Assia Djebar nous a quittés le 6 février 2015. Huit années déjà que son intelligence, ses écrits nous manquent et que nous l’avons enterrée à Cherchell, en l’absence d’une ministre de la Culture qui avait certainement mieux à faire.
Il faut nous souvenir de ce qu’elle a apporté à notre dignité de femmes algériennes et combien elle s’est ingéniée à déterrer notre histoire, liant histoire et littérature. Une histoire fondée sur des recherches constantes. Elle passait ses journées dans les bibliothèques, tutoyant les archives.
J’aime à me souvenir d’elle ainsi, comme à celle qui, durant des années, avec un investissement total, chaque jour, a consacré son intelligence et son travail à faire émerger à la lumière notre histoire commune. Car notre histoire est reléguée au rang de mémoire, a l’acmé du temps, gaspillée car non porteuse de sens. La guerre, les guerres ont nourri la démarche d’Assia Djebar, car comment restituer la réalité de femmes en Algérie en ignorant qu’elles ont eu à vivre, à se mouvoir, dans une société marquée par des guerres?
Mais, dans ces guerres, nos soupirs, nos actes, notre sang ont pu et peuvent encore être ignorés, gaspillés dirais-je. Je voudrais ajouter qu’ils le sont même lorsqu’ils sont «mis en scène» de façon spectaculaire.
C’est la guerre qui a accompagné son écriture, l’a nourrie. Elle était belle et brillante, une jeune femme de cette catégorie sociale que la France a échoué à créer comme médiatrice avec des indigènes qui en seraient «pacifiés». Son départ pour la France, sa première année comme pensionnaire au Lycée Montagne, qu’elle montrait avec l’émotion que l’on réserve aux jeunes années d’exaltation, son année de khagne au lycée Fenelon ont fait d’elle une «indigène brillante», admise à Normal Sup. C’est ainsi que son entrée dans cette institution est saluée. C’est alors que ses liens avec Paris, son émancipation par l’instruction, l’ont confrontée directement à la question de l’origine et de l’appartenance.
Sa réponse fut simple, de l’ordre de l’évidence : elle était algérienne, appartenant à un peuple en guerre. Elle le savait par le parler berbère de sa grand-mère, par la mémoire des femmes de Cherchell. Elle le savait aussi par la force de l’émotion ressentie, et qu’elle fera partager à toute ma génération, celle de la force de l’expérience du premier jour à l’école française, la main étroitement tenue par celle du père, de ce père, alors bienveillant, qui affrontait à la fois le regard des autres indigènes et des colons, introduisant une fille dans le monde du savoir de l’Autre. Ce moment est déjà à lire comme un moment dans la guerre. Et, à l’occasion de son entrée à l’Académie française, dès les premiers mots et en remerciant les membres de cette assemblée de l’avoir accueillie, elle choisit Denis Diderot comme second ange-gardien, après en avoir référé à Jean Cocteau et à sa formule : «Il faudra que j’évite de m’endimancher en paroles, ce vers quoi nous pousse inconsciemment un lieu historique». Pour ne pas s’endimancher en paroles, elle se ralliera à Denis Diderot : «Il m’a semblé, écrit-il en 1751, qu’il fallait être à la fois au-dehors et au-dedans». On peut dire que, toute sa vie, a été placée sous le signe d’un entre deux harassant, épuisant, une véritable guerre. A son entrée à l’Académie française, elle avait déjà placé les Etats-Unis, l’université de New York, entre elle et la France comme elle avait déterritorialisé son lien avec l’Algérie, en France, en travaillant au Centre culturel algérien, à Paris.
Son mouvement, sa langue, sa mémoire sont dès les débuts placés sous le sceau de cet entre deux. Ainsi, à 20 ans, ses sorties de l’Ecole normale de Sèvres elle les réservait à ramener des documents du mouvement national, des informations sur le combat de son peuple, là-bas, qu’elle partageait avec ses camarades de cours qui s’en souviennent encore: «Nous savions, grâce à Assia».
Mais ce n’est pas encore la guerre, car la guerre, ce n’est pas cette solitude réservée à un membre de l’élite d’une société coloniale. La guerre, c’est d’abord du bruit, du sang et surtout de la fraternité, un sentiment difficile à ressentir dans cette institution du Paris des années 50.
