Relativement épargnées ces dernières années, les populations du Proche-Orient s’inquiètent de voir un jour la terre se dérober sous leurs pieds. Les spécialistes sont unanimes : ces craintes sont fondées et la région n’est absolument pas préparée.
Un homme est assis sur les décombres d’un bâtiment effondré lors d’opérations de sauvetage à Hatay le 12 février 2023, après le tremblement de terre de magnitude 7,8 qui a frappé la Turquie et la Syrie le 6 février (AFP/Bülent Kılıç)
De Beyrouth à Amman en passant par Ramallah ou Tel Aviv, c’est une hantise collective qui ressurgit à chaque nouveau tremblement de terre.
Car il y a des lois naturelles qui ignorent les questions géopolitiques, les frontières et les conflits, ainsi qu’une réalité qui se rappelle régulièrement à tous : au Levant, des millions de personnes vivent le long de la faille de décrochement de la mer Morte (DSF), autrement appelée faille du Levant.
Enracinée à l’est du bassin Méditerranéen, cette dernière se trouve à la jonction des plaques africaine et arabique, perforant la région du sud au nord sur 1 200 kilomètres, du golfe d’Aqaba – ouvrant sur la mer Rouge, entre Israël et la Jordanie – jusqu’à la Turquie, via la Cisjordanie occupée, le Liban et la Syrie.
Et si ces dernières décennies, plusieurs tremblements de terre de faible intensité ont secoué le sud du Levant, l’onde de choc du séisme qui a endeuillé la Turquie et la Syrie le 6 février a réveillé de vieux démons, enfouis dans l’inconscient collectif mais pas pour autant oubliés.
Depuis, des questions entêtantes tournent en boucle : le Levant est-il condamné à vivre un jour un tel désastre ? La région est-elle préparée ?
Un drame inévitable ?
Si, au quotidien, les questions sismiques sont loin de figurer parmi les préoccupations prioritaires, l’accumulation de rappels ces dernières années ont fait leur œuvre.
Preuve en est, les scènes de panique dans plusieurs villes du Liban lundi dernier, alors que le pays du Cèdre subissait de fortes secousses dues au tremblement de terre en Turquie et en Syrie : convaincus dès les premières secousses qu’un drame était en train de se jouer, des milliers de Libanais sont sortis de chez eux.
« Le passé est la clé du présent et du futur. Or il nous montre une fréquence importante de tremblements de terre dans la région ainsi qu’un caractère destructeur »
- Shmuel Marco, Université de Tel Aviv
Cette idée selon laquelle la question n’est plus de savoir s’il y aura un tremblement de terre majeur dans la région mais plutôt quand il se produira semble être partagée par les experts.
Shmuel Marco, professeur de géophysique à l’Université de Tel Aviv, a passé une longue partie de sa carrière à travailler sur la question. Pour lui, une catastrophe d’ampleur est inévitable.
« Le passé est la clé du présent et du futur. Or il nous montre une fréquence importante de tremblements de terre dans la région ainsi qu’un caractère destructeur », explique-t-il à Middle East Eye.
Car le mouvement des plaques tectoniques – et notamment celui de la plaque arabique qui se déplace lentement mais sûrement vers la plaque anatolienne au nord – est inéluctable.
Jalal Dabbeek, directeur du Centre des sciences de la Terre et du génie sismique de l’Université an-Najah de Naplouse, en Cisjordanie occupée, pose le même constat.
« L’exposition géographique de la Palestine, comme celle d’Israël et de la Jordanie, va de modérée à très importante. Nous nous attendons à un séisme d’une magnitude de 6 à 7, avec un possible dépassement de ce chiffre dans certaines zones du nord », affirme-t-il à MEE.
Quelles zones touchées ?
S’il semble qu’en cas de séisme sévère, la Jordanie soit le pays le moins touché, ailleurs, l’inquiétude est grande, notamment au Liban.
Yehya Temsah, professeur de génie civil spécialisé dans l’étude des structures sous l’effet des séismes rattaché à l’Université arabe de Beyrouth, explique à MEE : « L’accélération, qui est la valeur de calcul parasismique, est la même dans tout le Liban, tellement le pays est petit. Cela indique à quel point c’est l’ensemble du territoire qui serait touché. »
« Il ne faut pas non plus oublier qu’en plus de la faille de Yammouné [nom donné à la faille du Levant au Liban], il y a plusieurs autres failles secondaires, plus ou moins importantes, qui peuvent bouger à n’importe quel moment », poursuit-il.
Plus au sud, Shmuel Marco a identifié plusieurs lieux sensibles : entre la mer Morte (située à cheval entre Israël, la Jordanie et la Palestine) et le lac de Tibériade (en Israël), ainsi que près du golfe d’Aqaba.
