Les centres de regroupement de population ont provoqué un énorme bouleversement du monde rural algérien, dont les conséquences ont laissé des traces jusqu’à aujourd’hui. Auparavant, les regroupés partageaient un sort commun : celui de petits propriétaires fonciers produisant l’essentiel de leurs besoins, s’adressant marginalement au marché et complétant leur revenu en effectuant un travail saisonnier chez les propriétaires terriens plus fortunés. Leurs enfants étaient peu scolarisés, essentiellement dans des écoles coraniques ayant grand mal à assurer une continuité de l’enseignement qu’elles prodiguaient. Leurs conditions de vie étaient sommaires et dépendaient des aléas climatiques. Ce sort et cette destinée communs prirent fin avec les regroupements de population de la guerre. Mais la fin de la guerre et l’indépendance ont tout autant engendré des bouleversements de vie et les trajectoires individelles, jadis scellées par des traditions communes, ont éclaté en une multitude de parcours où chacun devait trouver sa place. Les différents portraits et récits de vie décrits dans ce chapitre reflètent ces changements et la multiplicité des trajectoires.
I. Changements de vies
1. Du petit propriétaire à l’ouvrier agricole
2A. A. est né en 1940 dans la fraction Mesker du douar Bouhlal, au lieu-dit Titouilt. Il avait 18 ans au moment du déplacement au CRP. Sa famille comprenait ses deux parents, et cinq enfants (trois garçons et deux filles). Son père avait effectué son service militaire. Il était resté 5 ans dans l’armée française et avait participé à la guerre contre « la république du Rif » fondée par Abdelkrim El Khattabi dans une région berbère du Nord du Maroc (1921-1926).
3Sur leurs terres, la famille de A. A. cultivait des petits pois, des lentilles et de la gesse et un peu d’orge, mais pas de blé. Sur des petites parcelles, elle possédait des cultures maraîchères (tomates, piments, haricots), ainsi qu‘un cheptel de 150 caprins et 4 bovins, entre vaches et taureaux, qui constituait un moyen important de subsistance. Ils vendaient des œufs et des coqs au marché d’Aïn-Defla.
4A. A. se rendait avec son frère à Marengo (dans la plaine de la Mitidja) pour chercher du travail dans les fermes des colons ou à Khemis-Miliana chez les gros propriétaires fonciers algériens. Leur bétail fut décimé au moment où ils ont été dirigés vers le CRP de Messelmoun.
5Avant de transiter vers le centre de Messelmoun, A. A., son frère aîné et son père ont été orientés vers le centre de tri de Bois-Sacré (que les habitants de la région désignaient comme un centre de torture). Gardés dans ce lieu pendant 2 mois, ils ont ensuite été transférés dans un autre camp militaire près de Zeralda, à l’ouest d’Alger où ils ont été emprisonnés pendant 45 jours. Ils n’ont été, selon ses dires, ni frappés ni torturés. Après cette période d’emprisonnement, A. A. a rejoint sa famille installée sous une tente à Messelmoun. Quelques mois plus tard, ils ont construit un gourbi.
6Dès l’indépendance A. A., rejoint Titouilt avec sa famille, leur lieu de résidence antérieur. Puis au bout de 3 mois, à l’initiative des « autorités responsables », ils sont installés dans une cité construite précédemment par la SAS à El Halhal, au nord d’Aïn Defla. Ils y demeurent 4 ans, de 1963 à 1966. C’est, selon lui, des années de misère et de chômage. Les autorités fournissent de la farine et de la margarine issues d’aides américaines. Puis après un bref retour à Titouilt en 1971, il s’installe à Sidi Ghiles puis à Cherchell qui est une agglomération plus importante du littoral, dans l’actuelle wilaya de Tipaza, à l’ouest d’Alger. Il est embauché dans une coopérative d’anciens moudjahidin. En 1974, il est recruté dans l’entreprise nationale de construction DNC. Il termine sa carrière dans une SAP (Société agricole de prévoyance).
7A. A. a pris sa retraite en 2002. Son frère aîné avait fait le choix de rester au bled, continuant à pratiquer l’agriculture jusqu’aux années noires de la décennie 1990. Il souligne que deux de ses voisins ont eu un choix identique et ont continué à cultiver leurs parcelles dans le même hameau. Dans d’autres mechtas du douar, des gens tenaient à poursuivre leur activité agricole et à cultiver leurs terres. Mais la montée de l’insécurité avait engendré un exode rural général. Son frère qui avait poursuivi son activité agricole s’est finalement installé chez son fils à Sidi Ghiles, dans la ville cotière où il est décédé. Au bled, il n’y avait pas d’école. Ceux qui avaient à cœur de scolariser leurs enfants devaient les placer chez des proches résidant dans les villes. Son autre frère avait suivi à peu près le même parcours. Ceux qui avaient quitté le douar tôt, comme lui, ont eu droit à une retraite relativement décente.
8A. A. a fait le choix de la sécurité. Contrairement à son frère aîné et à ses voisins, après avoir bénéficié des aides financières et alimentaires jusqu’à leur arrêt, il s’est installé sur la côte et a occupé des emplois qui lui ont permis de bénéficier à la fin de sa période légale d’activité, d’une pension de retraite.
2. Un petit berger devenu enseignant en langue française
9M. G. est né en 1950 au hameau Lemmessayel. Il avait 8 ans lorsque sa famille – son père, sa mère, deux frères plus âgés et trois sœurs – fut transférée au centre de regroupement de Fontaine-du-Génie. Ses grands-parents paternels et ses oncles habitaient le même hameau. Son frère aîné a été arrêté par l’armée française. Libéré, il a été assassiné en essayant de rejoindre sa famille au CRP de Fontaine-du-Génie.
10Enfant, M. G. remplissait la fonction de berger et faisait paître les chèvres et deux vaches appartenant à sa famille. Comme les autres enfants de son âge, il était chargé de la surveillance des poules de la basse-cour. Il a suivi les enseignements de l’école coranique pendant un mois jusqu’à l’arrestation de leur maître d’école. Ses parents cultivaient la terre familiale (la céréaliculture et le maraîchage) et son père, pour satisfaire les besoins familiaux, travaillait dans la vigne des colons de la plaine côtière près de Novi. Ils disposaient, sur leurs parcelles, d’une cinquantaine de figuiers et d’amandiers, ainsi que des figuiers de Barbarie, des orangers, des mandariniers, des grenadiers, des pruniers et des pommiers. Les amandes étaient vendues sur les marchés environnants.
11En 1959, M. G. a fréquenté l’école du CRP de Fontaine-du-Génie. Durant les premiers jours de classe, il n’y avait ni tables ni chaises puis l’école a reçu le mobilier scolaire nécessaire. Il a suivi les cours de cette école jusqu’au deuxième trimestre de l’année 1962, où il y a eu un arrêt momentané. Puis il a continué sa scolarité après l’indépendance et, en 1969, a suivi un stage de formation d’enseignant du cycle primaire.
