Je vous ai rencontré dans les ascenseurs
à Paris
Vous vous disiez du Sénégal ou des Antilles.
Et les mers traversées écumaient à vos dents,
hantaient votre sourire,
chantaient dans votre voix comme au creux des rochers.
Dans le plein jour des Champs-Elysées
je croisais brusquement vos visages tragiques.
Vos masques attestaient des douleurs centenaires.
A la Boule-Blanche
ou sous les couleurs de Montmartre,
votre voix,
votre souffle,
tout votre être suintait la joie.
Vous étiez la musique et vous étiez la danse,
mais persistait aux commissures de vos lèvres,
se déployait aux contorsions de votre corps
le serpent noir de la douleur.
A bord des paquebots nous nous sommes parlé.
Vous connaissiez les maisons closes du monde entier,
saviez faire l’amour dans toutes les langues.
Toutes les races avaient pâmé
dans la puissance de vos étreintes.
Et vous ne refusiez la cocaïne ni l’opium
que pour essayer d’endormir
au fond de votre chair la trace des lanières,
le geste humilié qui brise le genou
et, dans votre cœur,
le vertige de la souffrance sans paroles.
Vous sortiez de la cuisine
et jetiez un grand rire à la mer
comme une offrande perlée.
Mais quand le paquebot vibrait
de rires opulents et de joies luxueuses,
l’épaule lourde encore de faix de la journée,
vous chantiez pour vous seul, dans un coin de l’arrière,
vous aidant de la plainte amère du banjo,
la musique de la solitude et de l’amour.
Vous bâtissiez des oasis
dans la fumée d’un mégot sale
dont le goût à celui de la terre à Cuba.
Vous montriez sa route dans la nuit
à quelque mouette transie
égarée dans l’épais brouillard
et écoutiez, les yeux mouillés,
son dernier adieu triste
sur le quai des ténèbres.
Tantôt vous vous dressiez, dieu de bronze à la proue
des poussières de lune aux diamants des yeux,
et votre rêve atterrissait dans les étoiles.
Cinq siècles vous ont vu les armes à la main
et vous avez appris aux races exploitantes
la passion de la liberté.
A Saint Domingue
vous jalonniez de suicidés
et paviez de pierres anonymes
le sentier tortueux qui s’ouvrit un matin
sur la voie triomphale de de l’indépendance.
Et vous avez tenu sur les fonts baptismaux,
étreignant d’une main la torche de Vertières
et de l’autre brisant les fers de l’esclavage,
la naissance à la Liberté
de toute l’Amérique espagnole.
Vous avez construit Chicago
en chantant des blues,
bâti les Etat s-Unis
au rythme des spirituals
et votre sang fermente
dans les rouges sillons du drapeau étoilé.
Sortant des ténèbres,
vous sautez sur le ring :
champion du monde,
et frappez à chaque victoire
le gong sonore des revendications de la race.
Au Congo,
en Guinée,
vous vous êtes dressé contre l’impérialisme
et l’avez combattu
avec des tambours,
des airs étranges
où grondait, houle omniprésente,
le chœur de vos haines séculaires.
Vous avez éclairé le monde
à la lumière de vos incendies.
Et aux jours sombres de l’Ethiopie martyre,
vous êtes accouru de tous les coins du monde,
mâchant les mêmes airs amers,
la même rage,
les mêmes cris.
en France,
en Belgique,
en Italie,
en Grèce,
vous avez affronté les dangers et la mort…
Et au jour du triomphe,
après que des soldats
vous eusses chassé avec René Maran
d’un café de Paris,
vous êtes revenu
sur des bateaux
où l’on vous mesurait déjà la place
et refoulait à la cuisine,
vers vos outils,
votre balai,
votre amertume,
à Paris,
à Alger,
au Texas,
derrière les barbelés féroces
de la Mason Dixon Line
de tous les pays du monde.
On vous a désarmé partout.
Mais peut-on désarmer le cœur d’un homme noir,
Si vous avez remis l’uniforme de guerre,
vous avez bien gardé vos nombreuses blessures
dont les lèvres fermées vous parlent à voix basse.
Vous attendez le prochain appel,
l’inévitable mobilisation,
car votre guerre à vous n’a connu que des trêves,
car il n’est pas de terre où n’ait coulé ton sang,
de langue où ta couleur n’ait été insultée.
