La vie dans les camps vue de part et d’autre
I. La perception par les militaires de la vie dans les camps
1Il nous a paru important d’interroger tous les protagonistes qui ont vécu dans les CRP, afin d’en obtenir une vision qui soit la plus complète possible. Le contrôle et la gestion des CRP étaient à la charge des militaires et des supplétifs sous leur autorité, ce qui a occasionné un contact permanent avec les regroupés malgré la complexité de la situation.
2Cinq témoignages de militaires du contingent ont pu ainsi être recueillis sur la vie et l’organisation des centres de regroupement1. Ces militaires ont fait leur service en Algérie entre 1959 et 1961, période où Paul Delouvrier, Délégué général du gouvernement français, ainsi que l’opinion publique en métropole, sont alertés par la situation dans les CRP.
3À la lecture des témoignages, ces cinq militaires présentent une diversité de situations et de fonctions qui donnent différents points de vue sur la vie dans les CRP, un officier SAS, un chef de poste, un infirmier et un instituteur. Quelles qu’aient été leurs opinions politiques (pacifiste, favorable à l’indépendance, partisan du maintien de l’Algérie dans la France), ils avaient en commun, comme beaucoup de jeunes recrues du contingent, l’envie de retourner le plus vite possible en métropole.
4Parmi eux, Serge Cattet, appelé en Algérie entre novembre 1960 et février 1962 a fait le récit de son expérience de responsable de camp dans un ouvrage. Nous en reprenons ici plusieurs extraits2.
1. La mise en place et l’organisation des camps
5Serge Cattet fut responsable du village de regroupement de Térébinthes dans la plaine des Beni Ouassine. Il relate notamment, de façon détaillée, les difficultés pour les militaires d’assurer la sécurité des regroupés tout en ayant pour mission de les surveiller.
6« La sécurité intérieure était du ressort de la 6ecompagnie qui œuvrait en compagnie commando et de la CCAS (Compagnie de Commandement d’Appui et des Services) qui avait sous sa responsabilité deux villages de regroupement, l’un situé à proximité de la frontière, l’autre, plus en retrait. Chacun de ces villages protégés par un poste correspondait à un sous-quartier de pacification confié à un lieutenant ou un sous-lieutenant. » (Cattet, p. 45.)
7« Ce que je ne dis pas également dans cette lettre mais que j’apprendrai bientôt c’est que la gestion de ces villages de regroupement souffrait d’une certaine complexité. Militairement, ils dépendaient du bataillon comme le toubib qui les visitait et les instituteurs qui animaient l’école mais sur le plan administratif ils étaient placés sous l’autorité d’une “Section administrative spécialisée” (SAS) commandée par un officier indépendant du bataillon et du régiment. » (op. cit., p. 47.)
8« J’allais donc prendre en charge un regroupement malade à un moment pour le moins délicat tant sur le plan politique que psychologique. Ce n’était pas rassurant et j’étais loin d’être rassuré d’autant que je n’avais pas encore mis le nez, je le répète, dans la conduite quotidienne d’un village de regroupement et d’un poste chargé d’en assurer la sécurité ou […] la surveillance. L’une n’allait pas sans l’autre […] là était toute l’ambiguïté de mon futur rôle » (op. cit., p. 55.)
9« Le village avait été tenu, et l’était toujours, de fournir, chaque soir, un groupe d’une dizaine d’hommes chargés de surveiller les abords du village qui échappaient à la surveillance directe des sentinelles du poste. Pour assurer cette garde, assortie d’une indemnité, les hommes étaient armés de fusils de chasse, mais j’ai toujours eu les plus grands doutes (et je n’étais pas le seul) quant à leur détermination à s’en servir le cas échéant ! Cette autodéfense n’était pas constituée de volontaires mais d’hommes désignés et par conséquent […] résignés ! Je doutais de leur utilité, de leur efficacité et j’étais bien persuadé que ce n’était pas sur eux que je pouvais agir directement mais que c’était par le biais de mes rapports avec le village que je pouvais, éventuellement, espérer les amener à changer d’état d’esprit et de comportement. » (op. cit., p. 82.)