12L’année 1971 marque le début de sa carrière d’instituteur :
J’avais suivi un stage d’une année à Oued Sly, près d’El Asnam, qu’on nomme actuellement Chlef. Toutes mes études, je les avais suivies en langue française. À une certaine époque, ils [les responsables du secteur de l’éducation] nous avaient obligés d’enseigner en langue arabe. J’ai rencontré beaucoup de difficultés, car je n’avais pas pu me reconvertir. Après une année seulement, j’ai dû reprendre l’enseignement en langue française.
13Au moment de l’indépendance, les moudjahidin demandèrent à sa famille de retourner au bled à Allouda. Ainsi, ils connurent un nouveau déplacement, cette fois vers le djebel, la zone montagneuse. La destination qui leur avait été assignée n’était pas leur hameau d’origine. Ils durent, une nouvelle fois, emporter avec eux les tuiles, le bois et tous les matériaux nécessaires pour la construction d’autres gourbis. Ils y restèrent treize jours puis retournèrent à Fontaine-du-Génie, dans le camp (sans barbelé ni surveillance cette fois) où ils vécurent jusqu’en 1971 :
Nous étions revenus au même endroit du camp, où nous avions installé de nouveau un gourbi. Toutes les familles qui étaient avec nous à Allouda étaient revenues sur les lieux du camp.
14Ils retournaient cependant au hameau de Lemmessayel durant la saison de la récolte des fruits, le travail de la terre ayant été abandonné.
15Puis une fois le poste d’instituteur acquis, M. G. a retapé une maison, qui n’avait alors ni plafonds ni portes. Il vécut dans cette maisonnette d’une pièce-cuisine jusqu’en 1990. À cette date, l’APC (assemblée populaire communale) lui a attribué un lot de terrain en auto-construction. Il y a construit une habitation où il vit jusqu’à ce jour. Il a poursuivi sa carrière dans l’enseignement jusqu’à 2001, date de son départ à la retraite.
16Même si sa trajectoire a connu quelques ruptures, M. G. a eu une carrière qui s’est améliorée au fil du temps. Sa scolarité en langue française lui a permis de poursuivre ses études dans cette langue puis de devenir instituteur (il ne se sentait pas capable d’enseigner en langue arabe). On peut parler d’ascension sociale réussie.
3. Le paysan devenu ouvrier du bâtiment
17M. A. est né le 18 février 1945 à Iâaïssayène, sur les terres de ses aïeux. Iâaïssayène est un hameau qui relève de la fraction de Hayouna, du douar Sidi Semiane. Il y vivait alors avec son père et sa mère, ainsi que ses cinq frères et sœurs. Son frère aîné, né en 1928, alors marié, occupait avec son épouse une chambre dans la demeure familiale.
18Comme la plupart des petits paysans de la région, la famille possédait de petites parcelles de terres où elle cultivait du blé, de l’orge, des fèves… elle y entretenait des arbres fruitiers, principalement des figuiers et des amandiers. Son cheptel était constitué de bovins, de caprins, de quelques ovins et d’une jument. Les surplus de production étaient rares, donc ils ne vendaient pas sur les marchés des environs. En général, la production était souvent insuffisante pour satisfaire les besoins alimentaires de la famille durant toute l’année. Pour joindre les deux bouts, chaque année, les parents travaillaient en tant que journaliers chez des colons de Cherchell. Ils étaient embauchés comme saisonniers durant les périodes creuses, après qu’ils aient eu terminé les travaux sur leurs parcelles de terres. Encore enfant à l’époque, M. A. n’a pas travaillé chez les colons.
19En 1952, une école fut ouverte par les Français. Les ruines sont encore visibles car elle a été brûlée par les moudjahidin vers la fin de l’année 1955. M. A. n’y fut inscrit qu’en 1953, soit une année après son ouverture. L’école était constituée d’une grande classe. Les élèves, les Kacemi, Djaâfri, Tassekourt, Yousfi, y affluaient des hameaux environnants. L’instituteur était un Français qui habitait dans un logement annexé à l’école. Entre 1953 et la fin de l’année 1955, le temps de M. A. était ainsi réparti entre l’école et le bétail qu’il menait au pâturage. Après l’incendie, il ne reprit sa scolarité qu’en 1959, dans le CRP, à la suite de leur déplacement forcé :
J’ai appris pas mal de choses à l’école du camp. Je m’en tire relativement bien en langue française. Je comprends et je peux répondre dans une discussion en français.
20Les premières populations ont été déplacées vers le camp de Ghardous en octobre 1958. Leur hameau (Iâaïssayène) était à la limite de la zone interdite. Elles ont pu continuer à exploiter une partie des parcelles de terres qu’elles cultivaient précédemment :
Celles, en contrebas, près de l’oued, faisaient partie de la zone interdite, nous n’avions pas le droit de nous y rendre.
21Durant les jours qui ont suivi l’indépendance du pays, les regroupés reprirent le travail de leurs terres. Vers le mois de janvier 1963, l’ensemble des terres était à nouveau exploité. C’était, selon M. A., une bonne saison agricole, les productions étaient abondantes. Il était devenu agriculteur à plein temps, comme ses autres frères. Ensemble, ils ont cultivé les terres familiales. Mais selon lui, très rapidement la lassitude a gagné les habitants du hameau, les difficultés du terrain et le morcellement des terres rendant l’activité agricole pénible.
22Comme beaucoup d’autres, il entame alors sa reconversion comme aide-maçon à partir de 1973, puis maçon et agriculteur jusqu’en 1980. Il abandonne finalement l’activité agricole pour devenir maçon (à temps plein) à partir de cette date et s’installe à Cherchell.
23Contrairement à beaucoup d’enfants de la région, M. A. a été scolarisé à l’école française avant la guerre et a ainsi cumulé l’activité de berger avec son statut d’écolier. Mais comme beaucoup d’agriculteurs des zones montagneuses, devant la précarité de la situation, il s’est finalement orienté vers le travail du bâtiment et s’est installé dans la principale agglomération de la région.
4. Ceux qui ont fini par baisser les bras
24A. M. est né en 1928 à Iguermoumène, situé à quelque 3 à 4 kilomètres du chef-lieu actuel de Sidi Semiane. Il a séjourné au CRP de Sidi Semiane-Sud à partir de 1959, un camp de montagne. Au moment du regroupement de population, il avait 31 ans et sept enfants (quatre filles et trois garçons). Il a eu des jumeaux nés et décédés dans le CRP. Sa cousine de 20 ans y est morte des suites d’une maladie. Son père y avait érigé son gourbi près du sien.
25À Iguermoumène, il cultivait du blé, de l’orge, des petits pois,… sur des terres abruptes. Les superficies des différentes parcelles dépassaient rarement le quart d’hectare d’un seul tenant. Il possédait trois taureaux, une vache, dix chèvres et des ovins. Il complétait ses revenus en se rendant dans la plaine pour travailler (à Bourkika, à Attatba dans la plaine algéroise de la Mitidja, à Novi et à Cherchell). Le travail saisonnier dans les fermes des colons nécessitait parfois des absences de près d’un mois.
26Relativement plus fortuné que la plupart des paysans de la région, A. M. possédait une matmoura. Contrairement à beaucoup d’autres, son cheptel n’a pas souffert de la guerre et il a pu le prendre avec lui lors de son transfert dans le centre de regroupement de population. Il a vendu son bétail au fur et mesure, ce qui lui a assuré de quoi survivre sans travailler hors du CRP et rester auprès de sa femme et de ses enfants.
