En Tunisie, plusieurs dizaines de milliers de personnes font face à des difficultés d’accès à l’emploi, au logement, à la santé dans un pays dépourvu de loi sur l’asile.
Une migrante d’Afrique subsaharienne, assise sur un ponton de Sidi Mansour, à 270 km au sud-est de Tunis, attend une opportunité pour partir en Europe (AFP/Fethi Belaïd)
Des murs gris foncé montés de fils barbelés, des tourniquets de sécurité, des barrières installées pour empêcher toute personne de circuler sur le trottoir : dans le quartier des Berges du lac à Tunis, le siège du Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (UNHCR) impressionne.
Juste à côté de l’enceinte du bâtiment, Mohamed Ahmed se tient debout à côté de trois autres personnes, réfugiés ou demandeurs d’asile comme lui.
« Je suis arrivé ici il y a un an et je vis dans la rue », explique à Middle East Eye le jeune homme emmitouflé dans son manteau en ce jour de pluie. « Je n’ai rien ici. »
Mohamed Ahmed a quitté le Soudan du Sud au déclenchement de la guerre en 2013.
« Je suis parti de chez moi à cause de problèmes, pas pour l’aventure », assène-t-il. Il est remonté par le Soudan, l’Égypte puis la Libye où il est resté cinq années. Lorsqu’il a tenté de rejoindre l’Italie par la mer, son bateau a été intercepté par les garde-côtes tunisiens et, lui et ses compagnons de voyage, ont été débarqués à Sfax, à 260 km au sud de la capitale.
« Ici il n’y a rien, on est traités comme des animaux », lâche-t-il.
En raison de problèmes de santé accumulés au cours de son périple, il est obligé de se rendre régulièrement à l’hôpital.
« On me dit de revenir pour un rendez-vous alors que c’est urgent », explique-t-il. « Ils me laisseraient mourir dans l’attente. »
Jordan, un autre demandeur d’asile rencontré dans un café de La Soukra, atteste d’une situation similaire.
« À chaque fois, à l’hôpital, on me fait passer en dernier », témoigne-t-il, pointant du doigt le racisme du corps médical. Résultat, il est obligé de s’en remettre à la médecine privée. « Dans les cliniques, ils s’en foutent que tu sois noir tant que tu payes. »
Mais pour Mohamed Ahmed, impossible de payer, il n’a pas d’argent. « Lui et moi, on n’a pas mangé depuis deux jours », explique-t-il en pointant un ami à lui, lui aussi exilé. N’ayant pas pu payer le médecin lors de sa dernière consultation à l’hôpital, l’établissement l’a contraint à laisser sa carte de demandeur d’asile. « Là je circule sans, c’est dangereux », lance-t-il l’air inquiet.
La Tunisie, dépourvue de loi sur l’asile
Cette carte lui a été délivrée par le HCR lors du dépôt de sa demande il y a près d’un an. La Tunisie est signataire de la Convention de Genève de 1951 relative au statut des réfugiés et reconnaît donc ce statut.
Pour autant, elle n’a jamais adopté de loi nationale pour l’encadrer, les demandeurs d’asile et réfugiés se retrouvent ainsi sans protection légale. Pour pallier ce manquement, c’est le HCR qui s’occupe du processus consistant à recueillir les demandes d’asile et déterminer le statut de réfugié.
Plus haut, au deuxième étage du bâtiment, le représentant adjoint du Haut-Commissariat, Laurent Raguin, relativise.
« Les choses ne sont pas parfaites, mais il ne faut pas mettre la Tunisie dans le même panier que certains pays qui sont hyper violents avec ces gens », estime-t-il auprès de MEE.
La position de l’institution est claire : la Tunisie est un pays sûr pour l’asile. « Ce n’est pas parce qu’il n’y a pas de loi nationale qu’elle ne respecte pas les lois internationales, la Tunisie [les] respecte », souligne-t-il.
« Nous fournissons des cartes de demandeurs d’asile et des cartes de réfugiés et la Tunisie respecte ces cartes. Quand quelqu’un est arrêté dans la rue et qu’il montre la carte du HCR, les policiers le laissent aller », insiste Laurent Raguin.
« Les demandeurs d’asile et les réfugiés ont accès à l’éducation et à la santé », poursuit-il. Il reconnaît toutefois que ces statuts ne permettent pas d’accéder à l’emploi de manière légale à travers un contrat de travail. « Malheureusement, une grande partie de la population tunisienne travaille aussi dans l’informel », rappelle-t-il.
« On n’a pas de travail ici, c’est dur à trouver, on ne peut que rester à la rue »
- Mohamed Amed, demandeur d’asile soudanais
Sauf qu’en l’absence de protection légale, les réfugiés et demandeurs d’asile se retrouvent vulnérables face aux discriminations et à l’exploitation.
Plusieurs d’entre eux rapportent travailler dans des conditions extrêmement difficiles et avoir subi des discriminations quant aux montants et versements de leurs salaires.
Un réfugié soudanais de 26 ans, Saber Adam Mohamed, est lui décédé dans un accident du travail dans une usine de Mégrine (banlieue sud de Tunis).
Un travail « indigne » où il était « moins bien payé » que des collègues tunisiens, rapporte Romdhane ben Amor, porte-parole du Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux (FTDES), qui a pu s’entretenir avec certains de ses proches.
