« Dispersés » est définitivement l’adjectif qui revient sans cesse lorsque ma famille parle de l’Irak, car il décrit la première conséquence, pour nous, de la chute de Bagdad en 2003 après l’invasion américaine : nous avons plié bagage et quitté notre terre natale. Nous nous sommes dispersés en emportant avec nous nos souvenirs, bons et mauvais. D’ailleurs, tous ceux qui sont revenus à Bagdad en ont gardé la même impression : une ville sans ses âmes ne fait plus le même effet.
Comme beaucoup de familles irakiennes, ma famille a été contrainte de vendre la maison dans laquelle nous vivions depuis trois générations. La situation du pays est telle que beaucoup de familles issues de la classe moyenne irakienne ont vendu leur propriété pour immigrer à l’étranger. Le retour espéré vers la terre natale a été reporté, voire oublié pour beaucoup.
Bagdad a subi un changement démographique assez conséquent, et les grandes familles bagdadiennes qui ont fait la grandeur de cette ville ont laissé derrière elles tout un tas de souvenirs de bons voisinages, d’histoires d’amour, d’amitiés et un folklore orphelin des gens qui l’incarnaient.
Nous avons donc emporté des souvenirs de famille que nos parents tentent de nous transmettre afin que nous n’oubliions pas notre histoire. C’est le seul trésor que l’on peut offrir aux nouvelles générations quand tout a été perdu, ou presque.
Suite au décès de Belqis, Nizar Qabbani est inconsolable. Il n’écrira plus jamais sur l’amour, tout son talent sera dorénavant investi à dévoiler la lâcheté des dirigeants arabes
Parmi ces souvenirs, il y en a un qui m’a marqué plus que d’autres. Je ne l’ai pas vécu personnellement car je n’étais pas né à ce moment-là, mais c’est un événement que nous commémorons tous les ans. Chaque 15 décembre, nous écrivons des articles à son propos ou publions, ère digitale oblige, des messages sur les réseaux sociaux.
L’événement se déroule en plein hiver à Beyrouth, alors en pleine guerre civile. Le 15 décembre 1981, à midi, une voiture s’arrête devant l’ambassade irakienne de la capitale libanaise. L’Irak est alors en guerre depuis plusieurs mois avec l’Iran. Belqis al-Rawi, femme du grand poète syrien Nizar Qabbani, travaille depuis quelques temps au service presse de l’ambassade irakienne au Liban auprès du frère de mon grand-père, Harith Taqa, à la tête du service depuis un an.
Belqis et Harith ont des bureaux adjacents. L’amitié entre leurs familles respectives date d’une dizaine d’années, lorsque Nizar Qabbani venait à Bagdad pour les festivals de poésie auxquels participait également mon grand-père, Shathel Taqa.
La voiture est remplie d’explosifs. Elle passe le portail de l’ambassade et se gare dans le sous-sol. Quelques instants plus tard, tout le bâtiment de trois étages s’écroule. L’État irakien vient d’être frappé en plein cœur de Beyrouth. On dénombre plusieurs blessés et une dizaine de morts, parmi eux Harith Taqa et Belqis al-Rawi, la dulcinée de Nizar Qabbani, celle à qui il va dédier l’un des poèmes les plus douloureux de la poésie arabe moderne.
Connaissez-vous ma bien aimée Belqis ?
Elle est le plus beau texte des œuvres de l’Amour,
Elle fut un doux mélange
De velours et de beau marbre.
Dans ses yeux, on voyait la violette
S’assoupir sans dormir.
Belqis, parfum dans mon souvenir !
Ô tombe voyageant dans les nues !
Ils t’ont tuée à Beyrouth
Comme n’importe quelle autre biche,
Après avoir tué le verbe.
Belqis, ce n’est pas une élégie que je compose,
Mais je fais mes adieux aux Arabes,
Belqis, tu nous manques… tu nous manques...
Tu nous manques...
« Un poème pour Belqis » (1982)
Selon sa sœur Nibal, Belqis devait quitter l’ambassade un peu plus tôt cette matinée, elle souhaitait acheter des cassettes vidéo pour ces deux enfants mais elle n’avait pas pu à cause de la masse de travail qu’elle devait terminer.