Vous souriez, Black Boy,
vous chantez,
vous dansez,
vous bercez les générations
qui montent à toutes les heures
sur les fronts du travail et de la peine,
qui monterez demain à l’assaut des bastilles
vers les bastions de l’avenir
pour écrire dans toutes les langues,
aux pages claires de tous les ciels,
la déclaration de tes droits méconnus
depuis plus de cinq siècles,
en Guinée,
au Maroc,
au Congo,
partout enfin où vos mains noires
ont laissé aux murs de la Civilisation
des empreintes d’amour, de grâce et de lumière…
Black Soul
Editorial Lex, La Havane (Cuba), 1947
http://www.barapoemes.net/archives/2016/11/19/34583869.html
.
Sur la terre, errante
Quand la nuit se brise,
Je porte ma tiédeur
Sur les monts acérés
Et me dévêts à la vue du matin
Comme celle qui s’est levée
Pour honorer la première eau ;
Etrange est mon pays où tant
De souffles se libèrent,
Les oliviers s’agitent
Alentour et moi je chante :
- Terre brûlée et noire,
Mère fraternelle,
Ton enfant ne restera pas seule
Avec le temps qui griffe le cœur ;
Entends ma voix
Qui file dans les arbres
Et fait mugir les bœufs.
Ce matin d’été est arrivé
Plus bas que le silence,
Je me sens comme enceinte,
Mère fraternelle,
Les femmes dans leurs huttes
Attendent mon cri.
Pourquoi, me dit-on, pourquoi
Vas-tu visiter d’autres seuils
Comme une épouse répudiée ?
Pourquoi erres-tu avec ton cri,
Femme, quand les souffles
De l’aube commencent
A circuler sur les collines ?
Moi qui parle, Algérie,
Peut-être ne suis-je
Que la plus banale de tes femmes
Mais ma voix ne s’arrêtera pas
De héler plaines et montagnes ;
Je descends de l’Aurès,
Ouvrez vos portes
Epouses fraternelles,
Donnez-moi de l’eau fraîche,
Du miel et du pain d’orge ;
Je suis venue vous voir
Vous apporter le bonheur,
A vous et vos enfants ;
Que vos petits nouveaux nés
Grandissent,
Que votre blé pousse,
Que notre pain se lève aussi
Et que rien ne vous fasse défaut,
Le bonheur soit avec vous.
Ombre gardienne
Mohammed Dib (1920 – 2003)
Editions de La différence, 2003
http://www.barapoemes.net/archives/2019/10/12/37704687.html
Poèmes sur un amour ancien
(extraits)
1
Dans les ruines, notre rose.
Sur le sable, nos deux visages.
Quand passent les vents de l’été,
Nous hissons nos mouchoirs
Lentement...lentement...
Nous nous égarons dans deux chansons, prisonniers
Louvoyant avec la rosée.
Viens, ne serait-ce qu’une seule fois, dans mes pensées,
Ma sœur !
La fin de la nuit me dépouille de mes couleurs et de l’ombre
Et me soustrait au déshonneur !
Et dans tes yeux, ô ma lune ancienne,
Mes origines me tirent
Vers une somnolence bleue,
Loin de l’aube de l’exil,
Sous le soleil... et les palmiers,
Auprès de la protection des miens.
[...]
2
... Nous passons sur le chemin,
Enchaînés,
Prisonniers.
Laquelle, de ta main ou de la mienne,
A endolori l’autre ?
Je ne sais.
Mais aucune ne planta cette fois,
Dans ta poitrine ou la mienne,
Le dard du souvenir.
Comme si nous étions deux passants anonymes,
Et dans nos regards,
Ni manque
Ni contrition
Ou regards courroucés.
Et nous nous perdons dans la foule
Pour de petits achats,
Sans garder pour notre nuit,
La cendre... qui rappelle la braise.
Et dans mes veines, une voix
Me convie
A boire au creux de tes mains,
La crémation du souvenir.
[...]
6
Le soir nous atteignit...
Le soleil
Peignait sa chevelure dans la mer,
Et le dernier baisait accostait
A mes yeux, braises.
- De moi, prends les vents
Et embrasse-moi
Une dernière fois.
... Le matin l’atteignit.
Le soleil peignait sa chevelure au levant.
Pour elle, la noce, le henné
Et une place au palais des favorites.
- De moi, prends les chansons,
Et de moi, souviens-toi
L’instant d’un éclair.
... Le soir m’atteignit.
Les cloches
Carillonnaient pour la belle sabine,
Mon cœur était froid comme un diamant,
Et mes rêves, caisses sur le quai des ports.