Mohamed Ahmed, lui, n’a pas pu trouver d’emploi. « On n’a pas de travail ici, c’est dur à trouver, on ne peut que rester à la rue », déplore-t-il.
Génocide au Darfour, atrocités en Libye
« L’emploi, c’est une priorité », estime Mahmoud Kaba, chargé de projet pour EuroMed Droits, un réseau d’organisations de la société civile en Méditerranée.
Outre des revenus, « c’est ce qui ouvre la voie à une couverture sociale, à l’ouverture d’un compte en banque ».
Face à cette situation, de nombreuses manifestations ont eu lieu au cours de l’année 2022. À l’origine, plusieurs dizaines de réfugiés et demandeurs d’asile avaient été contraints de quitter le foyer de Médenine, géré conjointement par le UNHCR et Conseil tunisien pour les réfugiés (CTR), sous peine de « procédures juridiques ».
Nombre d’entre eux avaient ensuite occupé pendant plusieurs semaines les bureaux du Haut-Commissariat à Zarzis en guise de protestation, avant de gagner le siège de l’organisation à Tunis.
« J’ai survécu au génocide au Darfour puis j’ai été témoin des atrocités [du groupe] État islamique en Libye et je ne me sens pas en sécurité en Tunisie », expliquait alors à MEE Abdulrasoul, un demandeur d’asile soudanais, dans la cour du HCR à Zarzis.
Leur revendication principale était alors d’être évacués de Tunisie vers un pays « sûr » via le programme de réinstallation du HCR. Après des mois à la rue, certains ont fini par être relocalisés dans un centre à Raoued, en banlieue lointaine de Tunis.
D’autres comme Mohamed Ahmed vivent toujours dehors, dans la rue, à proximité des bureaux de l’Organisation internationale pour les migrations (OIM), où d’autres manifestations ont eu lieu au mois de septembre.
« On ne peut parler de pays sûr alors qu’il n’y a pas de loi pour encadrer ça [le statut de réfugié] », analyse Mahmoud Kaba. « La situation est similaire pour les demandeurs d’asile, les réfugiés et ceux qui n’ont pas fait de demande [comme les travailleurs migrants] ; globalement, il n’y a pas de protection sociale », estime-t-il.
« La seule protection, c’est contre l’expulsion, et encore, pour certaines nationalités, la protection n’est pas garantie. »
« De nombreux défenseurs des droits humains, notamment maghrébins, sont harcelés par la police »
- Mahmoud Kaba, chargé de projet pour EuroMed Droits
Le cas de Slimane Bouhafs l’illustre. Ce militant algérien vivait en Tunisie en tant que réfugié. Après avoir « disparu » pendant plusieurs jours, il est réapparu en détention aux mains de la police algérienne, dans des circonstances peu claires dans l’attente des conclusions d’une enquête menée par un tribunal algérien.
Il avait pourtant reçu le statut de réfugié de la part du HCR. Ce précédent renforce la menace sur les militants et activistes réfugiés en Tunisie.
Plus récemment, le cas de Zaki Hannache, activiste algérien réfugié depuis le mois d’août en Tunisie, inquiète, bien qu’il ait reçu le statut de réfugié le 17 novembre 2022.
« De nombreux défenseurs des droits humains, notamment maghrébins, sont harcelés par la police », témoigne Mahmoud Kaba, citant le cas d’un exilé libyen qui a été brièvement arrêté et forcé de montrer le contenu de son téléphone à des agents des forces de l’ordre.
« La Tunisie n’est pas un pays sûr »
De manière générale, la situation des droits humains dans le pays fait face à une « régression » selon Amnesty International dans un rapport publié en juillet 2022.
« Au cours de l’année qui s’est écoulée depuis que le président [Kais] Saied s’est arrogé les pleins pouvoirs [en activant l’article 80 de la Constitution], le 25 juillet 2021, la situation relative aux droits humains s’est détériorée en Tunisie, sur le plan législatif comme celui de l’augmentation des atteintes aux droits humains dont se rendent coupables les autorités tunisiennes », explique l’ONG.
En novembre 2022, le tribunal de Cagliari (Sardaigne) a jugé que la Tunisie n’était pas un pays sûr, empêchant l’expulsion d’un migrant tunisien depuis l’Italie, débouté de sa demande d’asile.
Lassaad Oueslati : « Penser que tout migrant est une charge en moins pour la Tunisie est problématique »
La décision de justice précise qu’actuellement, « même la barrière constituée par la justice aux arrestations illégales et aux détentions provisoires abusives est incontestablement fragilisée par le régime du président Saied », rapporte l’agence de presse italienne Adnkronos.
« La Tunisie n’est pas un pays sûr, même pour les Tunisiens », lance Romdhane Ben Amor, d’un ton ironique.
Finalement, de nombreux exilés préfèrent retourner en Libye, admet le responsable adjoint du HCR.
« Quand on leur propose de déposer une demande d’asile, il y en a plein qui disent : “Non, on veut repartir en Libye pour reprendre le bateau [pour l’Europe]’’ », explique Laurent Raguin.
« Si j’avais de l’argent, je retournerais en Libye », confirme Mohamed Ahmed. « Même s’il y a la guerre, tu peux travailler, gagner de l’argent et repartir. »
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