10Pour sa part, l’ex-aspirant François Marquis3 est passé par la région de Cherchell mais ne dispose que de peu d’informations sur les CRP de la région :
11« Le regroupement de Cherchell n’existait pas quand je suis arrivé à l’école militaire au début du mois de mars 1959. L’emplacement où il a été créé, sur les hauteurs de la ville, nous servait alors de terrain de manœuvre, parmi d’autres, et je me souviens en particulier d’un cross que nous y avons fait de nuit, en montant, derrière l’école, par un passage que nous appelions “le ravin des voleurs” […] Le camp s’est créé très rapidement. Je ne peux vous donner de date très précise, mais je m’interroge sur un épisode que je mentionne dans une lettre datée du 28 juin 1959… Ainsi aujourd’hui, je vous le disais plus haut, nous sommes allés en opération. La nouvelle, annoncée hier soir, a suscité bien des remous puisque tout le monde escomptait se reposer aujourd’hui dimanche après une semaine remplie ainsi que vous savez. Lever 1 h 30 ; départ 2 h 00. But : la vallée de l’oued Aïzer. Mission : inconnue. En fait, nous avons encerclé un douar. Celui-ci a été fouillé de fond en comble, et tous les hommes ont été conduits à la ferme Rivaille, sans doute pour un contrôle d’identité ».
12« Ayant moi-même été chargé par la suite de créer un camp de regroupement dans le massif de Collo, je suppose aujourd’hui que le rassemblement des hommes dont il est question dans ma lettre pouvait être la première phase du déplacement de la population vers Cherchell […] Je ne sais à peu près rien de Sidi Semiane, où nous sommes allés en fin de stage et où nous avons dormi à la belle étoile la nuit du 13 au 14 août 1959. Toutefois, je vous signale le récit d’un ancien de Sidi Semiane, Norbert Maisonneuve, publié aux éditions du Petit véhicule, sous le titre Les larmes du djebel [Maisonneuve, 1995]. D’après mes notes, ce récit fournit des indications très précises sur ce qui se passait au poste de Sidi Semiane. »
2. Le quotidien des camps
13« Véhiculé par mes deux mentors, j’ai pu pénétrer une réalité tout à la fois sociale et militaire engendrée par ce conflit auquel j’étais mêlé : les villages de regroupement. Il fallait couper la rébellion du soutien qu’elle pouvait facilement trouver dans la population des campagnes (le bled) d’autant que cette population vivait le plus souvent de façon dispersée. Le regroupement avait été la solution retenue et mise en œuvre ; militairement il avait un sens, il facilitait, cela est incontestable, le contrôle du monde rural, il entravait la liberté d’action des fellaghas, mais dans le même temps il imposait à la société traditionnelle des conditions de vie nouvelles et il occasionnait, dans bien des cas de sérieuses difficultés à la réalisation des activités agricoles. Les fellahs dont la tradition était de vivre au plus près des terres qu’ils utilisaient (à l’exception des terres de pâturage) pouvaient dans certains cas s’en trouver éloignés. […] La plus grande partie de la population a été regroupée. J’ai déjà vu deux regroupements. Dans l’ensemble ils ont l’air très convenable. Les constructions sont en dur et elles sont situées au milieu des terres cultivées (Pour bon nombre de fellahs, cela ne signifiait pourtant pas proximité de leurs terres et de leur ferme.). Il reste cependant beaucoup de choses à faire pour que ces regroupements soient une réussite complète. Les gens qui s’en occupent en ont pleinement conscience et font ce qu’ils peuvent. Chaque regroupement est doté d’une école, d’une infirmerie et est dirigé par un officier qui commande en même temps le poste de protection. » (Cattet, p. 46-47, lettre du 11 novembre 1960.)
14« Ma matinée, je l’ai passée à visiter le village, à discuter avec les gens. Dans l’ensemble les gens ne sont pas très heureux d’avoir été ainsi regroupés. Cela se comprend. Par rapport aux terres cultivées, le village est assez mal situé. En effet, de nombreux paysans sont à six, sept kilomètres de leurs terres […] Autre point sensible, le regroupement en dur n’est pas terminé, si bien qu’une partie de la population est obligée de vivre sous la tente. Or les nuits en ce moment sont particulièrement fraîches. Heureusement qu’il ne pleut pas car presque toutes les tentes sont plus ou moins pourries. En ce moment on active donc la construction. Dans l’ensemble les maisons sont très bien faites. Je pense que les gens disposent du même espace que dans leur ferme, tout au moins en ce qui concerne les locaux d’habitation. Chaque famille dispose d’une maison avec cour close et d’un nombre de pièces suffisant pour l’abriter. La grosse question est celle des animaux et des récoltes qui restent dans les anciennes mechtas (fermes). Les gens s’en occupent le jour quand ils vont travailler dans leurs terres. Comme tous les regroupements celui où je suis possède son école (il va falloir l’agrandir) et son infirmerie. Le lieutenant a réussi à faire bâtir un château d’eau et installer des fontaines aux différents points du village… » (Cattet, p. 57-58, lettre du 1er décembre 1960.)