- De moi, prends le printemps
Et fais-moi tes adieux...
1966
Traduit de l’arabe par Elias Sanbar
In, Mahmoud Darwich : « La terre nous est étroite et autres poèmes »
Editions Gallimard (Poésie), 2000
http://www.barapoemes.net/archives/2020/08/29/38502937.html
La quasida de Beyrouth
Pomme dédiée à la mer, narcisse du marbre,
Papillon de pierre, Beyrouth, forme de l’âme dans le miroir,
Description de la première femme et parfum des nuages,
Beyrouth, de fatigue et d’or, d’Andalousie et de Shâm.
Argent, écume, commandements de la terre dans les robes des colombes,
Décès d’un épi, exil d’une étoile entre mon aimée et moi, Beyrouth.
Je n’ai jamais entendu encore mon sang prononcer le nom d’une amante
qui dort sur mon sang…et dort.
Une pluie sur la mer nous a enseigné le nom. Et de la saveur de l’automne,
des oranges de ceux qui arrivent du Sud, ainsi que nos aïeux, nous venons
à Beyrouth pour venir à Beyrouth…
Des pluies, nous avons bâti notre masure et si le vent ne court pas, nous l’imitons.
Tel le clou planté dans l’argile, le vent creuse notre caverne et nous nous
endormons, fourmis dans leurs fourmilières.
Comme si nous chantions en cachette :
Beyrouth est notre tente.
Beyrouth est notre étoile.
Rapines que nous, en ces temps amollis !
Les envahisseurs nous ont livré à notre parenté
Et à peine avions-nous mordu terre que notre protecteur bondit
Sur les noces et le souvenir. Nous avons alors réparti nos chansons
entre les gardes.
D’un roi sur un trône
A un roi dans un cercueil.
Rapines que nous, en ces temps amollis !
Nous n’avons trouvé, pour ressemblance définitive, que notre sang
Et n’avons trouvé ce qui rend le sultan populaire,
Ni affable, le geôlier.
Et nous n’avons rien trouvé qui atteste notre identité,
Hormis notre sang escaladant les murs.
Et nous chantons en cachette :
Beyrouth est notre tente.
Beyrouth est notre étoile.
… Fenêtre ouverte sur le plomb de la mer,
Une rue et un muwashshah nous emportent.
Beyrouth est la forme de l’ombrage.
Plus belle que ses poèmes, plus simple que les ragots,
Elle nous séduit de mille commencements ouvert et d’alphabets nouveaux :
Beyrouth est notre seule tente,
Beyrouth est notre unique étoile.
Nous sommes-nous étendus sur ses saules pour prendre la mesure de corps, par
la mer, effacés de nos corps ?
De nos premiers noms nous sommes venus à Beyrouth.
En quête des confins du Sud et d’un tabernacle pour le cœur…
Et le cœur a fondu fondu…
Nous sommes-nous étendus sur les ruines pour apprécier le poids du Nord à la
tailles des chaînes ?
L’ombre s’est penchée vers moi, elle s’est penchée et m’a dispersé
Et l’ombre a duré duré…
Que les arbres qui voyagent de nuit nous emportent de nuit, par le collet,
Comme une grappe de morts abattus sans raison…
Nous sommes venus d’une patrie privée de sa patrie,
Venus de la main de la langue littérale et d’une fatigue…
Ruines que cette terre qui s’étend du palais de l’émir à nos geôles
Et de nos premiers rêves à …des bûches.
Alloue-nous ne serait-ce qu’un mur pour que nous puissions crier : Ô
Beyrouth !
Alloue-nous un mur que nous puissions apercevoir un horizon et une fenêtre
de fournaises.
Et alloue-nous un mur que nous y suspendions Sodome
Qui se divisa en vingt royaumes
Pour faire commerce du pétrole … et de l’Arabe.
Et alloue-nous un seul mur
Pour que nous puissions hurler dans la presqu’île d’Arabie :
Beyrouth est notre dernière tente,
Beyrouth est notre ultime étoile.
Un horizon plombé s’est éparpillé à l’horizon.
Chemins de coquillages creux… Pas de chemins.
Et de l’Océan à l’enfer
Et de l’enfer au Golfe,
Et de la Droite à la Droite au Centre,
Je n’ai vu qu’un gibet.
J’ai vu un gibet pourvu d’une
Corde
Pour deux cent millions de cous.
Beyrouth ! Où débute le chemin aux fenêtres de Cordoue ?
Je n’émigre pas deux fois
Ni ne t’aime deux fois.