27Après l’indépendance, il s’est installé à Djoumer, situé à quelque deux kilomètres à l’ouest d’Iguermoumène. Il a pris soin de ne quitter le CRP qu’une année après, une fois terminé la construction de sa nouvelle habitation à Djoumer. Durant cette année passée au camp, il a survécu en travaillant les terres situées à Iguermoumène. Par la suite, il a tiré ses revenus du travail agricole en association avec des propriétaires qui ne travaillaient pas leur terre et en partageant le produit de la récolte :
Tout mon cheptel, je l’avais vendu durant la période du camp. J’étais parvenu à m’en sortir (juste après l’indépendance) grâce au système d’association. Je m’associais avec celui-là dans sa parcelle de terre, que je cultivais en maraîchage et avec celui-ci en emmenant son troupeau aux pâturages.
28Ses enfants avaient suivi les cours de l’école du camp, ils n’ont pas réussi dans leurs études, de même que ses neveux. N’ayant pas acquis un niveau d’instruction suffisant, tous ses enfants sont devenus agriculteurs, hormis un, qui est employé à la mairie de Sidi Semiane.
29Ses terres sont aujourd’hui abandonnées :
Investies de broussailles et de maquis. Elles m’appartiennent en copropriété avec mon frère. Une autre étendue de terres à Iguermoumène où nous habitions autrefois, est aussi abandonnée. Mes enfants et mes neveux ne peuvent pas travailler ces terres, ils sont accaparés par les besoins pressants de la quête quotidienne des moyens de subsistance. Ces terres sont devenues une forêt. Si l’État nous avait aidés à les mettre en valeur, à les débroussailler, à les labourer […] L’État ne nous a pas aidés dans ce sens. Il ne nous a soutenus qu’en moyens de travail. Moi, je n’avais pas pris de telles aides, je ne peux plus travailler. D’autres ont profité de ces aides, des moteurs, des tracteurs […] Moi je n’en ai pas profité.
30Lié au travail de la terre, il semble qu’en ce qui le concerne, le soutien technique de l’État en matériel agricole soit arrivé trop tard, il n’avait plus les ressorts nécessaires, aussi bien physiques que psychologiques, pour s’adapter aux nouvelles conditions de travail dans l’agriculture.
5. Petit paysan, petit commerçant, puis enseignant à la mosquée
31M. M. est né en 1929. Il est issu d’une famille de petits paysans de la fraction de Souahlia. C’était un adulte âgé de 30 ans au moment de son déplacement au camp de Messelmoun qu’il a intégré accompagné de sa femme, son fils et de sa propre mère. Fait relativement rare, sa famille possédait un titre de propriété écrit en arabe datant probablement de la période ottomane. Ces titres étaient selon lui reconnus par les autorités françaises. Sur leurs terres, ils cultivaient du blé dur, de l’orge, des lentilles, etc. Sa famille était plutôt mieux lotie que ses voisins, elle possédait des matmouras et écoulait le surplus de production aux marchés de Cherchell et de Gouraya.
32Au douar, il avait suivi les cours de l’école coranique de la fraction Souahlia qui regroupait 30 à 40 élèves… Le maître de l’école coranique, B. B., étranger à la région, était originaire de la commune de Theniet El Had. Il était rémunéré par les parents 10 à 20 douros le mois par élève. Ses émoluments étaient complétés par des dons en nature : durant l’été après les récoltes, les parents lui donnaient de l’orge et du blé. Après le décès de l’enseignant, en 1945, l’école coranique est restée sans maître et a fermé ses portes définitivement. Deux ans après, en 1947, M. M. s’est rendu dans la zaouïa de Sidi Mebarek, à 8 kilomètres de Khemis Miliana, pour poursuivre ses études. L’enseignement était payant ainsi que l’internat, du fait des frais d’hébergement (les « droits du logis »). Il a passé près de 7 ans dans cette zaouïa. Une fois acquise la « qualification de l’école, el idjaza » il a dû poursuivre ses études à la Zeïtouna en Tunisie. Ses moyens financiers n’étant pas suffisants, il est retourné au travail de la terre en 1954.
33M. M. souligne ses tentatives d’apprentissage de la langue française, d’abord en rejoignant l’école ouverte à Bouâabdeli (à 2 kilomètres de Souahlia). Tentative qui a cependant rapidement tourné court, car il n’a pas supporté une certaine ambiance qui l’a poussé à abandonner les cours au bout de 8 jours, et ce malgré les efforts de l’enseignant pour le faire revenir. Ensuite, en suivant les cours pour adultes dispensés par des militaires français, dans l’école créée au camp de Messelmoun. Il affirme y avoir appris quelques rudiments de la langue française, surtout l’alphabet :
J’avais appris à déchiffrer quelques mots de la langue française.
34L’arrivée des groupes armés de l’ALN dans la région, le « djeich » selon ses propos, lui donnèrent l’occasion de mettre à disposition les connaissances acquises dans la zaouïa de Sidi Mebarek. Une école coranique fut en effet ouverte pour les enfants de la fraction ainsi, à partir de l’été 1956, il a commencé à enseigner le Coran au douar pour 76 élèves. À cause du nombre important de personnes qu’elle abritait, l’école coranique était une cible potentielle pour l’aviation française. Elle était donc, par nécessité, ambulante :
J’avais commencé les cours à l’ombre d’un chêne, près de ma maison […] puis sous un arbre de pin d’Alep à El Amarcha […] puis sous un caroubier […] puis, au niveau du mausolée du marabout Sidi Mohamed Benmarzouga.
35Il était associé à différentes activités de soutien à la lutte armée (recueil de cotisations, achat de denrées alimentaires pour les soldats de l’ALN, acheminement d’habillement militaire et organisation des tours de garde). Vers la fin de l’année 1956, il fut chargé de tuer le brigadier de Gouraya. N’ayant pas la pratique suffisante des armes à feu, il se désista et se cantonna aux tâches de soutien logistique.
36Le samedi 18 septembre 1958, l’armée française s’est présentée à Souahlia et avait fait descendre ses habitants vers le camp de Messelmoun. Il eut la possibilité de prendre avec lui tout ce qu’il pouvait emporter, y compris le bétail. Dès les premiers jours, le cheptel fut vendu à Gouraya, car l’armée française interdisait tout élevage d’animaux dans le CRP. Il confirme que les activités de soutien logistique à l’ALN n’ont pas cessé malgré le déplacement au camp.
37Cette activité lui valut d’être incarcéré à plusieurs reprises pour des périodes plus ou moins longues à Taghzout, à Bois-Sacré (Gouraya), à Cherchell et à Zurich (aujourd’hui Sidi Amar). À sa sortie de prison en 1961, il n’est pas retourné au camp de Messelmoun et s’est installé à Koléa, une agglomération située plus à l’est.
