Au pays des mariages forcés et des unions arrangées, Samim a dû risquer sa vie pour obtenir la main d’Hamira. Au village, ils sont devenus un symbole du libre choix amoureux face aux traditions patriarcales.
En ce mois d’août 2022, Samim broie du noir. Le nouveau salon du barbier-coiffeur, décoré en rouge vif et blanc comme une cuisine moderne, tourne à vide. Les affaires sont mauvaises, souffle-t-il au téléphone. Des pans entiers de l’économie afghane se sont effondrés au retour des talibans, douze mois plus tôt. Les gens n’ont plus d’argent. Et puis qui a encore besoin d’une coupe élégante au pays des mollahs ? Le chef suprême de l’émirat islamique d’Afghanistan, Haibatullah Akhundzada, n’a-t-il pas interdit aux salons de tailler la barbe des clients ? Non, ce n’était décidément pas le moment de se lancer dans l’artisanat du ciseau et des shampoings, résume notre interlocuteur d’une voix lasse.
À la fin de sa journée, le coiffeur de 27 ans compte à peine une cinquantaine d’afghanis (0,50 €) dans la caisse, de quoi acheter du pain en ces temps d’inflation à deux chiffres. Afin de compléter ses maigres revenus, il vend aussi des cartes SIM et guette l’argent de son frère, qui travaille en Iran. Son potager en revanche ne lui est plus d’aucune utilité. « Nous subissons une sécheresse exceptionnelle », soupire-t-il en montrant des photos de paysages rocailleux sous un ciel sans nuage. Sa vache affamée ne donne pratiquement plus de lait. L’été de feu a grillé l’herbe de la plaine rocailleuse qui ceinture Khodaidad, son village, situé au sud-ouest de Kaboul. À l’instar de la plupart des Afghans, le jeune homme se limite à un repas quotidien, un dîner vite expédié en compagnie de sa mère et de son frère.
En réalité, le vrai souci de Samim, c’est Hamira. La jeune femme brune qui occupe ses pensées a disparu. Elle ne répond plus à ses messages. Pire, son téléphone semble coupé. L’arrivée des talibans au pouvoir avait déjà mis entre parenthèses leurs rendez-vous clandestins. C’est désormais très dangereux d’entretenir une relation secrète. La nouvelle police des mœurs rôde. Déjà, des hommes ont été flagellés pour avoir marché aux côtés de femmes célibataires sur la voie publique. Samim se méfie aussi des dénonciateurs anonymes. Le village compte de nombreux Pachtounes, l’ethnie qui forme l’ossature du nouveau pouvoir à Kaboul. « Pour nous, l’amour est interdit », tranche le jeune homme.
À dire vrai, rencontrer, séduire et aimer n’a jamais été facile au pays des mariages arrangés, a fortiori dans les zones rurales, où tout le monde se connaît. Sur ces sujets largement tabous, Samim aurait de quoi écrire un livre à partir de sa longue histoire avec Hamira. Le couple s’est rencontré au lycée en 2012, l’année qui marque le début du désengagement militaire de la coalition internationale. Samim est alors en terminale. Le lycéen un brin austère n’a d’yeux que pour une jeune fille « très drôle » qui étudie en classe de seconde. Tous les deux sont des Hazaras, une minorité chiite régulièrement ciblée par les djihadistes.
Des hommes ont été flagellés pour avoir marché aux côtés de femmes célibataires sur la voie publique.
Samim entame sa cour grâce au téléphone, un passage quasi obligatoire au pays de la purdah, une pratique de séparation stricte entre les sexes. Les débuts sont laborieux, avec un « je t’aime » en guise de premier texto qui ne récolte aucune réponse. Personne, il est vrai, ne lui a appris à parler aux jeunes filles. Encore moins à les séduire. Même entre garçons, chacun préfère en général taire ses relations. Après cet échec, le soupirant maladroit laisse passer cinq mois, puis s’arrange pour croiser la lycéenne dans une ruelle. Cette rencontre est la bonne. « Finalement, il est sérieux ce garçon », pense-t-elle en le quittant.