Dans la mer, je ne vois que la mer…
Mais je tournoie au-dessus de mes rêves.
J’invite la terre à être le tabernacle de mon âme lasse.
Et je veux marcher
Pour marcher.
Et je tombe sur le chemin
Aux fenêtres de Cordoue.
Beyrouth est témoin de mon cœur.
De ses rues, j’émigre, et de moi,
Suspendu à un poème sans fin.
Je dis : Mon feu ne meurt pas…
Colombes sur ses immeubles,
Paix sur ses décombres…
Je referme la ville ainsi qu’un livre
Et je porte la terre menue, telle un sac de nuages.
Je me réveille et, dans les habits de mon cadavre, je cherche trace de moi.
Et nous rions : Nous sommes encore en vie,
Tout comme le reste des gouvernants.
Merci au journal qui n’a pas annoncé que j’étais tombé là-bas par inadvertance…
J’entrouvre les petits chemins devant l’air, ma foulée, les amis de passage,
L’hypocrite marchand de pain et l’image nouvelle de la mer.
Merci Beyrouth les Brumes.
Merci Beyrouth les Décombres…
Mon âme s’est brisée. Je jetterai mon cadavre en pâture pour que les invasions
me frappent encore,
Que les envahisseurs me livrent au poème…
Je porte la langue obéissante comme un nuage
Au-dessus des trottoirs de la lecture et de l’écriture
« Cette mer abandonne chez nous ses oreilles et ses yeux »
Et s’en retourne à la mer par le chemin de la mer.
… Et je porte la terre de Canaan. Les envahisseurs se sont disputés ses tombes,
Mais non les conteurs.
D’une pierre naîtra l’Etat du ghetto
Et d’une pierre, nous édifierons l’Etat des amoureux.
J’improvise les adieux,
Les petites cités se noient dans les mêmes expressions.
La blessure pousse sur la lance. L’une et l’autre s’acharnent, à tour de rôle,
sur moi,
Jusqu’à la fin de ce chant…
Je descends l’escalier qui ne mène ni à l’abri souterrain ni aux noces,
Je remonte l’escalier qui ne mène pas au poème…
Je délire quelques instants pour que viennent l’éveil et le bourreau…
Je crie : Nativité, torture-moi pour que je crie, ô Nativité…
Pour les évocations, je chevauche le chemin de Damas
Dans l’espoir d’une vision
Et j’ai honte de l’écho des cloches qui me parvient, rouilles.
Je crie à la face d’Athènes : Comment peux-tu t’effondrer en nous ?
Puis je chuchote dans les tentes bédouines :
Mon visage n’est pas vraiment clair et mes veines regorgent de blé…
J’interroge l’islam dernier :
Au commencement était le pétrole
Ou l’indignation ?
Je délire. Je dois paraître étranger aux miens.
Que les poètes s’inquiètent moins de ma langue
Et je la nettoierai d’eux et du passé…
Je n’ai trouvé d’utilité aux mots, hormis l’envie des mots
De changer d’auteur…
Adieu à ce qui nous attend.
A l’aube qui nous fendra sous peu.
A une cité qui nous ramènera à une autre cité,
Que se prolongent notre périple et notre sagesse.
Adieu aux glaives et aux palmiers,
A une colombe qui s’envolera de cœurs consumés de passé
Vers un toit de tuiles…
Le combattant est-il venu par là,
Tel l’obus dans la guerre ?
Ses éclats ont-ils brisé les tasses au café ?
Je vois des villes en papier armé de rois et d’uniformes kaki.
Je vois des villes qui couronnent leurs conquérants.
Et l’Orient est l’antithèse de l’Occident parfois.
Il est l’orient de l’Occident, d’autres fois
Et son image et sa marchandise…
Je vois des villes qui couronnent leurs conquérants
Et exportent les martyrs pour importer le whisky et les dernières nouveautés du
sexe et de la torture…
Le combattant est-il venu par là,
Tel l’obus dans la guerre ?
Ses éclats ont-ils brisé les tasses au café ?
Je vois des villes qui pendent leurs amants
Aux branches de fer
Et dispersent les noms, à l’aube…
… A l’aube, vient le gardien de l’idole unique.
A quoi faire nos adieux, hormis cette prison ?
Qu’ont à perdre les prisonniers ?
Nous marchons vers une chanson lointaine,
Vers la liberté initiale
Et pour la première fois, nous touchons du doigt la beauté du monde.
Cette aube est bleue
Et l’air est comestible, comme les figues…
Nous montons.