15« Quelque chose de nouveau avait donc fait son apparition dans le paysage des Beni Ouassine, un village, le village de Térébinthes qui abritait plus de 1 600 personnes. Sa conception et sa réalisation, menée sous la direction du lieutenant Jean T., ne s’étaient pas faites n’importe comment ; le choix de l’emplacement n’avait pas été laissé au hasard ; la construction des habitations s’était faite dans une perspective de durée ; le plan du village et la répartition des habitants avaient pris en compte l’organisation traditionnelle des douars. L’emplacement de Térébinthes avait été déterminé par un ensemble de trois données susceptibles d’assurer sa réussite : la présence d’une école dont la fréquentation par les enfants était antérieure aux évènements, la proximité de la route qui menait à Marnia (son marché, ses “hammams”, ses commerces), la position la plus centrale possible par rapport à l’espace agricole. Le choix de l’emplacement avait été guidé par la volonté de ne pas chambouler à l’excès les conditions de vie des familles contraintes au regroupement. Mais dans le même temps, il était évident que pour l’autorité militaire l’existence de ce village devait se prolonger au-delà de la solution au conflit. Les habitations avaient été construites pour durer ; les matériaux utilisés, notamment la pierre, le permettaient ; le plan traditionnel des mechtas avait été pleinement respecté (le cadre de vie domestique n’était donc pas perturbé) ; la plupart des habitations disposaient d’un puits permettant d’accéder à l’eau d’une nappe phréatique abondante. Enfin et surtout la géométrie du village avait permis, non seulement de respecter mais aussi de renforcer la réalité sociale fondamentale, celle des douars. Traversé par deux larges voies se coupant à angle droit, le village avait été ainsi divisé en quatre quartiers attribués, chacun, à un ou deux douars. Les douars n’avaient donc pas éclaté et pour tous les individus le sentiment d’appartenance à un douar s’en était même trouvé accru. » (Cattet, p. 62.)
16« Une pratique instaurée par l’autorité militaire les préoccupait particulièrement, celle des laissez-passer. Pour se rendre à Marnia, les habitants du village devaient être munis d’un laissez-passer établi par le chef de poste, moi en l’occurrence. Les déplacements à Marnia étaient une nécessité qui répondait à des pratiques sociales traditionnelles, notamment la fréquentation des bains publics, les hammams ou à de simples besoins économiques. Le village ne disposait d’aucun commerce, tout se trouvait à Marnia et c’est à Marnia que se déroulait le marché, source non seulement de produits (la viande entre autres) mais aussi d’argent. La vie du village dépendait donc du “libéralisme” avec lequel les laissez-passer étaient accordés ; j’étais prié de me montrer généreux. Il m’était difficile de ne pas accepter, mais à quel niveau placer la barre de générosité ? J’ai failli être “noyé” sous le flot des demandes ; il m’est arrivé un soir d’en signer plus de… 300 ! Avec une équipe de harkis j’étais censé contrôler cet exode des villageois chaque fois qu’il avait lieu, trois matins par semaine ; on contrôlait mais de façon plutôt bon enfant ! » (Cattet, p. 93.)