« L’une des approches consiste à rechercher des endroits sensibles qui n’ont pas eu de tremblements de terre pendant une longue période, et où la pression s’accumule. Dans le premier cas, le dernier séisme d’ampleur date de 1033, ce qui fait un millier d’années marqué par une lente accumulation de pression. Près de la mer Morte, le dernier date de 1212, avec un plus faible au XVe siècle. »
Shmuel Marco poursuit : « Nous pouvons apprendre du tremblement en Turquie : l’endroit où s’est produit le tremblement de terre n’avait pas bougé depuis 1157, sur ce que l’on appelle la faille est-anatolienne. Donc si nous ne pouvons pas savoir le moment exact de la rupture, il est néanmoins possible de déterminer les lieux. »
« Les capacités palestiniennes à faire face à un tel événement sont très faibles. Principalement, parce que nous sommes sous occupation. Nous manquons d’infrastructures, nous n’avons pas d’aéroport, l’assistance internationale pourrait mettre entre trois et quatre jours pour arriver sur site »
- Jalal Dabbeek, Université an-Najah de Naplouse
Alors, compte tenu du fait que les précédents séismes sévères en Turquie et au Levant se sont déroulés chacun il y a un millier d’années, la récente rupture sur la plaque est-anatolienne est-elle de mauvais augure pour le Liban, Israël et la Palestine ?
Les spécialistes sont unanimes : c’est un indice, mais rien ne permet de l’affirmer scientifiquement.
« Peut-être qu’avec le séisme de Turquie, nous allons assister à une recomposition du panorama régional, mais il est encore bien trop tôt pour le savoir », indique par ailleurs Shmuel Marco.
En cas de tremblement de terre au nord ou au sud de la mer Morte, doit-on s’attendre à voir tôt ou tard des villes comme Jérusalem ou Ramallah rayées de la carte ?
« La géologie locale a également son importance. Les habitations construites sur de la roche sont moins touchées que celles construites sur le sol. À la fois Ramallah et Jérusalem sont construites sur des montagnes, ce qui devrait relativement les protéger. En revanche, des villes comme Ramleh et Lod [en Israël] pourraient être très durement touchées. »
Manque de préparation
Le Palestinien Jalal Dabbeek est formel : un séisme de cette ampleur serait extrêmement meurtrier en Cisjordanie.
« Les capacités palestiniennes à faire face à un tel événement sont très faibles. Principalement, parce que nous sommes sous occupation. Nous manquons d’infrastructures, nous n’avons pas d’aéroport, l’assistance internationale pourrait mettre entre trois et quatre jours pour arriver sur site, tellement les Jordaniens et les Israéliens seraient probablement débordés avec leur propre situation. »
Le directeur du Centre des sciences de la Terre et du génie sismique souligne également « le manque de savoir des institutions et des organisations non-gouvernementales en la matière ».
« D’autant plus que la tâche serait très difficile avec les nombreux camps de réfugiés. Nous ne souffrons pas seulement d’une vulnérabilité physique, mais également sociale, économique, environnementale. »
Un scénario qui contraste avec les dernières avancées israéliennes : l’année dernière, Israël a officiellement lancé un système national d’alerte aux tremblements de terre. Bien qu’il ne soit pas « prédictif », il devrait être en mesure d’avertir les personnes vivant relativement loin de l’épicentre, et de leur faire gagner quelques précieuses secondes.
« Cela suffit à arrêter un train pour qu’il ne déraille pas, à mettre des matières dangereuses dans des endroits sûrs, à fermer les conduites de gaz et l’électricité à haute tension pour empêcher un drame », explique Shmuel Marco.
Un atout qui ne fait pas pour lui d’Israël un pays prêt à affronter un séisme majeur, car il a « une bonne formation en sauvetage mais pas tellement en préparation ».
« Tellement de bâtiments sont déjà faibles [au Liban]. Les bâtiments construits après 2013 représentent environ 15 à 20 % du bâti. Il est probable que tout le reste ne soit pas capable de résister à un séisme sévère. C’est très inquiétant »
- Yehya Temsah, Université arabe de Beyrouth
« Les codes parasismiques de construction des bâtiments n’ont été imposés qu’en 1995, et beaucoup de maisons anciennes pourraient ne pas résister. Nous n’avons pas assez éduqué les populations sur les conduites à tenir, les autorités ont certainement peur d’effrayer la population », estime-t-il.
Au Liban, la saturation de la ville, la construction sur des sols de qualité médiocre ainsi que la pratique très répandue de rajouts d’étages de manière anarchique augmentent considérablement les risques d’endommagement en cas de séisme.
« Nous comptons beaucoup de personnes vulnérables, notamment dans certains quartiers de Beyrouth, dans la région de Tripoli et dans le Akkar [nord du pays], qui ont déjà des bâtiments endommagés par le temps et l’humidité. Les normes antisismiques qui ont été imposées par l’État en 2013 n’ont pas été appliquées partout, à cause des coûts qu’elles induisent », s’inquiète Yehya Temsah.
Ce qui, dans le contexte actuel d’un État en faillite, a tout d’un scénario catastrophe : « Tellement de bâtiments sont déjà faibles. Les bâtiments construits après 2013 représentent environ 15 à 20 % du bâti. Il est probable que tout le reste ne soit pas capable de résister à un séisme sévère. C’est très inquiétant », conclut-il.
Les commentaires récents