on en connaissait alors l’existence depuis plus de vingt-trois ans. Car sa trace, en effet, s’était stabilisée sur le papier, elle aussi : en juin 1962, l’historien Pierre Vidal-Naquet avait reproduit ce rapport du commissaire Gilles dans le numéro 20 de son journal, Vérité-Liberté, cahiers d’information sur la guerre d’Algérie. Au pied de ce rapport qui décrivait “cinq jours de tombeau”, on lisait d’ailleurs : “Le lieutenant Le Pen est député à l’Assemblée nationale”.
C’est Paul Teitgen, à l'époque très impuissant secrétaire général de la police à Alger, qui avait transmis à Pierre Vidal-Naquet ce rapport. Teitgen assistait, désarmé mais pas tout à fait les bras ballants pour autant, au déploiement de l’armée sous les ordres du général Massu. Parfois à raison de 1500 parachutistes pour un seul quartier. Au même moment, la préfecture consignait les disparitions côté algérien - à défaut de savoir les empêcher. Aujourd’hui, ce fichier des disparus est une source considérable pour raconter une autre histoire de la guerre d’Algérie, qui inclut aussi le sort des subalternes.
Ecouter a posteriori le témoignage de Paul Teitgen, consigné par exemple dans une vidéo à l'Ina depuis 1991, est édifiant : c'est l'absence de contrôle des parachutistes et donc une forme d'impunité en roue libre que le haut fonctionnaire pointait avec un effroi rétrospectif, trente ans après les Accords d'Evian. Ancien résistant, lui même avait connu la torture et la déportation avec les nazis. Parce que Paul Teitgen avait confié à Vidal-Naquet ce “rapport du commissaire Gilles”, d’une importance toujours considérable des décennies plus tard, il aura aussi aura permis de redresser l’histoire de la torture durant la guerre d’Algérie.
Comme Vidal-Naquet et Teitgen, beaucoup, en effet, partageaient un même combat contre la torture, du temps de l’événement - et c'est dire si l'on savait. De cette époque datent quantité de livres qui portent la trace d’une mobilisation qui fédérait bien au-delà de l’extrême-gauche, chez les protestants, les catholiques sociaux, ou encore de nombreux résistants de la Seconde Guerre mondiale - et parfois c’était les mêmes. Jérôme Lindon en particulier avait assuré leur diffusion depuis les Éditions de Minuit, et permis d’éventrer l’opacité.
Car bien avant le cessez-le-feu et l’indépendance, et du temps même de la guerre d’Algérie, le débat sur la torture avait pignon sur rue. Jusque dans les rangs des députés à l’Assemblée nationale, et au moment précis où, par exemple, les parlementaires renouvelaient les “pouvoirs spéciaux” à l’armée, la question de l’arbitraire, et de l’absence de contre-pouvoirs, était explicite.
Près de 80 ans plus tard, en ouvrant les archives de presse aussi bien que les comptes-rendus des débats parlementaires, on est frappé de voir que, d’emblée, on s'est demandé au grand jour s'il fallait rendre publics ces rapports. Avec la distance des années, c'est bien la preuve qu'il se savait que le commissaire Gilles, et quelques autres, pas très nombreux, avaient documenté bon an mal an les exactions commises au nom de l’ordre colonial militaire. Si l’histoire de la torture en Algérie demeure une histoire assourdie, elle n’est pas une histoire muette pour autant.
Par Chloé Leprince
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