Harith Taqa avait-il deviné le drame ? Ses amis racontent qu’avant son départ pour Beyrouth, alors qu’il venait de terminer sa mission à Rome, il avait prononcé une phrase qui avait interloqué ses amis. Après les avoir invités à se réunir autour de lui, il leur avait dit : « Venez prendre votre dernière photo avec moi ».
Encore aujourd’hui, on se rappelle de cette phrase prémonitoire avec un certain frisson. Tout est écrit et Harith l’avait senti.
Suite au décès de Belqis, Nizar Qabbani est inconsolable. Il n’écrira plus jamais sur l’amour, tout son talent sera dorénavant investi à dévoiler la lâcheté des dirigeants arabes. Pourtant, l’histoire de Belqis et Nizar avait si bien commencé, plus de dix ans auparavant à Bagdad.
Bagdad, le nid des amoureux
En cette année 1969, le 9e Festival de la poésie arabe se déroulait à Bagdad. Ces festivals, qui se déroulaient chaque année dans une ville arabe différente, n’avaient pas seulement une portée littéraire, ils étaient également une occasion pour les poètes arabes de clamer leur soutien aux causes panarabes.
Nizar Qabbani se distinguait par un trait particulier : il s’adressait directement aux femmes arabes, il leur chantait ses louanges, leur faisait la cour, leur adressait ses plus beaux vers. Bref, il remettait les femmes arabes sur un piédestal
Deux ans auparavant, le monde arabe s’était réveillé sous le choc après la débâcle de 1967 face à Israël. Le moral de la rue arabe était au plus bas ; il était alors urgent pour les intellectuels et poètes arabes de remobiliser les peuples du monde arabe devant les défis qui se profilaient devant eux.
Nizar Qabbani était à cette époque l’un des grands noms de la scène littéraire arabe ; il se distinguait par un trait particulier : il s’adressait directement aux femmes arabes, il leur chantait ses louanges, leur faisait la cour, leur adressait ses plus beaux vers. Bref, Nizar Qabbani remettait les femmes arabes sur un piédestal.
Ses poèmes étaient repris par de grands chanteurs de la scène arabe, d’Oum Kalthoum à Mohammed Abdel Wahab en passant par Abdel Halim Hafez. Le natif de Damas n’hésitait pas à écrire sur tous les thèmes importants de l’époque, avec une certaine liberté, quitte à irriter certains.
En 1969, Nizar Qabbani était donc à Bagdad pour le festival de la poésie, mais ce n’était pas la seule raison de sa venue. Il était de nouveau amoureux et, cette fois-ci, son cœur battait pour une jeune Irakienne. Fille d’un officier irakien, Belqis al-Rawi était enseignante à Bagdad.
Comme beaucoup de femmes irakiennes de son époque, elle bénéficiait d’un environnement social qui encourageait la liberté et l’éducation des femmes. Engagée, comme nombreuses femmes arabes de son époque, Belqis était portée par le panarabisme ambiant et faisait partie d’un comité d’Irakiennes en soutien à la cause palestinienne.
Les déboires amoureux de Nizar arrivèrent à l’oreille du président irakien de l’époque, Ahmad Hassan al-Bakr, qui s’en émut et n’hésita pas à appeler personnellement le père de Belqis
C’est au cours d’un récital de poésie que Nizar Qabbani rencontra Belqis al-Rawi. Depuis cette rencontre, il ne put la quitter. À la fin du festival, Nizar Qabbani dédia un de ses vers à sa bien-aimée : « Quel est ce beau visage que je vois à Adamiya [quartier de Bagdad]… si le Ciel le voyait, il en serait jaloux ».
Le poète syrien décida de franchir le pas et se présenta devant le père de Belqis pour demander sa main. Ce dernier ne crut pas au sérieux de la demande et refusa plusieurs fois Nizar Qabbani.
Les déboires amoureux de Nizar arrivèrent à l’oreille du président irakien de l’époque, Ahmad Hassan al-Bakr, qui s’en émut et n’hésita pas à appeler personnellement le père de Belqis. Le président socialiste ne s’arrêta pas à là ; il envoya deux de ses ministres, également poètes et amis de Nizar : Shathel Taqa, mon grand-père, secrétaire général du ministère de l’Information et futur ministre des Affaires étrangères, et Shafik al-Kamali, futur ministre de la jeunesse. Le père de Belqis devait céder.