Un
Et trois
Et cent
Et mille,
Au nom d’un peuple endormi à cette heure.
A l’aube à l’aube, nous concluons le poème
Et nous mettons de l’ordre dans cette anarchie aux marches de l’aube.
Bénie soit la vie !
Bénis soie²nt les vivants
Sur la terre,
Non sous le joug des tyrans !
Vive la vie !
Vive la vie !
Lune sur Baalbek
Et sang sur Beyrouth.
Dis-moi, la belle, qui t’a fondue,
Jument d’améthyste ?
Dis-moi, qui t’a jetée,
Deux rivières dans un cercueil ?
Aah que n’ai-je ton cœur
Pour mourir à l’instant de la mort.
… D’un édifice dénué de sens à un sens dépourvu d’édifice, nous avons trouvé
la guerre…
Beyrouth est-elle un miroir, que nous le brisions et pénétrions ses éclats ?
Sommes-nous, au contraire, miroirs que brise l’air ?
Viens donc soldat, parle-moi du policier :
As-tu porté mes fleurs à la fenêtre ?
Transmis mon silence à ceux que j’aime et au premier des martyrs ?
Tes morts sont-ils morts en toi, pour moi et pour la mer ?
M’ont-ils attaqué et arraché à la main d’une femme
Qui me préparait le thé et préparait la flûte pour les combattants ?
L’église a-t-elle changé après qu’ils eurent affublé l’évêque d’un uniforme ?
A moins que la proie n’ait changé ?
Qui, de nous ou de l’église,
A changé ?
Rues qui nous encerclent.
Reçois Beyrouth de Beyrouth et distribue-la entre les villes.
Résultat : Un espace pour l’abri.
Pose Beyrouth dans Beyrouth et soustrais-la aux villes.
Résultat : Une taverne.
- Nous avancons entre deux explosions.
- Nous habituerons-nous à cette mort ?
- Nous habituerons-nous à la vie et au désir insatiable.
- Connais-tu un à un les tués ?
- Je reconnais les amoureux à leurs regards.
Et j’y vois les tueuses satisfaites de leurs charmes et de leurs ruses.
… Nous courbons-nous pour laisser passer l’obus ?
Nous nous souvenons des premiers jours de la guerre.
- Notre poème aura-t-il été vain ?
- Non… Je ne le crois pas.
- Mais alors pourquoi la guerre devance-t-elle le poème ?
- De la pierre, nous exigeons la cadence, mais la cadence ne vient pas.
Et les poètes ont des divinités anciennes.
… Passe un obus. Nous entrons au bar du Commodore
- Le silence de Rimbaud me séduit, tout comme ses lettres dans lesquelles
parlait l’Afrique
- J’ai perdu Cavafy
- Pourquoi donc ?
- Il m’a dit : Ne quitte pas Alexandrie à la recherche d’une autre.
- Et j’ai trouvé Kafka endormi sous ma peau, à l’aise dans l’habit du
cauchemar et du policier qui sommeille en chacun de nous.
- Délivrez-moi de mes mains.
- Que vois-tu à l’horizon ?
- Un autre horizon.
Connais-tu un à un les tués ?
- Et ceux qui naîtront…
Ils naîtront
Sous les arbres,
Et naîtront
Sous la pluie,
Et naîtront
De la pierre,
Et naîtront
Des éclats,
Et naîtront
Des miroirs,
Et naîtront
Des recoins,
Et naîtront
Des défaites,
Et naîtront
Des bagues,
Et naîtront
Des bourgeons,
Et naîtront
Du commencement,
Et naîtront
Du conte,
Et naîtront
Sans fin,
Et naîtront et grandiront et seront tués
Et naîtront et naîtront et naîtront.
Expliquez ce qui suit :
Beyrouth (Mer – Guerre – Encre – Gain)
La mer : Blanche ou de plomb. Verte en avril.
Bleue. Mais si elle se fâche, elle rougeoie en toutes saisons.
Et la mer : Elle s’est penchée vers mon sang,
Pour être l’image de ceux que j’aime.
La guerre : Elle démolit notre pièce de théâtre pour nous contraindre
à jouer sans texte ou dialogues.
La guerre : Mémoire des primitifs et des civilisés.
La guerre : Elle commence dans le sang,
La guerre : … s’achève dans l’air.
Et la guerre : Elle fait une trouée dans notre ombre pour passer d’une porte
à l’autre.