17Jacques Villain4 semble être arrivé au centre de regroupement de population à son début au moment où les premiers regroupés étaient sous la tente. Son affectation était située dans les montagnes de l’Ouarsenis, à proximité de zones d’affrontements armés intenses. Après deux mois comme artilleur, il devint officier SAS et eut la responsabilité de la gestion administrative d’un camp de regroupement :
18« C’est ainsi que, après une brève formation à Molière, on m’envoya dans un territoire qui venait d’être nettoyé par les parachutistes, sur un piton au pied duquel on se préparait à reconstituer un ancien village nommé Betaya, dans le pays des Beni Boudouane du Bachaga Boualem, vice-président de l’Assemblée nationale. Les habitants étaient déjà sur place, dans des tentes. Ils pouvaient déjà récolter les figues de leurs figuiers. Leur tâche principale était de construire des maisons. La responsabilité de la reconstruction du village et de l’accueil des nouveaux habitants incombait aux SAS, c’est-à-dire à moi. »
19« Les maisons étaient en pisé, c’est-à-dire en boue séchée. La terre humide était versée dans un coffrage. Evidemment, je n’avais aucune compétence en la matière, mais les villageois étaient fort experts et le maire, Barkat, s’acquittait fort bien de sa tâche. Je m’occupais de façon plus active du recensement des personnes venues de la zone interdite. C’étaient principalement des femmes et des enfants. Les hommes avaient, semble-t-il, presque tous été exterminés dans le bombardement aérien d’un marché. Car c’était les hommes qui faisaient le marché. Je faisais des interrogatoires d’état civil. Mes connaissances à peu près nulles d’arabe ne me permettaient pas d’exprimer à ces femmes une condoléance de toute façon dérisoire. J’essayais tout de même d’apprendre un peu d’arabe, et je lisais le Coran. »
20Le témoignage de Xavier Jacquey, infirmier au centre de regroupement de Kef El Ahmar situé sur les hauts plateaux d’Alfa à quelque 40 kilomètres à l’ouest-nord-ouest de Géryville, sur la route (à l’époque bitumée) de Bouktoub, bien que loin de la zone étudiée est très important pour deux raisons : la première parce qu’il concerne des nomades et la seconde parce qu’il confirme les accusations de viols formulées par les témoins de la région de Cherchell. Il montre aussi les dangers que couraient les militaires qui osaient se plaindre des pratiques de tortures ou de liquidations de personnes jugées dangereuses :
21« Le regroupement de nomades de Kef El Ahmar comptait 650 kheïmas… Le rassemblement n’était pas entouré de barbelés. Les troupeaux étaient gardés par des bergers à 10 ou 20 kilomètres du rassemblement […] Quand en janvier 1959 un médecin et trois infirmiers arrivèrent dans le rassemblement pour faire de l’AMG (assistance médicale gratuite), on y comptait 4 morts par jour. Trois mois plus tard, la section qui tenait le poste fut relevée après une lettre de protestation envoyée par les appelés au chef de bataillon après des viols et des tortures commis par les gradés. Les relations de la troupe avec les nomades étaient suffisamment bonnes pour que, devant les arrestations de nomades qui se multipliaient (parfois c’était quelqu’un que l’un ou l’autre connaissait) et surtout devant les viols commis par les gradés, les appelés aient écrit à leur chef de compagnie puis au chef de bataillon (ce qui leur valut d’être chacun entendu par la gendarmerie et tous ensemble “convaincus” de faux témoignages et, tous ensemble encore, mutés en accompagnement de convoi, ce qui à l’époque et dans ce secteur où en un an il y eut 150 morts, blessés ou disparus, plus de pertes que chez le FLN) était la mission la plus exposée. Une nouvelle section s’installa dans le bordj et à la mi-mars je me suis retrouvé seul infirmier pour ces 4 500 nomades à courir de kheïma en kheïma pour soigner 80-100 malades par jour, entre le convoi du matin et celui du soir avec lequel je rentrais à Géryville… Au mois de mai, après que j’eus informé mes supérieurs de tortures qui se re-pratiquaient dans le nouveau poste, l’adjudant-chef SAS qui le commandait fit jeter les médicaments de l’AMG sur la route et m’interdit l’entrée du poste, cependant qu’un lieutenant, ancien d’Indochine, me menaçait publiquement d’une balle perdue […] Après mon éviction, suite à celle des deux autres infirmiers, les médecins du secteur décidèrent de ne plus envoyer d’infirmier dans le rassemblement jugeant les risques trop importants. Il n’y eut donc à ma connaissance que 4 mois et demi d’AMG dans ce rassemblement et jamais d’instituteur malgré la construction d’une école en dur. »
22Rémy Cosic, pacifiste incorporé dans l’armée en août 1960, concentre le témoignage qu’il a bien voulu faire sur le métier d’instituteur qu’il exerça à Hamam Boughrara à 15 kilomètres de la ville de Maghnia près de la frontière marocaine, dans la même région où a été affecté Serge Cattet. Il fit sienne à 18 ans la formule d’Henry Martin « Quand on aime la liberté, on l’aime pour tous les peuples. » Il donne dans son témoignage écrit quelques descriptions du CRP et de l’état de la population regroupée :
23« À l’Est de ce vieux village (Hamam Boughrara) des “mechtas” en parpaings avaient été construites pour les familles de “fellah” chassées de leurs terres et leur hameau, lors de l’installation des zones interdites […] Une petite école de deux classes et un logement de fonction, construit également par l’armée, jouxtaient cette zone […] Dans ce village installé lors des zones interdites quelques centaines de femmes de vieillards et d’enfants vivotaient dans une misère effroyable, inimaginable. Où étaient les hommes aux maquis ? Au Maroc voisin ? Ou… dans les fosses communes du village ?
