Face à la très faible mobilisation (11 % de participation aux deux tours des législatives), le président Kais Saied refuse toute remise en question et choisit le durcissement. Son principal adversaire semble désormais être la centrale syndicale UGTT.
L’UGTT, via son secrétaire général Noureddine Taboubi, a constitué un nouveau « quartet », avec la Ligue des droits de l’homme (LTDH), l’Ordre des avocats (ONAT) et le Forum tunisien des droits économiques et sociaux (FTDES), qui se veut aussi ambitieux que celui qui avait obtenu le prix Nobel en 2015 pour son rôle moteur dans la transition démocratique (AFP/Fethi Belaïd)
Espacés de six semaines, les deux tours des élections législatives en Tunisie ont abouti à des taux de participation quasi identiques. En effet, malgré la diminution du corps électoral due à l’absence d’un second tour dans 23 circonscriptions, les Tunisiens ont été plus de 88 % à bouder les urnes.
Dans le détail, 11, 22 % des électeurs ont glissé un bulletin dans l’urne le 17 décembre 2022, contre 11, 4 % le 29 janvier, un record mondial d’abstention.
Ni les SMS quasi quotidiens de l’instance électorale (ISIE) invitant les citoyens à accomplir leur devoir civique ni l’épouvantail du retour de la « décennie noire » (en référence à la décennie postrévolutionnaire) agité par les partisans de Saied n’ont été efficaces.
Mais la participation n’est pas la seule « exception mondiale » de ce scrutin. C’est la nature même du Parlement qui revêt un caractère inédit.
En effet, l’Assemblée des représentants du peuple (ARP, chambre basse) est très limitée dans ses prérogatives.
Son rôle de contrôle de l’exécutif est amoindri : elle ne peut en aucun cas démettre le président, n’accorde pas la confiance au gouvernement et les conditions qui lui sont imposées pour censurer celui-ci (voter une motion de censure aux deux tiers de chacune des deux chambres) rend cette prérogative plus que théorique.
De plus, le président peut légiférer par décrets-lois durant les vacances parlementaires et peut, dans certains domaines (organisation des pouvoirs publics, ratification des traités) contourner l’Assemblée.
Enfin, la loi électorale rend difficile la constitution de blocs parlementaires cohérents car elle interdit aux partis de financer leurs candidats et ceux-ci n’ont pas le droit de faire mention de leur affiliation partisane sur les bulletins de votes.
Surreprésentation de fonctionnaires
Dans ces conditions, les députés, qui doivent s’engager sur des promesses opposables sous peine de révocation (10 % du corps électoral peut obtenir un référendum révocatoire visant un élu qui n’aurait pas respecté ses engagements de campagne), s’apparentent davantage à des conseillers locaux qu’à des représentants de la nation.
L’une des conséquences de la loi électorale est le manque de lisibilité des résultats. Boycottées par l’essentiel des forces politiques, les élections ont vu s’affronter des indépendants et quelques partis plus ou moins proches du président qui ont pour point commun de soutenir « le processus du 25 juillet 2021 », autrement dit la prise de tous les pouvoirs par Kais Saied.
Plusieurs camps se disputent la place de « proches parmi les proches ». Le groupe qui compte le plus de soutiens de la première heure, regroupé sous le label « Pour que triomphe le peuple », a connu des déconvenues.
S’il a réussi à faire élire dès le premier tour l’ancien bâtonnier Brahim Bouderbela, son candidat phare, Ahmed Chafter, présenté par les médias comme « l’exégète officieux du président », a été battu à un cheveu au second tour à Zarzis avec à peine 8 % de participation.
Cette importante ville du littoral sud-est est en ébullition depuis le mois de septembre. Les habitants demandent à l’État de faire toute la lumière sur la disparition en mer de migrants clandestins dont certains ont été enterrés dans le cimetière réservé aux dépouilles non identifiées.
Le tombeur de Chafter est affilié au mouvement panarabe Echaab, soutien critique du régime et qui revendique une douzaine de sièges.