L’encre : Réservée à la langue littérale, aux officiers, aux spectateurs de nos
chansons
Et à ceux qui rendent les armes devant le paysage d’une mer triste.
L’encre : Fourmis noires ou maître.
L’encre : Notre isthme abrité.
Le gain : Dérivé de la guerre en cours
Depuis que nos corps se sont vêtus du soc de la charrue,
Depuis la première chasse à l’antilope
Jusqu’à l’apparition des socialistes d’Afrique et d’Asie !
Le gain : il nous gouverne,
Nous arrache aux outils et aux mots.
Il dérobe notre chair
Et la revend.
Beyrouth – Souks sur la mer.
Economie qui détruit la production
Pour édifier hôtels et restaurants…
Etat dans une rue ou un appartement.
Café, qui tel le tournesol, suit le soleil.
Description de la migration et de la beauté libre.
Eden des minutes.
Une place dans un duvet d’oiseau.
Montagnes qui descendent en hommage à la mer.
Mer qui monte vers les montagnes.
Gazelle égorgée avec l’aile d’un moineau
Et un peuple qui n’aime pas l’ombrage.
Beyrouth – Rue dans des navires.
Beyrouth – Port pour le regroupement des villes.
Elle s’est retournée contre nous et nous a tourné le dos. Nous a abandonnés,
abandonnés.
Beyrouth, un autre nuage trahira-t-il ceux qui te regardent ?
Architecture qui se marie aux envies des castes nouvelles.
Ecume des jours entre sac et ressac.
Ordure envolée des degrés vers le trône.
Architecture de la décomposition et de la recomposition,
Mêlée des passants sur les trottoirs au soir précédant le séisme.
Elle s’est retournée contre nous et nous a tourné le dos.
Son urbanisme, les lignes du monde marchant vers le nouveau marché.
Un monde qui s’achète et se vend, grimpe ou chute au gré des taux du dollar
Et de l’once de l’or qui grimpent ou chutent au gré de la variation des prix
du sang oriental.
Non… Beyrouth est la boussole du combattant.
Nous emmenons les enfants à la mer pour qu’ils nous fassent confiance…
Souverain est le roi nouveau
Et la voix de Feyrouz, équitablement répartie entre deux communautés,
Nous guide vers ce qui fait des ennemis une seule famille
Et du Liban, une attente entre deux moments de notre histoire de sang.
- Le chemin s’est-il rétréci, prend-il naissance à tes pas, camarade ?
- Assiégé par la mer et les livres saints.
- Est-ce la fin ?
- Non, nous tiendrons comme les vestiges des Anciens, comme un crâne
surplombant les jours, nous tiendrons comme l’air et le regard des martyrs,
nous tiendrons…
L’un et l’autre mélangent la nuit à la barricade. Tous deux attendent ce qu’ils
ignorent.
Ils cachent le monde arabe sous un vêtement en lambeaux dénommé Unité.
L’un et l’autre se partagent la nuit :
- Layla ne me croit pas, mais je crois ses mamelons lorsqu’ils se rebiffent…
Elle m’a séduit par sa prestance.
Hanches d’antilope, cuisses de gazelle, aile de passereau, éclat de chandelier.
Chaque fois que je l’ai enlacée, elle a appelé de ses vœux les balles perdues…
- Souverain est le roi nouveau.
Combien encore nous distrairons-nous avec cette mort ?
- Je ne sais. Mais nous assurerons la sécurité d’un poète au récital
- A quel parti appartient-il ?
- Au Parti de la défense des banques étrangères et de l’assaut du parlement.
- Combien encore les partis se multiplieront-ils, alors que disparaissent les
classes, camarade ?
- Je ne sais.
Mais je te liquiderai peut-être ou tu me liquideras si nous divergeons sur
la définition de la féminité…
- Elle est la braise qui vient des jambes, nous brûle
- Elle est la poitrine qui respire les vagues, nous noie.
- les yeux s’ils égarent la genèse de l’univers.
- le cou que l’on peut boire ;
- Les lèvres lorsqu’elles appellent l’astre salé.
- Elle est l’inintelligible.
- elle est l’intelligible.
- Je te tuerai. Mon révolver est prêt. Souverain est le roi.
Le révolver est prêt.
Beyrouth, forme pour la forme,
Géométrie des ruines…
Mercredi. Samedi. La vendeuse de bagues.
Barrage de fouille. Un pêcheur. Butins.
Langue et anarchie. Nuit du lundi.