24Dans la section, le climat était lourd, l’ambiance délétère, la méfiance permanente entre les groupes qui la composaient : des Français métropolitains, des pieds-noirs, des FSNA (Français de souche nord-africaine) et en plus des harkis. L’ennui était général, l’alcool toujours présent […] je me tenais à l’écart de ces groupes… consacrant l’essentiel de mon temps à la lecture, à la correspondance, et surtout, à la petite école de deux classes dont j’avais la responsabilité […] Les enfants nombreux (50 par classe) étaient attachants, dociles, attentifs et, surtout, avides d’apprendre […] entre ces enfants et moi se nouèrent des relations confiantes, presque filiales […] Malgré leur situation sociale dramatique, ils me manifestaient de la reconnaissance par des gestes et témoignages émouvants qui me faisaient oublier mon isolement. J’eus la fierté de contribuer à faire participer quelques-uns à des colonies de vacances, en Métropole. »
25Il relate l’hommage sous forme de prière qui lui fut rendu par ces enfants au moment de son départ : « Monsieur, vous êtes un soldat français, mais vous nous avez toujours défendus et avez été toujours gentil avec nous, qu’Allah vous protège ».
II. Le camp vu par les regroupés : barbelés et miradors
26À l’exception du camp de Bouzerou5 situé au pied d’une caserne (elle-même entourée de barbelés la séparant du voisinage et du CRP) dans un escarpement montagneux qui facilitait son contrôle et la surveillance de la circulation des personnes, et celui de Tazrout « surveillé par des soldats à partir de deux tours de surveillance, dont l’une se situait près de l’école », la plupart des CRP étaient organisés selon le plan fourni par les instances de commandement de l’armée à différents niveaux de la hiérarchie militaire6. Les archives militaires donnent sous différentes formes les indications suivantes pour leur réalisation :
- L’emplacement doit se trouver au pied d’un poste, de manière que la surveillance en soit assurée totalement de nuit par des projecteurs.
- Le regroupement lui-même est entouré d’un solide réseau de barbelés comportant le minimum d’ouvertures qui doivent être obstruées la nuit.
- Chaque matin aussitôt le lever du soleil tous les hommes sont rassemblés et il est procédé à leur appel. Il en est fait de même chaque soir.
- Personne n’a le droit de quitter le regroupement sans l’autorisation du chef de poste. Les hommes se rendant aux travaux agricoles sont nommément désignés et ne peuvent emporter que les vivres qui leur sont strictement indispensables pour la journée. Ils sont fouillés au départ et au retour7.
27Les directives de la hiérarchie militaire semblent avoir été scrupuleusement appliquées pour la plupart des CRP, si l’on en croit les différents témoignages :
Après notre installation au camp, des barbelés étaient mis en place par les militaires français. Nous n’étions pas associés à cette opération. Les barbelés étaient mis bien loin de nos habitations. Puis, bien après, les soldats avaient édifié des lieux d’aisances de fortune, destinés aux regroupés, afin qu’ils ne sortent pas du camp pour accomplir leurs besoins naturels (D. D.)
Juste après notre installation, les militaires avaient commencé à clôturer le camp par des grillages et des barbelés. Le camp avait quatre portes. Celle près de l’oued était sujette à un sabotage (par les maquisards), ce qui avait engendré sa fermeture définitive. Trois portes étaient restées fonctionnelles. À l’intérieur du camp, il y avait une guérite des éléments de l’autodéfense. À partir de cette tour de contrôle (située sur une crête, à quelques 120 mètres du camp), ils [les soldats] pouvaient apercevoir ce qui se passait aux environs du camp. (A. M.)
En 1958, quand les Français nous avaient déplacés vers Fontaine-du-Génie, j’avais 8 ans. Nous étions mis dans un camp qui était entouré de barbelés. Le camp avait quatre portes constituées de barbelés. Il y avait deux guérites de surveillance, qui avaient pour but d’empêcher des moudjahidin de faire irruption dans le camp (M. G.)