38À l’indépendance, il résidait dans cette dernière agglomération et n’a rejoint sa famille que vers la fin de l’année 1962. Elle était domiciliée au lieu-dit Timâarthine à Klaoucha, sur les hauteurs de Messelmoun, différent du douar de résidence. Dans cette contrée, les autorités avaient engagé un projet d’aménagement de pistes rurales. Les responsables du projet faisaient travailler les hommes à tour de rôle, pour faire bénéficier les familles d’un revenu modique mais important pour beaucoup d’entre elles. Considérant que cette solution n’était pas satisfaisante, il a repris la route vers une agglomération du littoral et s’est installé à Fouka. Il y a ouvert une épicerie, un commerce de proximité.
39En 1984, M. M est passé devant une commission pour se présenter à un concours au poste d’enseignant du Coran. Il a été considéré apte à occuper ce poste. Depuis cette date, il enseigne à la mosquée de Messelmoun. Sa trajectoire est relativement circulaire ; ayant entamé des études dans l’enseignement traditionnel qui le destinait à des activités liées au culte musulman, il les a abandonnées après avoir eu une qualification du second degré (Kateb, 2014) car les finances familiales ne pouvaient assurer la poursuite de ses études à Tunis. Il a été obligé de retourner au travail agricole puis au commerce avant de réussir finalement au concours qui lui a ouvert les portes de l’enseignement.
II. Ceux qui sont restés
1. Le retour au bled : petit agriculteur et commerçant
40B. B. est né en 1949, il avait 9 ans lorsqu’avec sa famille, il a été transféré vers le camp de Bouzerou, distant de 4 kilomètres du hameau de Bouyhi, fraction de Hayouna, du douar Bouhlal. Dans le hameau d’origine étaient regroupées, outre sa famille (ses parents et ses deux frères), celles de deux de ses oncles paternels. Les voisins non apparentés avaient leur habitation distante de 400 à 500 mètres de leur demeure.
41Sa famille possédait des oliviers, des chênes, quelques amandiers, quatre abricotiers et quatre pêchers. Elle produisait sur leurs parcelles des fèves, des lentilles et des céréales. Elle disposait d’une matmoura où elle emmagasinait la production de blé moissonné. Les produits de leur activité agricole n’étaient pas écoulés sur les marchés environnants. Dans la région, rares étaient les gens qui vendaient au souk. Toute leur production était consommée par la famille qui disposait en outre d’une vache et de dix chèvres que B. B., de par son jeune âge, emmenait paître tous les jours.
42Il ne semble pas que durant la période précédant le regroupement au camp de Bouzerou, il ait été scolarisé dans les écoles coraniques de la région bien que nombre de témoins interrogés aient fait état de leur fréquentation de ce type d’écoles. Il a en revanche, fréquenté l’école française ouverte vers 1960 dans une bâtisse métallique en préfabriqué, dont un modèle existe encore à Zatima, celle de Bouzerou ayant été, depuis, remplacée. L’école était constituée de deux classes mixtes, regroupant quelque 200 élèves. L’enseignement était assuré par deux instituteurs français. Il déclare avoir reçu une bonne instruction en français, renforcée après l’indépendance par un enseignant nommé Ghribi, originaire de Larhat. Ce dernier leur a inculqué d’autres notions de base en langue française. Ses deux autres frères avaient aussi suivi les cours de l’école du camp. Après l’indépendance, leur cursus scolaire a été interrompu à la suite du départ, en 1965, de l’instituteur de l’école de Bouzerou.
43Après l’été qui a suivi la proclamation de l’indépendance du pays, les parents ont continué à exploiter les parcelles de terres qui leur avaient été allouées par les autorités françaises en 1960, dans le cadre de la loi sur la CAPER1. Durant la présidence de Ben Bella, des aides alimentaires cubaines leur ont été distribuées pour faire face aux besoins immédiats. Le retour à Bouyhi, leur hameau d’origine, ne s’est effectué qu’en 1967 :
Nous avons trouvé nos terres investies de broussailles. Nous avions tout défriché. Nous avions éclairci nos vergers. Nous avions tout remis en ordre. Nous nous étions alors mis à pratiquer du maraîchage. Nous nous étions installés à Bouyhi. Tous les habitants de Himda, Beni Bouaiche, Hayouna étaient revenus à leurs hameaux.
44Le témoignage ne s’étend pas sur cette période qui semble lui avoir été profitable. Le maraîchage a permis la commercialisation de la production et un relatif enrichissement :
Nous avions pu acheter des véhicules de transport de marchandises, type Peugeot 404 bâchée. Même ceux qui n’étaient pas parvenus à acheter des voitures avaient un niveau de vie honorable.
45Les événements des années 1990 (actions du GIA) ont touché la localité, où cinq personnes furent assassinées en 1995. Nouvel exode des habitants vers des localités dont la sécurité était relativement assurée. B. B. et sa famille ont émigré vers la ville de Fouka sur le littoral algérois :
Nous avions à notre actif deux exodes. C’est le deuxième qui nous a causé le plus de tort. Je vais vous dire pourquoi. Nous avions constitué un cheptel important, nous avions travaillé durement nos lopins de terre afin de vivre décemment. Puis, nous avons tout laissé sur place, pour retourner à cette localité.
46B. B. a passé une année à Fouka, puis il est revenu en 1996 à Bouzerou, quand l’État a repris l’initiative face aux groupes armés qui sévissaient dans la région et y a rétabli son autorité. Mais sa famille, elle, est restée à Fouka :
L’ensemble de ma famille demeure à Fouka, mes enfants sont restés à Fouka. C’est à cause de la proximité de l’école que mon enfant a réussi dans ses études. Il est actuellement à l’université.
47B. B. s’est marié en 1970, il a douze enfants. Un seul de ses enfants a poursuivi des études universitaires. Il gagne sa vie grâce au commerce.
48Pour lui, la situation se détériore et au moment où il livre son témoignage, il a une appréciation négative des perspectives d’avenir :
Ces dernières années ça grince. Les gens quittent de plus en plus la localité. Le nombre de résidents s’amenuise de plus en plus. Je n’arrive pas à m’en sortir convenablement. Je n’ai pas encore atteint la plénitude de mes cotisations à la caisse de retraite. Je vais m’en aller. Il me manque seulement deux ans de cotisations à la CASNOS2. Je vais me plier en quatre pour les payer afin de pouvoir bénéficier de ma retraite.
49B. B. et sa famille ont transformé la petite unité de production domestique de leurs parents en une exploitation agricole tournée vers le marché et non plus vers l’autoconsommation. Ce qui a sans doute nécessité de mobiliser toute son énergie et celles de ses proches. La détérioration de la situation politique, dans les années 1990, a remis en cause le travail de plusieurs années, et explique le fort découragement qu’il a exprimé à la fin de l’entretien.
2. Retourner vivre au camp
50D. A. est né à Mesker, au douar Bouhlal, en 1939. Au moment du regroupement au CRP de Messelmoun, il était âgé de 19 ans. Son père ayant décédé quelques années avant le début de la guerre, ce fils aîné devient pratiquement le chef d’une famille de sept personnes : sa mère, sa sœur et ses quatre frères :
C’est moi, le fils aîné, qui me rendais au marché. J’étais responsable de la famille. Moi et ma mère, nous étions responsables de la famille. Moi, en dehors de la maison et elle à l’intérieur de la maison.