Ils ont monté les escaliers,
Emporté ce qu’ils pouvaient. Qui n’est pas des nôtres
Est du camp des Arabes, de leur engeance. Bétail.
Mardi. Jeudi. Mercredi.
Et ils empoignèrent quatre-vingt-dix guitares et chantèrent
Au banquet des bûchers humains.
Lune sur Baalbek
Et sang sur Beyrouth.
Dis-moi, la belle, qui t’a fondue,
Jument d’améthyste ?
Dis-moi, qui t’a jetée,
Deux rivières dans un cercueil ?
Aah que n’ai-je ton cœur
Pour mourir à l’instant de la mort.
Nous avons incendié nos vaisseaux et suspendu nos étoiles aux remparts.
Nous, en faction sur les lignes de feu, nous proclamons ce qui suit :
Une pomme, Beyrouth,
Et le cœur ne rit pas.
Oasis que notre encerclement dans un monde en perdition.
Nous ferons danser la place
Et marierons le lilas.
Nous avons incendié nos vaisseaux et suspendu nos étoiles aux remparts.
Nous n’avons pas recherché les ancêtres dans les arbres des généalogies.
Nous n’avons pas voyagé hors du pain pur et de notre vêtement de glaise
Et aux coquillages des lacs anciens, nous n’avons pas envoyé l’image de
nos pères.
Nous ne sommes pas nés pour demander : Comment s’est opéré ce passage
inédit de l’inorganique à l’organique ?
Nous ne sommes pas nés pour demander…
Nous sommes nés n’importe comment.
Nous nous sommes répandus, telles les fourmis sur la paillasse,
Puis nous nous sommes changés en chevaux de trait.
Nous, en faction sur les lignes de feu,
Nous avons incendié nos vaisseaux et étreint nos fusils.
Nous réveillerons cette terre qui pris appui sur notre sang.
Nous la réveillerons et, de ses cellules, nous extrairons nos morts.
Nous laverons leurs cheveux de nos larmes blanches.
Sur leurs mains, nous verserons le lait de l’âme pour qu’ils se réveillent
Et nous aspergerons leurs cils de nos voix :
Levez-vous, nos aimés, rentrez à la maison.
Revenez au vent qui, de nos côtes, a déraciné le sud de la terre.
Revenez à la mer qui n’invoque ni les vivants ni les défunts.
Revenez encore une fois,
Car nous ne sommes pas partis sur vos traces en vain.
Ici nos vaisseaux ont brûlé
Et nulle autre terre que vous, que nous défendions ses courbes et son blé.
Nous écarterons de vous l’oubli, nous vous protégerons
Avec les armes forgées pour nous de vos mains.
Et nulle autre terre que vous, sur laquelle clouer nos pieds…
Revenez que nous vous protégions.
« Et quand bien même sur la pierre nous serions immolés »,
Nous n’abandonnerons pas la place du silence. Elle a nivelé vos mains.
Pour elle et pour vous, nous nous sacrifierions.
Ici nos navires ont brûlé,
Et nous avons campé sur le vent qui, ici, regorge de vous.
Et quand bien même toutes les armées de la terre monteraient à l’assaut
de ce mur humain,
nous n’abandonnerons pas la géographie de votre sang.
Ici nos navires ont brûlé.
De vous… d’un bras qui ne nous enlacera plus,
Nous édifierons notre pont en vous.
Le soleil nous a rôtis.
Vos cages thoraciques nous ont ensanglantés.
Vos exils ont usé nos articulations.
« Et quand bien même sur la pierre nous serions immolés »,
Nous ne dirons pas oui.
Car de notre sang à notre sang s’étendent les frontières de la terre.
De notre sang à notre sang,
Le ciel de vos yeux et les prés de vos mains.
Nous vous appelons
Et l’écho nous revient, patrie.
Nous vous appelons
Et l’écho nous revient, corp de ciment.
Nous, en faction sur les lignes de feu, nous proclamons ce qui suit :
Nous n’abandonnerons pas la tranchée,
Tant que durera la nuit.
A l’absolu, Beyrouth est dévolu
Et nos yeux sont consacré au sable.
Au commencement, nous ne fûmes pas créés,
Au commencement était le verbe.
Et voici que dans la tranchée,
Apparaissent les signes des gestations.
Pomme dans la mer, femme du sang pétri d’arches,
Echiquier des mots,
Reliquat de l’âme, appels au secours de la rosée,
Lune fracassée sur la terrasse de la nuit,
Beyrouth, améthyste qui hurle, brûlée à vif, sur le dos des colombes,
Rêve que nous porterons et rêverons quand il nous plaira et suspendrons
à nos cous.