Le camp de Boukhelidja était entouré de barbelés, du côté de ce figuier en face de nous, se prolongeant tout en longueur, passant près du cactus. Le camp était limité par les barbelés (Y. S.)
28Il est évident que le dispositif relativement strict mis en place au moment de l’installation des camps a évolué en fonction du contexte militaire local, mais aussi du fait de la surpopulation des CRP et des besoins quotidiens. Les conditions spécifiques ont finalement imposé une plus grande souplesse et l’acceptation d’une plus grande mobilité de la population allant à l’encontre d’un contrôle serré et strict que le CRP devait imposer. En effet, malgré les barbelés et les miradors, il a fallu s’adjoindre les regroupés pour la surveillance du camp en les dotant de moyens d’alerte.
29Les moyens financiers toujours insuffisants, mis à la disposition des CRP et l’offre d’emplois disponibles hors des camps pour les regroupés ont aussi pesé sur la gestion quotidienne. Les autorités administratives et militaires du CRP ont été obligées de donner des laissez-passer aux hommes pour chercher du travail dans les localités avoisinantes, parfois relativement éloignées du camp. Des autorisations pouvaient être données pour le retour sur les lopins de terre situés en zone interdite afin d’effectuer la cueillette des fruits de saison (figues et amandes). Le témoignage de A. A. du camp de Messelmoun résume très bien cette dualité qu’imposait l’ampleur des regroupements et des contraintes qui en découlaient :
Des tours de garde nous étaient imposés aux pourtours du camp. C’est une répétition des horaires nocturnes de surveillance, que nous effectuions au douar. Quel paradoxe ! Au douar, nous guettions l’arrivée des militaires français et au camp, nous devions annoncer toute approche des moudjahidin. Pour la circonstance, nous disposions d’une bombe à fumée. Au camp, il y avait deux postes de vigie, l’un à l’embouchure de l’oued Messelmoun, près du pont et l’autre juste à l’est de la ferme Sitges. Chaque nuit, deux sentinelles étaient placées à chaque poste de surveillance. Sur les hauteurs, au sud est édifié le mirador, surplombant le camp. À mon arrivée au camp, les grillages et les barbelés étaient déjà mis en place. Le camp de Messelmoun n’avait qu’une seule porte, à la partie Sud, faisant face au poste militaire […] Au camp, nous n’avions pas de ressources pour subvenir à nos besoins. Les femmes rassemblaient des touffes de bois et du charbon, qu’elles vendaient jusqu’à Cherchell. Elles se déplaçaient à pied jusqu’à Cherchell (située à 18 kilomètres) pour les écouler. Sept à huit femmes marchaient le long de la route jusqu’à Cherchell. Elles faisaient du porte-à-porte chez les familles algériennes au quartier Aïn-Keciba pour quémander de la nourriture et des habits. Elles étaient preneuses du pain sec, qui avait de la valeur à l’époque et que nous mangions avec délectation. Les familles algériennes étaient vraiment charitables. Les vieilles femmes déambulaient à longueur de journée dans les rues de la ville. Vers le milieu de l’après-midi, elles revenaient toujours à pied jusqu’à Messelmoun.
30Certaines corvées liées aux besoins domestiques donnaient aux femmes la latitude de sortir hors du camp et pour certaines d’approvisionner les groupes de l’ALN. Il est avéré selon les témoignages que le lien n’a jamais été coupé avec les groupes armés de l’ALN, bien que le regroupement de population ait considérablement affaibli le soutien logistique qui leur était apporté. H.K. du camp de Fontaine-du-Génie :
Je me rappelle des entrées nocturnes des maquisards. Ils prenaient des précautions, en plaçant leurs sentinelles à la périphérie du camp, qui est entouré de barbelés. L’objet de leurs visites était de se ravitailler.
31Ou celui de A. K. du camp les Oliviers-Villebourg :
L’après-midi, les femmes et les enfants s’étaient mis à couper les figuiers et les oliviers. Les hommes étaient mobilisés par l’armée pour la mise en place des barbelés. Le camp était ainsi installé […] Malgré tous les barbelés qui entouraient le camp, les maquisards y pénétraient fréquemment.