Trop jeune, à 11 ans, pour se rappeler les détails de l’événement, mon père se souvient toutefois que la visite de Nizar et Belqis à la maison familiale l’avait interpelé. Il espérait alors être parmi les personnes présentes dans la salle des invités, mais c’était peine perdue : il n’eut que le droit d’entrer et de dire bonjour aux invités en compagnie de ses sœurs.
Mon père apprit plus tard que cet événement fut l’occasion pour les deux amants d’annoncer leur union. Plusieurs amis de Nizar Qabbani étaient présents ce jour-là, dont l’écrivain et psychiatre palestinien Ali Kamel, les célèbres médecins irakiens Dr. Ghazi Jamil et Dr. Saniha Amin Zaki, et d’autres invités dont mon père ne parvient à se rappeler les noms.
À l’époque, les journées du festival de la poésie moderne semblaient interminables, ma grand-mère se plaignait de ne plus voir son mari. Nizar Qabbani, Shathel Taqa et les autres poètes tenaient des salons de poésie informels même après la fin des sessions du festival.
La fin d’une époque
Nizar et Belqis déménagèrent à Beyrouth, l’une des villes arabes où se retrouvaient nombre d’intellectuels et de femmes et hommes de lettres du monde arabe à l’époque. L’adage était bien connu dans la région : « L’Égypte écrit, le Liban imprime, l’Irak lit ».
Dans une lettre que Nizar Qabbani envoya à mon grand-père en 1974 pour le féliciter de sa nomination en tant que ministre des Affaires étrangères, le poète de Damas l’encouragea à ne pas se laisser aspirer par le travail politique au détriment de la poésie.
L’époque était aux engagements patriotiques, c’était une manière pour elle de s’engager pour son pays au nom des valeurs panarabes qu’elle chérissait
Nizar décrivait également dans cette lettre comment l’atmosphère de sa maison était, depuis son mariage avec Belqis, imprégnée de culture irakienne ; le poète citait l’odeur de la fameuse bamya (sauce de gombo avec de la viande) que les Irakiens mangent avec du riz, entre autres spécialités irakiennes.
Ma grand-mère raconte une visite qu’elle rendit aux Qabbani la même année ; elle fut reçue à l’aéroport de Beyrouth par Belqis, accompagnée de l’écrivaine irakienne Daisy al-Amir. Elle resta quelques jours auprès de ses amis avant de revenir à Bagdad. Lorsque, quelques mois plus tard, mon grand-père décéda alors qu’il participait, en tant que ministre des Affaires étrangères, à un sommet ministériel à Rabat, Nizar Qabbani envoya un câble à ma grand-mère formulé en ces termes : « Il était ton bien-aimé, notre bien-aimé, il était le meilleur des hommes ».
À la fin des années 70, la vie est compliquée pour le couple Qabbani tant les déplacements étaient devenus difficiles dans une Beyrouth où régnait l’insécurité. La vie sociale se résumait à quelques rencontres avec une poignée d’amis qui habitaient non loin de leur domicile.
Malgré les risques, Belqis n’avait toutefois pas hésité à rejoindre l’ambassade irakienne à Beyrouth. L’époque était aux engagements patriotiques, c’était une manière pour elle de s’engager pour son pays au nom des valeurs panarabes qu’elle chérissait.
La mort de Belqis eut quelque chose de symbolique puisque le monde arabe sembla quitter une ère d’espoir, de convivialité et d’amour pour entrer dans une autre tournée vers la guerre, l’extrémisme et la haine
Il fallut plusieurs jours aux forces de la protection civile pour retrouver les corps de Belqis, Harith et des autres martyrs. Toute la presse arabe se fit l’écho de ce crime odieux qui coûta la vie à une dizaine d’innocents encore dans la force de l’âge.
Mon père raconte la scène du poète Hashim al-Taan, venu, inquiet, s’enquérir de ses amis dans notre maison familiale. Lorsque ma grand-mère lui apprit que Harith était encore sous les débris et qu’elle n’avait aucune nouvelle de lui, il posa sa main sur son cœur pour témoigner de son effondrement et quitta notre maison avec peine. Des passants le retrouvèrent effondré par terre, inconscient, à quelques pas de chez nous. Il décéda quelques minutes plus tard.