Les frères appelaient à une grève des étudiants d’une année et, elle, première indigène à intégrer l’Ecole normale, n’hésita pas à s’y conformer. En cette année 1956, elle est exclue de l’Ecole normale et entre en littérature. Elle écrit La Soif qui est publié chez Julliard. Elle quitte Paris, se rend à Tunis, rejoindre ceux auxquels elle s’identifie et s’intègre au journal El Moudjahid de la guerre. El Moudjahid, ce titre, c’est pourtant la négation de son engagement et de la place qu’elle a voulue, car il ne parle que du combat des hommes. Mais à 20 ans, la guerre elle la prend à bras-le-corps, ce qu’elle ne cessera de faire dans les bibliothèques ou dans ses films. Car, alors, son malaise n’est pas éteint par son identification au peuple algérien.
Certes, elle peut s’investir dans la lutte de son peuple mais elle reste invisible. Elle, comme ses camarades femmes, les moudjahidate, ne sont pas hissées au niveau de l’histoire de ce peuple. Elles sont enfouies dans sa mémoire. Et, dit-elle, «j’ai voulu m’appuyer contre la digue de la mémoire».
Pour l’avoir, je crois, bien connue, je peux, ici, en référer à un terme de la liturgie : l’anamnèse, qui fait référence à la mémoire du ressuscité - le Christ - et au Missel romain qui établit l’anamnèse comme l’acclamation après la consécration. Ces références au christianisme ne sont audibles que si l’on s’intéresse au lien étroit que, toute sa vie, elle a entretenu avec Saint Augustin, je dirai avec sa personne comme avec son œuvre. Comme pour lui, «moi est une terre d’embarras et de sueur. Il s’agit de moi dans l’acte de ma souvenance... Or, me voici à ne pouvoir comprendre l’énergie de la mémoire». Comme pour Saint Augustin, la mémoire est pour elle une présence. Elle nous livrera la présence de Tin Hinan, de Zoulikha Ouadai dans sa chère Césarée, Cherchell. Dès lors, des voix féminines, l’assiègent et elles les accueille. Elle constate, avec nous :«Est-ce par hasard que la plupart des œuvres de femmes, au cinéma, apportent au son, à la musique, au timbre des voix prises et surprises, un relief aussi prenant que l’image elle-même ?» Comme s’il fallait s’approcher lentement de l’écran, le peupler, mais porte par une voix pleine, dure comme une pierre, fragile et riche comme un cœur humain. Ces voix, elle les accueille car, dit-elle, «grâce à cette parole préservée de mes sœurs, à leur pudeur qui ne se sait pas, si bien que le son d’origine s’est mis à fermenter au cœur même du français de mon écriture. Ainsi Armée ou réconciliée, j’ai pris tout à fait le large». Elle avoue, lors du discours qu’elle prononce à l’occasion de son entrée à l’Académie française, que dès l’âge de 15 ans, elle avait adhéré à une conception fervente de la littérature du poète Henri Michaux : «J’écris pour me parcourir». Ainsi, cet accueil est un retour sur soi.
Et, c’est ainsi que pour elle, prendre tout à fait le large a signifié témoigner d’une autre histoire : celle des Algériennes dans la guerre mais aussi de sa guerre en vue d’aboutir à un apaisement entre les langues française, arabe et berbère.
Elle s’attelle à l’écriture durant cette guerre. C’est dans ces années 50 qu’elle cherche comment dire ses combats.