32À ce stade de l’analyse, certaines conclusions s’imposent. Le regroupement des populations a été mené manu militari et sans opposition de la part d’une population résignée devant le déséquilibre des forces. Les difficultés de la gestion de ces camps et les exigences multiples (économiques, sociales et autres) de maintien, pendant de longs mois, d’une population à qui aucune perspective n’était offerte n’ont nullement été anticipées, d’où les efforts pour associer une partie de la population à la mission principale impartie aux CRP, à savoir le contrôle des populations rurales.
NOTES
1 Tous les témoignages sont reproduits ici avec l’autorisation de leurs auteurs.
2 Serge Cattet, 2007, Térébinthes S.P. 87009 1959-1962 ou le témoignage d’un appelé dans la guerre d’Algérie, http://www.miages-djebels.org/IMG/pdf/LIVRE_Cattet.pdf. Les extraits sont reproduits avec l’aimable autorisation de l’auteur.
3 François Marquis, aspirant de l’armée de réserve formé à l’école militaire de Cherchell reprend les éléments du débat qui a fait suite à la publication par le journal Le Figaro sur les regroupements de population et le centre de Bessombourg et la polémique de 1959 qui a suivi l’article du 22 juillet 1959 signé Pierre Macaigne.
4 Jacques Villain a rejoint l’Algérie en avril 1960 et fut incorporé au village de garnison des Trois Marabouts puis à Molière (aujourd’hui Bordj Bounaama) comme SAS.
5 Témoignage de B. B du camp de Bouzerou : « La caserne était entourée de barbelés, disposant d’une barrière à l’entrée. Il nous était strictement interdit de pénétrer dans l’enceinte des militaires. Le camp n’était pas clôturé de barbelés. Ils (les soldats) nous avaient placés près d’eux, afin de nous surveiller. Par la suite, un système de garde, constituée de sentinelles français était mis en œuvre ».
6 Les archives militaires font ressortir que cela concerne les différentes régions du pays et que des correspondances sur la question sont très explicites :
- « J’ai l’honneur de vous soumettre le pressant besoin dans lequel je me trouve de recevoir ou d’acquérir un important tonnage de barbelés pour permettre l’organisation défensive des centres de regroupement, des douars et des fermes du département de Tlemcen. À la suite de diverses démarches, il a été récemment attribué à ce département un contingent de 30 tonnes de barbelés […] Cette attribution ne représente qu’une très minime partie des besoins actuels du département qui étaient récemment évalués par M. le général de la Z Ouest Oranais à 240 tonnes […] Ces prévisions sont en réalité modestes car depuis le début de l’année 50 fermes et 90 CRP ont été aménagés ou prévus ». (SHAT1H4212/D1, préfecture du département de Tlemcen, cabinet n°3469/BSDN, Tlemcen le 26 août 1958 : le préfet à M. le délégué général du Gouvernement, objet : autodéfense et centre de regroupement).
- « Village d’El Haouita (près de Laghouat en bordure du djebel Ammour) : les habitants du village, favorables à la France, réclament des armes (11 janvier 1959), qui sont distribuées le 13 février 1959. Pendant trois mois encore la 2e CSPI assure la protection du village toutes les nuits. Des réseaux de barbelés et des champs de mines sont posés ; des emplacements de combats et de guets sont installés ; une ceinture fortifiée en pierres séchées est établie autour du village » (SHAT 1H4377/1, région territoriale et corps d’armée d’Alger, état-major, 3e bureau ABC du chef de noyau actif, sans date 96 pages, exemple n°4 : instructions pour la pacification n°4250 du 10 décembre 1959).
- « Pour échapper à la situation de populations rurales prises entre le marteau et l’enclume, il n’y a guère que deux solutions : le regroupement et l’autodéfense. Une autodéfense est dirigée par un comité de 3 ou 4 membres… Ce comité doit participer au choix du lieu de resserrement, à la construction du réduit ; à la mise en place éventuelle de réseaux de barbelés ; à l’édification des tours de contrôle, à l’organisation du contrôle de population ainsi qu’à l’élimination des suspects » (SHAT 1H4063/1, 4e division d’infanterie motorisee, zone Est, Oranais, Service de l’action politique et psychologique, n°42/2BO/5/POL/PSY, 12 novembre 1959 signé du général de brigade Alix).
7 SHAT, Carton 1H2030, le colonel Romain des Fosses, commandant le secteur à Philippeville à Monsieur le général commandant de la 14e DI état-major, 3e bureau Constantine, objet : regroupement de population, directive n°9, référence BE n° 1791/14DI/3/PA/ETU du 25 mai 1960.
https://books.openedition.org/ined/17850
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