Nizar Qabbani ne fut plus le même après cet événement. Il quitta Beyrouth et partit se réfugier à Londres. L’amour quitta définitivement le poète syrien, qui n’écrivit plus que des poèmes corrosifs contre le pouvoir politique dans le monde arabe.
La mort de Belqis eut quelque chose de symbolique puisque le monde arabe sembla quitter une ère d’espoir, de convivialité et d’amour pour entrer dans une autre tournée vers la guerre, l’extrémisme et la haine.
Cette période paraît aujourd’hui presque inconcevable pour les générations contemporaines qui n’ont que les photographies comme témoignages d’une époque où le monde arabe pouvait concevoir ce que pouvait signifier le bonheur. La fin tragique du couple de Belqis et Nizar marqua la fin d’une belle époque.
- Shathil Nawaf Taqa, Français d’origine irakienne (né à Bagdad), est doctorant en droit à la Sorbonne et travaille comme juriste à Doha. En 2017, il a été élu Meilleur juriste de l’année au Qatar par LexisNexis (éditeur mondial dans le domaine du droit). Il écrit régulièrement dans les rubriques littéraires des revues Le Comptoir et Philitt. Il a également rédigé des articles juridiques pour LexisNexis.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Illustration principale : portraits de Belqis al-Rawi et Nizar Qabbani par le dessinateur Daas pour Middle East Eye.
Merci à vous, merci à vous
Assassinée, ma bien aimée !
Sur la tombe de la martyre
Porter votre funèbre toast.
Assassinée ma poésie !
Est-il un peuple au monde,
-Excepté nous-
Qui assassine le poème ?
O ma verdoyante Ninive !
O ma blonde bohémienne !
O vagues du Tigre printanier !
O toi qui portes aux chevilles
Les plus beaux des anneaux !
Ils t'ont tuée, Balkis !
Quel peuple arabe
Celui-là qui assassine
Le chant des rossignols !
Balkis, la plus belle des reines
Dans l'histoire de Babel !
Balkis, le plus haut des palmiers
Sur le sol d'Irak !
Quand elle marchait
Elle était entourée de paons,
Suivie de faons.
Balkis, ô ma douleur !
O douleur du poème à peine frôlé du doigt !
Est-il possible qu'après ta chevelure
Les épis s'élèveront encore vers le ciel ?
Où est donc passé Al Samaw'al ?
Où est donc parti Al Muhalhil ?
Les anciens preux, où sont-ils ?
Il n'y a plus que des tribus tuant des tribus,
Des renards tuant des renards,
Et des araignées tuant d'autres araignées.
Je te jure par tes yeux
Où viennent se réfugier des millions d'étoiles
Que, sur les Arabes, ma lune,
Je raconterai d'incroyables choses
L'héroïsme n'est-il qu'un leurre arabe ?
Ou bien, comme nous, l'Histoire est-elle mensongère ?
Balkis, ne t'éloigne pas de moi
Car, après toi, le soleil
Ne brille plus sur les rivages.
Au cours de l'instruction je dirai :
Le voleur s'est déguisé en combattant,
Au cours de l'instruction je dirai :
Le guide bien doué n'est qu'un vilain courtier.
Je dirai que cette histoire de rayonnement (arabe)
N'est une plaisanterie, la plus mesquine,
Voilà donc toute l'Histoire, ô Balkis !
Comment saura-t-on distinguer
Entre les parterres fleuris
Et les monceaux d'immondices ?
Blakis, toi la martyre, toi le poème,
Toi la toute-pure, toit la toute-sainte.
Le peuple de Saba, Balkis, cherche sa reine des yeux,
Rends donc au peuple son salut !
Toi la plus noble des reines,
Femme qui symbolise toutes les gloires des époques sumériennes !
Balkis, toi mon oiseau le plus doux,
Toi mon icône la plus précieuse,
Toi larme répandue sur la joue de la Madeleine !
Ai-je été injuste à ton égard
En t'éloignant des rives d'Al A'damya ?
Beyrouth tue chaque jour l'un de nous,
Beyrouth chaque jour court après sa victime.
La mort rôde autour de la tasse de notre café,
La mort rôde dans la clé de notre appartement,
Elle rôde autour des fleurs de notre balcon,
Sur le papier de notre journal,
Et sur les lettres de l'alphabet.