Les deux autres forces en place sont les syndicalistes et les partisans de l’ancien régime.
Quant aux militants issus de l’ancien régime (RCD de Ben Ali, Nidaa Tounes de Béji Caïd Essebsi), ils disposeront d’un bataillon conséquent
L’interdiction faite aux députés de cumuler leur mandat avec toute autre activité a abouti à une surreprésentation de fonctionnaires dans les candidats, les enseignants tenant le haut du pavé.
Dans la plupart des cas, ce sont des professeurs affiliés à la puissante fédération de l’enseignement secondaire.
Ce qui fait dire au patron de cette fédération, Lassaad Yaacoubi, aussi ennemi de Noureddine Taboubi, secrétaire général de la centrale syndicale UGTT, que sa formation disposera du plus important groupe parlementaire.
Quant aux militants issus de l’ancien régime (RCD de Ben Ali, Nidaa Tounes de Béji Caïd Essebsi), ils disposeront d’un bataillon conséquent.
Plusieurs députés affiliés à ces formations vont retrouver leurs bancs au palais du Bardo.
D’après l’éditorialiste Zied Krichen, ces « Rcdo-kaissiens » font partie de la frange liée à l’ancien régime qui a vu dans le coup de force du 25 juillet 2021 l’occasion de fermer définitivement la parenthèse révolutionnaire caractérisée par un État jugé trop faible et des libertés trop importantes.
Une réaction en deux temps
Bien que le chef de l’État célèbre la révolution de 2010-2011, son entreprise de restauration autoritaire et le volet clientéliste de son projet en font un compagnon de route pour les nostalgiques du régime despotique.
Sans surprise, l’opposition a mis en avant l’échec cuisant des élections législatives, voyant dans la faible participation un désaveu populaire de Kais Saied et la fin de sa légitimité.
Le Front du salut national (FSN), regroupant Ennahdha et ses alliés, demande, par la voix d’Ahmed Néjib Chebbi, le départ du président. Même son de cloche du côté d’Abir Moussi, pourtant ennemie déclarée du FSN.
Enfin, les partis de gauche réunis au sein du quintet (Attayar, Ettakatol, le Parti des travailleurs, al-Jomhouri et al-Qotb) estiment que « le large boycott de ce processus défiguré retire définitivement toute légitimité à Kais Saied et sa misérable dictature ».
La réaction de Saied s’est faite en deux temps. Au lendemain de l’élection, le président s’est déplacé au siège du gouvernement. Il a vu dans la faible participation le rejet de l’institution parlementaire après le discrédit de la décennie postrévolutionnaire.
Il a par ailleurs exprimé sa « raillerie et son mépris » pour les opposants qui auraient une autre lecture, les quaalifiant au passage de « traitres » et de « vendus à l’étranger ».
Il a ensuite invité les citoyens à lire les résultats à l’envers, comme Bourguiba. Le président faisait ici référence au comportement de son prédécesseur lors d’un congrès du Parti socialiste destourien (PSD) au cours duquel un proche du « combattant suprême », Mohamed Sayah, n’avait pas obtenu suffisamment de voix pour siéger au Bureau politique.
En inversant l’ordre des concurrents, Bourguiba s’était ainsi affranchi des votes pour imposer sa volonté.
La référence traduit une bien étrange conception de la « vraie démocratie » tant vantée par Saied.
L’état d’urgence, en vigueur depuis 2015, a été prolongé jusqu’à la fin de l’année 2023. Cette disposition permet à l’exécutif de prononcer des mises en résidence surveillée, d’interdire les manifestations et de censurer la presse
Dans la foulée, un remaniement a été annoncé. Mohamed Ali Boughdiri, un ancien syndicaliste, opposé à la direction actuelle de l’UGTT et proche de Lassaad Yakoubi, a été nommé au ministère de l’Éducation. Boughdiri est également membre de l’initiative « Pour que triomphe le peuple ».
Mardi 31 janvier, le président a effectué une visite inopinée à la caserne de la Garde nationale (gendarmerie) d’El Aouina, dans la banlieue nord de Tunis.