51Sa famille disposait de sept chèvres, d’une vache et d’un âne. Sur leur parcelle de terre, ils produisaient du blé, des lentilles et des petits pois. Ils ne disposaient que de khabias et pas de matmoura pour entreposer la récolte, leur production était insuffisante pour répondre à leurs besoins alimentaires annuels :
Ma famille ne parvenait pas à joindre les deux bouts de l’année. Avant la nouvelle saison, nous avions déjà épuisé toutes nos réserves. Pour parer à nos besoins, je vendais 10 litres d’huile d’olive et je laissais 10 litres pour nos besoins. Je vendais quatre litres de miel, je vendais aussi une chèvre et 2 à 3 kilogrammes de beurre salé de vache. Ainsi, je pouvais constituer un petit pécule, grâce auquel je pouvais faire face à nos besoins.
52Enfant, il n’avait pas fréquenté l’école coranique du douar. Il n’a appris à lire et à écrire (en langue arabe) qu’au moment où l’ALN a fait irruption dans leur contrée et a ouvert une école avec une seule classe, dans la forêt. L’école a changé de lieu d’implantation à plusieurs reprises. Selon D. A., elle a regroupé une quarantaine d’élèves. Ses frères plus jeunes ont en revanche été scolarisés au camp de Messelmoun. (L’un de ses frères est devenu par la suite le secrétaire général de la commune de Messelmoun ; le territoire, qui avait comme chef-lieu l’ancien camp est devenu une petite agglomération et a été érigé en commune en 1984.).
53Au moment du regroupement et du déplacement de la population de Mesker, D. A. s’est enfui dans la forêt et a vécu dans la zone interdite d’août 1958 à septembre 1959. Il a fini par rejoindre le camp où sa famille était déjà installée et y avait déjà établi un gourbi. Il a rapidement obtenu une autorisation des services de la SAS pour travailler hors du CRP, près de l’agglomération côtière de Bou Ismail (ex-Castiglione) :
Avec l’autorisation de la SAS, je me suis rendu à Bou Ismail pour travailler. D’autres regroupés de Bouhlal y étaient déjà. Nous travaillions dans des champs de maraîchage, de la tomate chez un colon. En arrivant, personne ne demande après nous, comme si vous étiez en Suisse. Le travail était disponible. Personne ne revenait bredouille. Tout le monde trouvait du travail. C’était une aubaine pour les colons, propriétaires des terres. Nous étions une source inespérée de main-d’œuvre.
54D. A. s’est marié et a eu un enfant dans le camp. Après le cessez-le-feu et l’indépendance, il a accepté de retourner à Mesker avec sa famille et a obtenu les aides indispensables à leur survie (aides alimentaires des États-Unis et de Cuba). Néanmoins, les incitations financières et alimentaires n’ont pas suffi à convaincre le témoin de renouer avec son activité antérieure.
55Une fois les aides alimentaires suspendues, il a fallu faire face aux besoins quotidiens. D. A. choisit de retourner à Messelmoun durant l’été 1963 :
Après une année au bled, j’étais revenu au camp. Vers l’été 1963, j’étais revenu à Messelmoun et je demeure aujourd’hui à Messelmoun […]. J’ai construit un gourbi pour m’y installer définitivement. Par la suite, j’ai construit mon habitation actuelle, qui est en face de nous.
56Il a rapidement trouvé du travail dans les services des forêts, de défense et de de restauration des sols :
Durant une année et demie à deux ans, j’étais chef de chantier d’installation de banquettes.
57Puis après avoir acquis un véhicule, il a fait le transport des personnes et des marchandises. En 1967, il a obtenu un registre de commerce, ce qui lui a permis de cotiser pour sa retraite. Il touche sa pension de retraité depuis l’année 2000.
58Le défi de relancer son activité agricole et d’affronter les dures conditions d’existence de la vie avant les camps ne semble pas avoir été son objectif malgré le retour au douar. Le salariat, puis une activité indépendante lui ont offert des perspectives moins aléatoires.
3. Une paysanne, épouse et mère, dans la guerre
59F. H., née en 1937 à Souahlia, est âgée de 76 ans au moment de l’entretien. Elle vivait au lieu-dit d’Immalayou dans la fraction de Hayouna du douar Bouhlal. Veuve de M. A., elle était âgée de 21 ans au moment du regroupement de population et de leur transfert vers le camp de Messelmoun. Elle vivait à l’époque avec son second mari qui lui-même avait déjà été marié et avait eu, avec sa défunte femme, deux filles et deux garçons. F. H. avait eu une fille avec son second époux.
60Sa fille, brûlée au napalm lors d’un bombardement aérien, décèdera quelques mois plus tard malgré les soins reçus à l’hôpital de Staouéli près d’Alger. F. H. évoque cet épisode tragique :
Vers le printemps 1957, un accrochage avait eu lieu à Atrache, pas trop loin de Immalayou […] le lendemain, de bon matin, des harkis étaient venus chez nous pour nous questionner sur les moudjahidin. Quelque temps après leur départ, plusieurs hélicoptères commençaient à déposer des parachutistes aux alentours de Hayouna […] des avions avaient commencé à bombarder les lieux […] j’allais sortir du gourbi, j’avais à mes côtés ma fille et mon fils adoptif […] c’est à ce moment que deux bombes ont éclaté tout près de moi […] tout était devenu flou autour de moi […] après la dissipation de la fumée, j’avais aperçu ma fille Aïcha, âgée de 5 ans, à moitié ensevelie et qui avait la peau brûlée […] elle a été grièvement brûlée par le napalm […] son supplice allait durer plus d’une année […] elle est morte le 10 juillet 1960 après un long calvaire […] quand à mon fils adoptif, A. B., âgé de 14 ans, il était mort lors de ce bombardement […] il avait eu le crâne pulvérisé.
61La famille A. disposait de quelques chèvres, cultivait de l’orge, du blé, des lentilles, des pois chiches sur de petites parcelles. C’était une agriculture de montagne, leurs arbres fruitiers étaient des amandiers, des oliviers et un petit verger d’orangers près de l’oued. La production d’oranges était vendue sur le marché par un voisin.
62F. H. décrit parfaitement la condition de la femme dans cette agriculture de montagne. Mariée très jeune, répudiée probablement de son premier mari, elle épouse en secondes noces A. M., beaucoup plus âgé qu’elle. Ce dernier est veuf et déjà père de quatre enfants issus de son précédent mariage.
63Comme la plupart des femmes des zones rurales, elle s’occupe des tâches du ménage et des corvées ménagères (approvisionnement en eau, ramassage du bois nécessaire à la cuisson des aliments, etc.). Et comme pour la majeure partie des femmes paysannes, elle contribue au travail agricole (entretien du potager, culture maraîchère, traite des vaches et des chèvres) et apporte une aide au mari pendant la période des moissons. Dans cette région, les femmes tissent les habits que portent les membres de la famille et produisent la poterie nécessaire à la cuisine et au stockage des aliments.