Beyrouth, tubéreuse des débris
Et premier baiser. Apologie des lilas de Chine. Manteau pour la mer et
les trépassés.
Toits pour les astres et les tentes.
Poème de la pierre. Choc de deux alouettes cachées dans une poitrine…
Ciel amer, assis, pensif, sur une pierre.
Rose audible, Beyrouth. Voix décisive entre la victime et le glaive.
Et un enfant, venu à bout de tous les Commandements
Et de tous les miroirs
Et … qui s’est endormi.
1984
Traduit de l’arabe par Elias Sanbar
In, Mahmoud Darwich : « La terre nous est étroite et autres poèmes »
Editions Gallimard (Poésie), 2000
Du même auteur :
Fresque sur le mur (29/06/2014)
Pluie d’automne lointain (29/08/2015)
إلـى أمّــي /A ma mère / (29/08/2016)
درس من كاما سوطرا / L’art d’aimer (29/082018)
L'enfant réfugié (29/08/2019)
Poèmes sur un amour ancien (29/08/2020)
« Nous choisirons Sophocle... » (29/08/2021)
S’envolent les colombes (08/08/2022)
http://www.barapoemes.net/archives/2020/08/29/38502937.html
A ma mère
J'ai la nostalgie du pain de ma mère,
Du café de ma mère,
Des caresses de ma mère...
Et l'enfance grandit en moi,
Jour après jour,
Et je chéris ma vie, car
Si je mourais,
J'aurais honte des larmes de ma mère !
Fais de moi, si je rentre un jour,
Une ombrelle pour tes paupières.
Recouvre mes os de cette herbe
Baptisée sous tes talons innocents.
Attache-moi
Avec une mèche de tes cheveux,
Un fil qui pend à l'ourlet de ta robe...
Et je serai, peut-être, un dieu,
Peut-être un dieu,
Si j'effleurais ton coeur !
Si je rentre, enfouis-moi,
Bûche, dans ton âtre.
Et suspends-moi,
Corde à linge, sur le toit de ta maison.
Je ne tiens pas debout
Sans ta prière du jour.
J'ai vieilli. Ramène les étoiles de l'enfance
Et je partagerai avec les petits des oiseaux,
Le chemin du retour...
Au nid de ton attente !
1966
[...] En effet, Darwich était seul, trop pudique pour évoquer sa vie privée, on ne lui a jamais connu de compagne... sauf cette fameuse Rita qui est venue hanter certains de ses recueils, Rita cet amour fulgurant, cette passion magistrale qui dura deux années et se solda par un échec car elle était juive, et la guerre de 1967 se chargea de briser leur passion : un arabe amoureux d’une juive, et vice-versa, c’était intolérable pour les communautés respectives, c’était trop beau pour que le monde puisse l’accepter... [...] [1].
Rita
Entre Rita et mes yeux : un fusil
Et celui qui connaît Rita se prosterne
Adresse une prière
A la divinité qui rayonne dans ses yeux de miel
Moi, j’ai embrassé Rita
Quand elle était petite
Je me rappelle comment elle se colla contre moi
Et de sa plus belle tresse couvrit mon bras
Je me rappelle Rita
Ainsi qu’un moineau se rappelle son étang
Ah Rita
Entre nous, mille oiseaux mille images
D’innombrables rendez-vous
Criblés de balles.
Le nom de Rita prenait dans ma bouche un goût de fête
Dans mon sang le corps de Rita était célébration de noces
Deux ans durant, elle a dormi sur mon bras
Nous prêtâmes serment autour du plus beau calice
Et nous brulâmes
Dans le vin des lèvres
Et ressuscitâmes
Ah Rita
Qu’est-ce qui a pu éloigner mes yeux des tiens
Hormis le sommeil
Et les nuages de miel
Avant que ce fusil ne s’interpose entre nous
Il était une fois
Ô silence du crépuscule
Au matin, ma lune a émigré, loin
Dans les yeux couleur de miel
La ville
A balayé tous les aèdes, et Rita
Entre Rita et mes yeux, un fusil.
Traduction en français (?)
Une contribution et des citations intégrales de poèmes de Mahmoud Darwich par PPierre Kobel dans le blog La Pierre et le sel, Actualité et histoire de la poésie, « Mahmoud Darwich | « le mot pour dire la fleur de l’amandier » ».
https://www.larevuedesressources.org/rita,2796.html
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