Balkis ! sommes-nous une fois encore
Retournés à l'époque de la jahilia ?
Voilà que nous entrons dans l'ère de la sauvagerie,
De la décadence, de la laideur,
Voilà que nous entrons une nouvelle fois
Dans l'ère de la barbarie,
Ere où l'écriture est un passage
Entre deux éclats d'obus,
Ere où l'assassinat d'un frelon dans un champ
Est devenu la grande affaire.
Connaissez-vous ma bien aimée Balkis ?
Elle est le plus beau texte des œuvres de l'Amour,
Elle fut un doux mélange
De velours et de beau marbre.
Dans ses yeux on voyait la violette
S'assoupir sans dormir.
Balkis, parfum dans mon souvenir !
O tombe voyageant dans les nues !
Ils t'ont tuée à Beyrouth
Comme n'importe quelle autre biche,
Après avoir tué le verbe.
Balkis, ce n'est pas une élégie que je compose,
Mais je fais mes adieux aux Arabes,
Balkis, tu nous manques… tu nous manques…
Tu nous manques…
La maisonnée recherche sa princesse
Au doux parfum qu'elle traîne derrière elle.
Nous écoutons les nouvelles,
Nouvelles vagues, sans commentaires.
Balkis, nous sommes écorchés jusqu'à l'os.
Les enfants ne savent pas ce qui se passe,
Et moi, je ne sais pas quoi dire…
Frapperas-tu à la porte dans un instant ?
Te libéreras-tu de ton manteau d'hiver ?
Viendras-tu si souriante et si fraîche
Et aussi étincelante
Que les fleurs des champs ?
Balkis, tes épis verts
Continuent à pleurer sur les murs,
Et ton visage continue à se promener
Entre les miroirs et les tentures.
Même la cigarette que tu viens d'allumer
Ne fut pas éteinte,
Et sa fumée persistante continue à refuser
De s'en aller.
Balkis, nous sommes poignardés
Poignardés jusqu'à los
Et nos yeux sont hantés par l'épouvante.
Balkis, comment vas-tu pu prendre mes jours et mes rêves ?
Et as-tu supprimé les saisons et les jardins ?
Mon épouse, ma bien aimée,
Mon poème et la lumière de mes yeux,
Tu étais mon bel oiseau,
Comment donc as-tu pu t'enfuir ?
Balkis, c'est l'heure du thé irakien parfumé
Comme un bon vieux vin,
Qui donc distribuera les tasses, ô girafe ?
Qui a transporté à notre maison
L'Euphrate, les roses du Tigre et de ruçafa?
Balkis, la tristesse me transperce.
Beyrouth qui t'a tuée ignore son forfait,
Beyrouth qui t'a aimée
Ignore qu'elle a tué sa bien aimée
Et qu'elle a éteint la lune.
Balkis ! Balkis ! Balkis !
Tous les nuages te pleurent,
Quidonc pleurera sur moi ?
Balkis, comment vas-tu pu disparaître en silence
Sans avoir posé tes mains sur mes mains ?
Balkis, comment as-tu pu nous abandonner
Ballottés comme feuilles mortes par le vent ballottées,
Comment nous as-tu abandonnés nous trois
Perdus comme une plume dans la pluie ?
As-tu pensé à moi
Moi qui ai tant besoin de ton amour,
Comme Zeinab, comme Omar ?
Balkis, ô trésor de légende !
O lance irakienne !
O forêt de bambous !
Toi dont la taille a défié les étoiles,
D'où as-tu apporté toute cette fraîcheur juvénile ?
Balkis, toi l'amie, toi la compagne,
Toi la délicate comme une fleur de camomille.
Beyrouth nous étouffe, la mer nous étouffe,
Le lieu nous étouffe.
Balkis, ce n'est pas toi qu'on fait deux fois,
Il n'y aura pas de deuxième Balkis.
Balkis ! les détails de nos liens m'écorchent vif,
Les minutes et les secondes me flagellent de leurs coups,
Chaque petite épingle a son histoire,
Chacun de tes colliers en a plus d'une,
Même tes accroche-cœur d'or
Comme à l'accoutumée m'envahissent de tendresse.