64Lors de l’opération de transfert au CRP de Messelmoun, son mari et le frère de ce dernier se sont enfuis dans la forêt pour échapper aux militaires et n’ont rejoint Messelmoun que beaucoup plus tard. Leur demeure a été brûlée par les militaires et F. H. n’a pu récupérer ni ses affaires ni des provisions. Parmi les personnes qui ont livré leur témoignage, c’était l’une des rares ayant exprimé aussi vivement les émotions qui la secouaient, plusieurs décennies après le déroulement de ces douloureux évènements :
L’après-midi nous étions montés sur des camions militaires […] le convoi avait emprunté la route de Sidi Semiane […] quand j’avais aperçu la mer, j’ai commencé à pleurer […] ils vont nous tuer me suis-je dit […] arrivés à Messelmoun, les militaires nous avaient fait descendre des camions […] c’était au début de la nuit […] c’était un terrain vague, vide […] nous étions les premiers au camp […] c’était la première fois que j’apercevais la mer si proche de moi […] cette nuit, les femmes entre nous, nous ne cessions de pleurer, comme si le monde s’était écroulé sur nos têtes […] nous ne voyons plus d’issue à notre sort […] cette première nuit, nous l’avions passé à la belle étoile.
65Après l’indépendance, à la demande des moudjahidin, ils retournèrent au douar à Immalayou, dans la fraction de Hayouna. Les conditions de vie s’avérèrent très difficiles malgré l’aide allouée en denrées alimentaires. La vie dans les montagnes leur était devenue impossible, les moyens de subsistance étaient rares. Après la cueillette des olives (novembre-décembre 1962), ils rejoignirent de nouveau Messelmoun où les conditions n’étaient pas bien meilleures. Mais selon ses dires, la proximité d’un axe routier important donnait des possibilités plus grandes de trouver du travail.
66Elle s’installa avec sa famille dans l’une des servitudes de la ferme Sitges, qui servait à l’époque d’écuries logeant des chevaux et aussi de chaumières à ses ouvriers (saisonniers). Ils la retapèrent sommairement en renforçant la toiture qui s’était effondrée. Les anciens pensionnaires du CRP de Messelmoun qui y sont revenus se sont répartis des lots de terres agricoles du côté sud de la grande route, qu’ils ont emblavés de céréales. Toutes les parcelles ont ensuite été intégrées au domaine agricole autogéré.
67Le mari de F. H. étant décédé au cours de l’année 1973, elle a fini, vers 1976, par s’installer dans le domicile de son père, qui ne possédait aucun patrimoine. Son père et sa mère décédèrent quelque temps après, l’un après l’autre. Ses enfants adoptifs travaillaient dans des exploitations agricoles et subvenaient aux besoins de la famille… L’un a continué une carrière dans l’agriculture, il a travaillé dans le domaine agricole autogéré puis à la suite de sa dissolution, dans l’exploitation agricole collective (EAC) à Hadjeret Ennouss. L’autre a rompu avec l’activité agricole en intégrant l’entreprise nationale de construction, la DNC-ANP, puis à la suite de la dissolution de cette dernière, il s’est reconverti dans le commerce…
68Juste après son installation dans la maison paternelle, F. H. a été recrutée comme femme de cuisine dans le réfectoire de l’école primaire de Messelmoun… Puis elle a été affectée au collège d’enseignement moyen de Messelmoun, où elle a travaillé durant 11 années comme cantinière, avant de bénéficier d’une retraite des services de l’Éducation durant une vingtaine d’années. Ce n’est qu’au cours des années 1990 que son fils a constitué le dossier permettant à sa mère de bénéficier d’une pension, une rémunération périodique en tant qu’ascendante d’une victime civile de la guerre de libération nationale. La procédure n’a nécessité que l’extrait de décès de la fille défunte et la présentation de deux témoins auprès des services de la police et de la gendarmerie.
III. Nouvelles destinées
1. Un ingénieur hydraulique formé dans l’ex-URSS
69M. B. est né en 1953, au lieu-dit de Taghout, du douar Bouhlal, fraction Souahlia. Il avait 5 ans au moment du regroupement de population et du transfert de sa famille vers le CRP de Messelmoun. Il a de ce fait gardé des souvenirs marquants sur les faits de guerre.
J’avais suivi les cours de l’école coranique durant six mois. J’apprenais le Coran et je commençais à écrire l’arabe tout seul. C’était durant la guerre. Un jour, des avions commençaient à bombarder l’endroit où nous nous trouvions. J’avais jeté la latte sur laquelle j’écrivais et je me suis sauvé vers la maison. Pour moi, la guerre avait commencé ce jour-là […] Quelques jours seulement après, en milieu de journée, des avions étaient apparus au-dessus de nous et commençaient à bombarder le douar. Notre maison était ciblée, ainsi que celle de notre voisin Belaidi. Nous nous sommes sauvés vers la forêt pour nous cacher […] Après la fin du bombardement, nous étions revenus à nos demeures pour chercher quelques effets. Nous avions trouvé des vaches et des chèvres qui gisaient par terre dans leur sang. Nous avions aussitôt quitté les lieux vers une maison abandonnée un peu plus loin. Mon père me tenait par la main. Il portait mon petit frère sur son dos. Ma mère tenait ma sœur par la main. Le lendemain, je suis revenu à la maison avec ma mère pour chercher quelques provisions. Sur place, nous avions trouvé des militaires français avec des harkis […]. À la suite du bombardement que j’ai cité tout à l’heure (mi-1957), mon frère Ali (né en 1951) en était sorti indemne apparemment. Le lendemain, il décédait subitement, probablement suite à une hémorragie interne. Il a été enterré sur les lieux.
70La famille de M. B. était composée de son père, de sa mère et de ses quatre enfants : lui-même, son frère aîné (né en 1946), son frère cadet et une sœur. Comme il en témoigne ci-dessus, il a perdu son frère âgé de 2 ans. Un autre frère et deux de ses cousins ont été faits prisonniers en 1959 et ont été portés disparus.
71Du fait de son âge, M. B. n’était pas chargé de mener le bétail au pâturage. Arrivé au CRP de Messelmoun en compagnie de sa mère (le père est décédé sous la torture en 1959 avant le déplacement au camp), ses deux frères et sa sœur, M. B. a été scolarisé à l’école française dans des conditions matérielles difficiles qui se sont progressivement améliorées :
Malgré toutes les adversités de la vie et le fossé linguistique de départ entre nous et les enseignants français, nous avions pu, quand même, assimiler les rudiments essentiels de la langue française.
72Il y avait selon lui une discipline de fer à l’école du camp. Il justifie son assiduité à l’école par les repas servis chaque jour. C’était une raison plus que suffisante, car les différents témoignages n’ont pas manqué d’insister sur la faim, lancinante durant cette période du CRP.
73De retour au douar, sa famille dont deux des siens étaient des martyrs, a bénéficié des aides de la part des autorités :
Ma petite famille ne manquait de rien à cette époque. En tant que famille de deux martyrs (un frère et le père), nous étions aidés par les moudjahidin, ils nous donnaient de la farine, du lait, du sucre, du beurre […] d’ailleurs, nous avions un surplus que nous donnions aux voisins. C’étaient des aides, nous ne disposions ni de chèvres, ni de moutons, ni de semences pour travailler la terre.