S’adressant aux officiers, il a rappelé que le pays vivait une bataille de « libération nationale » et leur a demandé d’accélérer leurs enquêtes visant les « corrompus » et les « traitres ».
Il est revenu sur l’épisode de Zarzis et a accusé, sans les nommer, des forces occultes d’avoir délibérément causé le naufrage de l’embarcation. Il est également revenu sur le droit de grève, notamment celle du syndicat de Tunisie Autoroutes, soulignant que le droit syndical ne saurait avoir de visées politiques.
Les 30 et 31 janvier, la direction de Tunisie Autoroutes avait porté plainte contre le syndicat. Durant les grèves, des couloirs avaient été ouverts pour laisser les automobilistes passer, mais Kais Saied, qui a manifestement suivi le sujet de loin, pensait que les routes avaient été bloquées.
Après la diffusion de la vidéo de la rencontre, l’UGTT a annoncé l’interpellation du secrétaire général de la fédération des autoroutes.
Par ailleurs, l’état d’urgence, en vigueur depuis 2015, a été prolongé jusqu’à la fin de l’année 2023.
Cette disposition permet à l’exécutif de prononcer des mises en résidence surveillée, d’interdire les manifestations et de censurer la presse.
L’UGTT semble être la nouvelle cible du pouvoir
Kais Saied, voyant l’érosion de l’adhésion à son projet, a décidé de durcir son régime. Après le succès tout relatif du référendum constitutionnel – seuls 28 % du corps électoral ont voté pour la nouvelle Loi fondamentale –, le président a promulgué le controversé décret-loi 54 restreignant la liberté d’expression.
Depuis, journalistes et opposants se retrouvent contraints par ce texte allant à rebours de la libéralisation du pays depuis 2011.
Après l’échec du premier tour, Saied a réuni les ministres responsables de la répression (Intérieur, Justice, Défense) et a prononcé un discours d’une particulière virulence à l’adresse de ses adversaires.
Désormais, l’UGTT semble être la nouvelle cible du pouvoir. Depuis le premier tour, la centrale syndicale planche sur un débat national pour sortir le pays de sa crise.
Cette initiative pourrait réunir derrière elle une partie de l’opposition islamiste et de gauche.
De plus, le maillage territorial de l’organisation en fait de facto un acteur politique de premier plan. Alors le régime tente de contenir cet adversaire. C’est ainsi que la cheffe du gouvernement Najla Bouden a reçu Ismail Sahbani, ancien secrétaire général de l’UGTT sous Ben Ali.
D’abord fidèle du régime autoritaire, Sahbani est tombé en disgrâce et a été condamné à de la prison pour corruption. Depuis la révolution, il a fondé un syndicat qui n’a jamais réussi à avoir un poids équivalent à l’UGTT.
Quand le populisme se fait sans le peuple, le glissement vers l’autoritarisme devient inéluctable, surtout quand le président et ses proches s’estiment investis d’une mission de « libération nationale »
La nomination de Boughediri à l’Éducation et le discours de Saied semblent accentuer les hostilités. La lutte contre l’organisation de Farhat Hached (le fondateur de l’UGTT), déjà entreprise par Bourguiba et Ben Ali, s’inscrit dans le projet de Saied d’éliminer ou d’affaiblir les forces intermédiaires, supposées parasiter la volonté populaire.
Mais cette volonté populaire, quand elle ne coïncide pas avec celle du chef, ne semble pas compter. À aucun moment Saied n’a imputé la désertion des urnes au projet qu’il propose.
Quand le populisme se fait sans le peuple, le glissement vers l’autoritarisme devient inéluctable, surtout quand le président et ses proches s’estiment investis d’une mission de « libération nationale ».
Cette position a été résumée par Slaheddine Thabti, membre de l’initiative « Pour que triomphe le peuple ». Interrogé par Mosaïque FM sur une éventuelle remise en question après la très grande abstention, il a répondu : « Même avec 0 %, nous allons poursuivre. […] C’est la volonté populaire ! »
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