La belle voix irakienne s'installe sur les tentures,
Sur les fauteuils et les riches vaisselles.
Tu jaillis des miroirs
Tu jaillis de tes bagues,
Tu jallis du poème,
Des cierges, des tasses
Et du vin de rubis.
Balkis, si tu pouvais seulement
Imaginer la douleur de nos lieux !
A chaque coin, tu volettes comme un oiseau,
Et parfumes le lieu comme une forêt de sureau.
Là, tu fumais ta cigarette,
Ici, tu lisais,
Là-bas tu te peignais telle un palmier,
Et, comme une épée yéménite effilée,
A tes hôtes tu apparaissais.
Balkis, où est donc le flacon de Guerlain ?
Où est le briquet bleu ?
Où est la cigarette Kent ?
Qui ne quittait pas tes lèvres ?
Où est le hachémite chantant
Son nostalgique chant ?
Les peignes se souviennent de leur passé
Et leurs larmes se figent ;
Les peignes souffrent-ils aussi de leur chagrin d'amour ?
Balkis, il m'est dur d'émigrer de mon sang
Alors que je suis assiégé entre les flammes du feu
Et les flammes des cendres.
Balkis, princesse !
Voilà que tu brûles dans la guerre des tribus.
Qu'écrirais-je sur le voyage de ma reine,
Car le verbe est devenu mon vrai drame ?
Voilà que nous recherchons dans les entassements des victimes
Une étoile tombée du ciel,
Un corps brisé en morceaux comme un miroir brisé.
Nous voilà nous demander, ô ma bien aiméme,
Si cette tombe est la tienne
Ou bien celle en vérité de l'arabisme ?
Balkis, ô sainte qui as étendu tes tresses sur moi !
O girafe de fière allure !
Balkis, notre justice arabe
Veut que nos propres assassins
Soient des Arabes,
Que notre chair soit mangée par des Arabes,
Que notre ventre soit éventré par des Arabes,
Comment donc échapper à ce destin ?
Le poignard arabe ne fait pas de différence
Entre les gorges des hommes
Et les gorges des femmes.
Balkis, s'ils t'ont fait sauter en éclats,
Sache que chez nous
Toutes les funérailles commencent à Karbala
Et finissent à Karbala
Je ne lirai plus l'Histoire dorénavant,
Mes doigts sont brûlés
Et mes habits sont entachés de sang.
Voilà que nous abordons notre âge de pierre,
Chaque jour, nous reculons mille ans en arrière !
A Beyrouth la mer
A démissionné
Après le départ de tes yeux,
La poésie s'interroge sur son poème
Dont les mots ne s'agencent plus,
Et personne ne répond plus à la question,
Le chagrin, Balkis, presse mes yeux comme une orange.
Las ! je sais maintenant que les mots n'ont pas d'issue,
Et je connais le gouffre de la langue impossible ;
Moi qui ai inventé le style épistolaire
Je ne sais par quoi commencer une lettre,
Le poignard pénètre mon flanc
Et le flanc du verbe.
Balkis, tu résumes toute civilisation,
La femme n'est-elle pas civilisation ?
Balkis, tu es ma bonne grande nouvelle.
Qui donc m'en a dépouillé ?
Tu es l'écriture avant toute écriture,
Tu es l'île et le sémaphore,
Balkis, ô lune qu'ils ont enfouie
Parmi les pierres !
Maintenant le rideau se lève,
Le rideau se lève.
Je dirai au cours de l'instruction
Que je connais les noms, les choses, les prisonniers,
Les martyrs, les pauvres, les démunis.
Je dirai que je connais le bourreau qui a tué ma femme
Je reconnais les figures de tous les traîtres.
Je dirai que votre vertu n'est que prostitution
Que votre piété n'est que souillure,
Je dirai que notre combat est pur mensonge
Et que n'existe aucune différence
Entre politique et prostitution.
Je dirai au cours de l'instruction
Que je connais les assassins,
Je dirai que notre siècle arabe
Est spécialisé dans l'égorgement du jasmin,
Dans l'assassinat de tous les prophètes,
Dans l'assassinat de tous les messagers.
Même les yeux verts
Les Arabes les dévorent,
Même les tresses, mêmes les bagues,
Même les bracelets, les miroirs, les jouets,
Même les étoiles ont peur de ma patrie.