74En 1962 et 1963, il a suivi les cours de l’école coranique qui avait de nouveau ouvert ses portes. Puis à l’instigation des autorités locales, il a été scolarisé à l’école primaire de Messelmoun. Il était astreint quotidiennement à faire un trajet de 4 à 5 kilomètres pour rejoindre sa classe. En 1965, après l’examen de fin de cycle primaire, il est entré au collège de la ville de Cherchell à l’est de Messelmoun puis a fréquenté le lycée de la ville de Miliana, une ville plus au sud, dans le département voisin. Après avoir obtenu le baccalauréat, il a étudié pendant 6 ans en URSS, à Moscou, où il a obtenu son diplôme d’ingénieur en construction hydrotechnique. Sous-directeur des services de l’Hydraulique de la wilaya de Tipaza, il a eu l’occasion de faire plusieurs stages de perfectionnement à l’étranger (en France, en Chine et en URSS). Proche de la retraite, il n’a plus de responsabilité au sein des services de l’Hydraulique. L’une de ces filles est pharmacienne et gère une officine.
75M. B. a probablement bénéficié, comme beaucoup d’autres, de la participation de membres de sa famille à la guerre d’indépendance. Il a pu obtenir une bourse pour poursuivre des études d’ingénieur à l’étranger. Il a eu une carrière professionnelle conforme à la formation et au diplôme acquis.
2. Le militaire de carrière
76M. A. est né le 15 janvier 1945 au lieu-dit d’Amarcha à Souahlia, qui appartient au douar Bouhlal, où il vivait avec sa famille, composée du père, de la mère, de lui-même qui est l’aîné, de ses trois sœurs et d’un frère cadet. Il était âgé de 13 ans au moment du transfert au CRP de Messelmoun. La famille cultivait de l’orge, du blé, des lentilles sur de petites superficies ne dépassant pas un demi-hectare par culture. Elle disposait également d’arbres fruitiers, amandiers, oliviers, et quelques petites vignes. Elle élevait une dizaine de chèvres, des bovins (deux vaches et un taureau). La production était stockée dans des khabias. M. A. était chargé de conduire quotidiennement les chèvres au pâturage.
77M. A. a suivi les cours de l’école française de Bouabdelli (distante de 4 à 5 kilomètres de Amarcha) pendant 5 jours. Battu par l’institutrice, il n’y est plus retourné. Il dit avoir suivi par intermittence les cours de l’école coranique de Souahlia. À l’école coranique du maquis, il affirme avoir mémorisé une bonne partie du Coran :
Certains élèves avaient pu apprendre le quart, d’autres un peu plus.
78Mais l’école de Souahlia a été fermée à la suite du déplacement des gens du douar vers le camp. Au cours de l’année 1961, il a travaillé, avec d’autres enfants, dans la ferme abandonnée par le colon et prise en charge par la CAPER. Ils étaient payés en produits alimentaires, essentiellement de la farine et de la semoule.
79Contrairement à ses sœurs, il n’a pas été scolarisé lorsqu’il était au CRP de Messelmoun (du fait de son âge, il échappait à la scolarité obligatoire).
80Le retour au douar à Amarcha s’est effectué à la fin de la guerre, le séjour a duré 3 mois, sans le père malade qui a refusé de quitter le CRP (décédé en mars 1963, un an jour pour jour après le cessez-le-feu). Devenu chef de famille pour subvenir aux besoins juste après l’indépendance, M. A. travaillait dans l’exploitation agricole de Messelmoun. Durant la journée, il était ouvrier agricole et le soir, il se rendait à bicyclette jusqu’à Cherchell pour des cours de soir, dans une enceinte mitoyenne de la place publique.
81Sa première tentative d’intégrer les forces armées à Oran, à la fin de l’année 1963, a tourné court, suite aux conflits existants entre des factions de l’armée. Incarcéré à la prison militaire, il a fini par en sortir dans des conditions relativement rocambolesques3. Dans les zones rurales algériennes, des traditions d’enrôlement dans l’armée existaient, y compris pendant la colonisation, mais c’était le plus souvent dans un temps limité (pour se constituer un pécule pour rembourser une dette, échapper à une vendetta, etc.).
82Il retourne à Messelmoun et reprend son travail d’ouvrier agricole jusqu’en 1967. Suite à une dispute familiale, il tente une nouvelle fois de s’engager dans l’armée. Ses déboires avec l’institution militaire n’en finissent pas, conséquence de l’abandon de sa tentative précédente à Oran. Finalement, il poursuit une carrière militaire jusqu’à la retraite :
J’ai pris ma retraite de l’armée algérienne depuis douze ans. Depuis, je m’occupe de l’exploitation d’une terre agricole familiale à Amarcha au douar, où j’étais né et où j’avais vécu avant notre déplacement au camp. Je réside cependant à Messelmoun, la distance Amarcha à Messelmoun, il y a 5 à 6 kilomètres. Un grand nombre de familles étaient restées au douar. Ce n’est que durant la décennie noire, durant les années 1990, qu’elles finirent par quitter le bled. Moi, je fais des activités agricoles sur nos terres à Amarcha sans y résider. Mon frère cadet, nouvellement retraité, y est aussi revenu pour travailler des parcelles de terres.
83C’est une étonnante trajectoire qu’a vécue M. A. qui pourtant, semble avoir eu en permanence des difficultés avec l’autorité (école, famille, armée) pour en définitive poursuivre une carrière militaire. Son parcours se termine par un retour dans l’agglomération construite sur les vestiges de l’ancien CRP où il consacre son temps au travail agricole sur les terres familiales.
3. Du travail agricole à la poésie amazigh
84M. I. est né en 1940 au lieu-dit d’Ikhitheryene, relevant de la fraction Hayouna (du douar Sidi Semiane). Il y vivait avec son père (décédé en 1955), sa mère et cinq de ses frères. Ses parents ont convolé en secondes noces. Le père est divorcé d’un premier mariage sans enfants qui a duré 17 ans ; la mère, elle, est veuve avec deux enfants d’un premier mariage. Son oncle maternel, la fille de ce dernier et sa nièce demeuraient dans un groupement d’habitation voisin. Sa famille, bien que pratiquant le même type d’agriculture que ses voisins, semble posséder plus de biens : des chèvres, des vaches, des brebis des arbres fruitiers, des figuiers, des amandiers, des oliviers et deux taureaux qui servaient aux labours.
85Les produits de leurs activités agricoles étaient écoulés sur le marché de Cherchell : de l’huile d’olive, des amandes, des figues, des olives, le surplus des céréales, mais aussi des boucs, des moutons, des veaux au moment des fêtes religieuses… Il ne signale pas de travail saisonnier chez les colons ou des propriétaires plus fortunés.