Edhakira
Chacune et chacun sait qu’Assia Djebar était historienne, formée par Massignon, Jaques Berque. Comment a-t-elle eu recours à cette discipline dans son travail ? Nous avons choisi de substituer le terme Dhakira à celui d’histoire. Ce terme est à la fois mémoire et souvenir, car elle a toujours associé des destins humains aux faits rencontrés dans les archives. La mémoire, Assia Djebar, l’a convoquée par le cinéma mais aussi par la littérature. Une littérature qui lui a permis de vivre sa propre guerre, celle qu’elle a menée dans et avec la langue, avec l’arabe de la tendresse et le français, cette langue infiltrée. A propos de ce recours à la Dhakira, Jamila Ben Mustapha, dans L’Ecriture de l’histoire dans l’Amour, la Fantasia d’Assia Djebar, écrit : «Elle réhabilite le rôle des femmes, dans le passé de la nation, mais le fait de façon double, en les considérant autant comme objet de l’énoncé - et cela est perceptible tout au long du roman - que comme sujet de l’énonciation, ce qui est visible dans la troisième partie de cette œuvre». L’histoire, donc, est bien une conséquence de l’autobiographie : «Ma fiction est cette autobiographie qui s’esquisse, alourdie par l’héritage qui m’encombre» (p ;17-L’amour la Fantasia) elle mêle la consultation d’archives, l’autobiographie, et le témoignage de la vie des femmes qu’elle hausse alors à hauteur de l’histoire collective. Citons encore Jamila Ben Mustapha. Cette prédominance du passé, impossible à écarter, la pousse à rechercher les éléments constitutifs de son identité dans sa tribu, et non plus seulement dans son être : c’est ainsi qu’elle affirme être née, en réalité, non pas en 1936, mais en 1842, à une époque simultanée, à peu près, à celle de la colonisation de l’Algérie :
«… Je suis née en dix-huit cent quarante-deux, lorsque le commandant de Saint-Arnaud vient détruire la zaouia des Beni Ménacer, ma tribu d’origine…», p.302 du roman. Or, cette identification avec sa tribu se fait, non seulement, dans le passé, mais aussi dans le présent, dans la troisième partie du roman, par la solidarité qu’elle exprime avec les femmes de la région de Cherchell.
Elle s’est donc réfugiée, pour en dire, dans les images et les sons. Edhakira, cette mémoire lointaine, tire ses forces des murmures de voix féminines. Cet espace qui permettait, seul, à la société algérienne de ne pas être colonisée. La langue, les récits, les rituels de femmes permettaient à chacune et chacun de se souvenir de soi. On le sait, les nations colonisées, les opprimés, n’ont d’histoire que la mémoire.
Cette première Africaine à intégrer l’Ecole normale supérieure a porté, dans son écriture, la Française musulmane qui, disait-elle, rêvait en arabe et écrivait en français. Elle rejoint ainsi les siens au cœur de la Méditerranée, entre France et Algérie et un nom, murmuré, parcourt ses ouvrages : Sainte Marguerite. Une île. Celle où fut enfermé l’homme au masque de fer. Ce personnage porte ses questionnements et, à travers les siècles, ce lieu devient aussi celui de membres de la smala de l’Emir Abdelkader, expulsés d’Algérie et transportés en France, dans cette île d’abord où certains sont morts et encore enterrés. Plus tard, l’Emir lui-même devait reposer à Damas, auprès de son maître Ibn Arabi, un souffle, une âme, un poète.
Elle a en tête une tragédie inconnue de la majorité des Français, associée à cette terre paradis et prison à la fois, la première déportation d’Algériens vers l’île Sainte-Marguerite, au large de Cannes, C’était dans les années 1843-1844, au tout début de la colonisation. Or, il y avait parmi ces déportés un petit garçon tout blond, avec les yeux verts, le futur second mari de sa grand-mère. Il avait 7-8 ans et provoquait l’étonnement : «On croyait qu’en Algérie, ils étaient tous noirs», auraient dit des policiers de l’époque... Assia ne connaît pas l’île Sainte-Marguerite mais ce bout de terre traduit le destin d’une génération.
Nous l’avons enterrée à Cherchell. Nous, je veux dire sa fille, Jalila, sa sœur, Sakina, son amie Sawsen, son autre famille, les féministes algériennes. Nous n’avons pas supporté qu’elle erre en Méditerranée, inscrite ni en France ni en Algérie et surtout loin de Lol, sa chère Césarée. Nous avons voulu qu’elle trouve une place, à proximité de Cléopâtre Séléné, de Zoulikha Ouadaï à laquelle elle avait rendu une présence. Ce fut un jour de tristesse et de liesse. Nous étions tellement nombreuses dans ce cimetière où les femmes, d’ordinaire, n’ont pas accès à l’occasion des enterrements. Nous avions toutes des genêts à la main, elle les aimait, nous avons poussé des youyous à l’épuisement, elle les célébrait. Depuis, les journées qui suivirent, les fondations fleurissent, il existe en Algérie un prix Assia Djebar. Elle est là, toujours proche de nous. Elle est rentrée chez elle. Ce jour-là, des écoliers et des écolières venus de toutes les régions d’Algérie, portaient une grande banderole sur laquelle était inscrit : «Avec vous, Madame, le paradis sera plus beau».
Pr Fatma Oussedik
Sociologue
https://elwatan-dz.com/assia-djebar-et-les-voix-qui-lassiegent
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