Et je ne sais pourquoi,
Même les oiseaux fuient ma patrie.
Et je ne sais pourquoi,
Même les étoiles, les vaisseaux et les nuages,
Même les cahiers et les livres,
Et toutes choses belles
Sont contre les Arabes.
Hélas, lorsque ton corps de lumière a éclaté
Comme une perle précieuse
Je me suis demandé
Si l'assassinat des femmes
N'est pas un dada arabe,
Ou bien si à l'origine
L'assassinat n'est pas notre vrai métier ?
Balkis, ô ma belle jument
Je rougis de toute mon Histoire.
Ici c'est un pays où l'on tue les chevaux,
Ici c'est un pays où l'on tue les chevaux.
Balkis, depuis qu'ils t'ont égorgée
O la plus douce des patries
L'homme ne sais comment vivre dans cette patrie,
L'homme ne sait comment vivre dans cette patrie.
Je continue à verser de mon sang
Le plus grand prix
Pour rendre heureux le monde,
Mais le ciel a voulu que je reste seul
Comme les feuilles de l'hiver.
Les poètes naissent-ils de la matrice du malheur ?
Le poète n'est-il qu'un coup de poignard sans remède porté au cœur ?
Ou bien suis-je le seul
Dont les yeux résument l'histoire des pleurs ?
Je dirai au cours de l'instruction
Comment ma biche fut tuée
Par l'épée de Abu Lahab,
Tous les bandits, du Golfe à l'Atlantique
Détruisent, incendient, volent,
Se corrompent, agressent les femmes
Comme le veut Abu Lahab,
Tous les chiens sont des agents
Ils mangent, se soûlent,
Sur le compte de Abu Lahab,
Aucun grain sous terre ne pousse
Sans l'avis de Abu Lahab
Pas un enfant qui naisse chez nous
Sans que sa mère un jour
N'ait visité la couche de Abu Lahab,
Pas une tête n'est décapitée sans ordre de Abu Lahab
La mort de Balkis
Est-elle la seule victoire
Enregistrée dans toute l'Histoire des Arabes ?
Balkis, ô ma bien aimée, bue jusqu'à la lie !
Les faux prophètes sautillent
Et montent sur le dos des peuples,
Mais n'ont aucun message !
Si au moins, ils avaient apporté
De cette triste Palestine
Une étoile,
Ou seulement une orange,
S'ils nous avaient apporté des rivages de Ghaza
Un petit caillou
Ou un coquillage,
Si depuis ce quart de siècle
Ils avaient libéré une olive
Ou restitué une orange,
Et effacé de l'Histoire la honte,
J'aurais alors rendu grâce à ceux qui t'ont tuée
O mon adorée jusqu'à la lie !
Mais ils ont laissé la Palestine à son sort
Pour tuer une biche !
Balkis, que doivent dire les poètes de notre siècle !
Que doit dire le poème
Au siècle des Arabes et non Arabes,
Au temps des païens,
Alors que le monde Arabe est écrasé
Ecrasé et sous le joug,
Et que sa langue est coupée.
Nous sommes le crime dans sa plus parfaite expression ;
Alors écartez de nous nos œuvres de culture.
O ma bien aimée, ils t'ont arrachée de mes mains,
Ils ont arraché le poème de ma bouche,
Ils ont pris l'écriture, la lecture,
L'enfance et l'espérance.
Balkis, Balkis, ô larmes s'égouttant sur les cils du violon !
Balkis, ô bien aimée jusqu'à la lie !
J'ai appris les secrets de l'amour à ceux qui t'ont tuée,
Mais avant la fin de la course,
Ils ont tué mon poulain.
Balkis, je te demande pardon ;
Peut être que ta vie a servi à racheter la mienne
Je sais pertinemment
Que ceux qui ont commis ce crime
Voulaient en fait attenter à mes mots.
Belle, dors dans la bénédiction divine,
Le poème après toi est impossible
Et la féminité aussi est impossible.
Des générations d'enfants
Continueront à s'interroger sur tes longues tresses,
Des générations d'amants
Continueront à lire ton histoire
O parfaite enseignante !
Les Arabes sauront un jour
Qu'ils ont tué une messagère
QU'ILS…ONT….TU…E…UNE….MES…SA…GERE.
Nizar Kabbani
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