86M. I. a été inscrit à l’école des indigènes (une seule classe), avant la guerre, vers 1950 ou en 1951, à la date de son ouverture, au lieu-dit de Talanedjerthane à Ghardous, au même endroit où a été ouvert le camp de regroupement par la suite. Il a fréquenté cet établissement jusqu’en 1956, année où il obtient le certificat d’études primaires. Sa scolarité s’est arrêtée à ce niveau. Il a fréquenté l’école coranique où il a appris la langue arabe. Depuis son plus jeune âge, il a manifesté de l’intérêt pour la lecture. Afin d’alimenter sa soif de lecture, il a sollicité les tolbas pour obtenir en prêts des ouvrages (écrits en arabe). Il n’hésitait jamais à demander de l’aide pour la compréhension de la langue arabe. Berbérophone, il a acquis de cette manière une parfaite maîtrise de l’arabe.
87Lorsqu’en 1956, les membres des groupes armés firent irruption dans la région, il faisait partie des groupes de soutien à la lutte armée (approvisionnement, collecte de fonds, recueil d’informations). Il a été arrêté une première fois comme « messager des fellagas » et a passé 34 jours à la caserne militaire de Ghardous où il a été torturé puis libéré car n’ayant fourni aucune information susceptible de l’incriminer. Il est arrêté une seconde fois du fait de sa présence dans une « zone interdite » et emprisonné à la caserne militaire de Novi pendant un mois et où il subit à nouveau des sévices.
88En 1958, les mechtas de Beni Habiba, Bouhesseyène, Laâri Oumelzi, Tamloul, sont installées au camp de Ghardous et leurs habitations détruites. Le camp était distant de quelques kilomètres de leur mechta. Leurs parcelles de terre n’étant pas toutes en « zone interdite », ils ont pu poursuivre leurs activités agricoles avec l’obligation de retour au camp avant 16 h 00.
89Au lendemain de l’indépendance, une partie des membres de sa famille entame la remise en place des habitations détruites durant la guerre et ce n’est que vers la fin de l’année 1963 que le retour vers leur mechta à Ikhitheryene, est possible. Selon ses dires, jusqu’en 1965, ils auraient connu de dures conditions de vie, subsistant grâce aux denrées alimentaires allouées par la Croix-Rouge ou le Croissant-Rouge, mais toutefois en quantités insuffisantes par rapport à leurs besoins.
90Il s’est marié en 1961, son premier enfant est né en 1964. Tous ses enfants sont nés au douar. Quelques-uns ont été scolarisés à l’école de Tizi El Had, distante de leur hameau de quelque deux kilomètres et d’autres à Sidi Ghiles où il s’était installé avec sa famille en 1978. Tous ses enfants n’ont pas réussi dans leurs études.
91En revenant à Ikhitheryene à la fin de l’année 1963, il s’est investi dans le travail de la terre et l’élevage d’animaux en compagnie de sa femme et de ses enfants jusqu’à 1978, date de leur déplacement à la ville côtière de Sidi Ghiles, conséquence de la faiblesse des ressources et des moyens de subsistance au bled.
92Cette migration le contraint dans un premier temps à travailler comme journalier dans les exploitations agricoles du littoral. Puis avec un ami, il loue et exploite des terres agricoles du domaine public où ils pratiquent des cultures maraîchères sous serre. Après quelques années, il s’investit dans la vente et l’achat d’animaux :
Je suis devenu maquignon [dit-il en français], parcourant les routes d’un marché de bestiaux à un autre.
93Il s’initie à la poésie en lisant des poètes arabes (Nizar Kabbani, Hatim Ettaï et Abbou Tayeb Al Moutanabi) :
Leur éloquence me subjuguait, que je m’étais mis à rabâcher leurs poèmes inlassablement, afin d’affermir mon parler en langue arabe […] Étant amazigh, ma langue maternelle étant l’amazigh, mon répertoire en langue arabe était très limité au départ […] Après une phase d’imitation de vers de poésie arabe, j’ai commencé à écrire des poèmes (en amazigh).
94Il s’est investi dans l’écriture de poème en langue amazigh à partir de la poésie en langue arabe, il ne cite pas de poète en langue amazigh (Si Mohand Ou Mhand par exemple4). Il se considère comme un poète confirmé. Il est rémunéré pour ses prestations publiques lors de manifestations culturelles dans la région.
Au plan culturel, à chaque participation à une semaine culturelle, dans le cadre d’une association que j’ai créée, je perçois 50 000 dinars algériens, que je partage avec les membres de mon groupe. Lors des journées artistiques où je déclame des poèmes, je reçois en moyenne 10 000 dinars algériens.
95De toute évidence, il ne semble pas au vu des revenus déclarés, que son activité artistique soit suffisante pour subvenir à ses besoins, l’essentiel de ses revenus relève vraisemblablement de son activité de « maquignon ».
IV. Des figures singulières et des trajectoires multiples
96Ces différents témoignages montrent que la destinée commune initiale de ces paysans – le travail inlassable des parcelles de terre familiales, la recherche d’un revenu d’appoint pour combler les insuffisances de la production agricole, l’analphabétisme des femmes et la faible scolarisation des enfants, etc. – fut bouleversée par leurs séjours dans les centres de regroupement de population.
97La famille M. fournit à elle seule un exemple de cette multitude de trajectoires individuelles. Les membres de cette famille habitaient dans une zone de repli des moudjahidin, en quelque sorte un sanctuaire de l’ALN transformé par la contre-guerilla en zone interdite. Deux d’entre eux (le père et le fils) ont participé aux entretiens.. Leur maison a été détruite par les bombardements de l’armée française, obligeant tous les membres à vivre en pleine forêt durant plusieurs mois. Lors du déplacement forcé, le père est resté dans le bled. Après plusieurs mois passés dans le camp, M. A. est retourné avec ses frères et leur mère vivre dans la zone interdite. Arrêtés par les militaires, ils sont remis de nouveau dans le camp.
98Leur trajectoire post-indépendance est des plus intéressantes. M. A. fait partie d’une famille qui s’est fait une place au soleil à force de labeur et d’efforts. C’est un commerçant prospère. Ses autres frères sont pour certains commerçants comme lui, un autre est cardiologue, un autre enseignant de physique du secondaire, le frère ingénieur est directeur des travaux publics de wilaya. Tous ont vécu dans le camp et dans la zone interdite. Le dernier cité (l’ingénieur) est né en 1959 dans la zone interdite ; il n’a pu par conséquent fréquenter l’école coloniale.
99La trajectoire de M. M. ne manque pas d’intérêt. Son père est décédé alors qu’ils étaient encore au douar. Enfant, il a connu la prison du camp de Bois-Sacré, en compagnie de sa mère. Retournant dans sa mechta, après l’indépendance, il n’a pas pu continuer ses études. Actuellement, il est gardien dans une structure publique à Messelmoun.
100Retracer les trajectoires de gens simples entraînés dans le chaos d’une guerre qui ne disait pas son nom, dont ils subirent la violence et les contraintes et dont ils ne maîtrisaient ni les tenants ni les aboutissants nous a paru presque comme un impératif.
101La trajectoire de chacun de ces individus peut servir à illustrer les transformations engendrées par le tournant de la guerre au sein des zones rurales algériennes. Des milliers de paysans non seulement dans cette région mais dans d’autres régions du pays ont connu des changements de vie à la fois individuels et familiaux qui les ont conduits à prendre une orientation totalement différente de celle qui leur était a priori destinée, s’ils n’étaient pas passés par les camps de regroupement.
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