Les deux adolescents se lancent alors dans un dialogue frénétique à coups de SMS, à toute heure du jour et de la nuit. Hamira apprécie « la gentillesse, la politesse et les conseils avisés » de Samim, qui la rassure : « Je ne suis pas là pour jouer. Je veux faire ma vie avec toi. » Suivant les traditions locales, il s’en va bientôt demander sa main au père d’Hamira. L’homme est un commandant militaire qui s’est enrichi sous le régime corrompu du président Hamid Karzai, nommé à ce poste par les Américains en 2001. S’il réside la plupart du temps à Kaboul auprès de sa seconde épouse, il garde un œil sur sa première famille, logée dans une villa confortable, avec trois chambres, un salon, des vaches, des poulets. Le notable a décidé que sa fille irait à un homme qui a des biens plutôt que des sentiments. Samim, issu d’un milieu modeste, est congédié sans façons.
« Pour nous, l’amour est interdit »
La romance impossible entre alors dans une nouvelle ère, plus clandestine, plus frustrante, plus dangereuse aussi. Au début des années 2010, une vague de conservatisme gagne les campagnes. Sous la pression des talibans, qui quadrillent les collines, les écoles des filles sont fermées les unes après les autres. Dans les villages, il faut dissimuler, travestir, employer des ruses de Sioux pour effacer toute trace d’une relation non autorisée. Samim et Hamira sont des amoureux de l’ombre. Ils se frôlent un jour au détour d’une rue, se saluent le lendemain depuis un toit. Parfois, ils se rejoignent dans les montagnes désertiques. « Ma mère se doutait de quelque chose », estime Hamira, qui refuse poliment dix demandes en mariage.
La liberté sur les réseaux
Difficile de garder une relation secrète au village. La rumeur de leur relation finit par arriver jusqu’aux oreilles d’Iluz, le père de la jeune femme. Pour ce genre d’offense à l’honneur de la famille, on n’hésite pas à se faire justice soi-même en Afghanistan. « On va le torturer, ton Samim », promet le commandant à sa fille, au milieu d’une bordée d’injures. Des tueurs débarquent rapidement au village et se lancent aux trousses du jeune homme. Ce fut la chance qui le sauva ce jour-là. Il se promenait sur les hauteurs lorsqu’il aperçut trois inconnus armés de kalachnikovs marchant dans sa direction. Prenant ses jambes à son cou, il parvint à s’enfuir dans les montagnes, puis se fit oublier quelques mois en Iran. À son retour, la colère du commandant était retombée.
Le père d’Hamira est accaparé à Kaboul, qu’il ne quitte plus beaucoup. Nous sommes en 2018. La ville hérissée de barrages face à l’avancée irrésistible des talibans ressemble à une forteresse en sursis. Hauts fonctionnaires, chefs militaires et responsables politiques sentent que le vent a tourné. À Washington, on est las de soutenir à bout de bras un régime décrié et son armée où se multiplient les désertions. Les premiers pourparlers s’engagent avec les talibans. La signature d’un accord de paix le 20 février 2020 accélère la déliquescence du pouvoir à Kaboul. La capitale s’abandonne finalement aux insurgés le 15 août 2021.
Même à Khodaidad, les amis de Samim sont scotchés à leur écran. Les filles étant désormais interdites de collège et de lycée, les garçons se débrouillent pour obtenir leurs numéros grâce à une sœur ou des cousines. « Les gens ne sont pas libres comme avant, mais personne ne peut empêcher les jeunes de draguer à l’heure des portables », juge Samim. Plus méfiant que jamais, il utilise désormais deux téléphones, l’un, vide, qu’il glisse dans la poche en sortant dans la rue et un second pour la maison, qui renferme les traces compromettantes des échanges avec sa bien-aimée.
En août 2022, Hamira reçoit la visite surprise de son père. « Viens, je t’emmène quelque temps à Kaboul. Il faut que tu viennes m’aider avec ma nouvelle femme », insiste-t-il gentiment. Cédant à la pression familiale, la jeune femme gagne la capitale sans appréhension particulière. Mais une fois arrivée sur place, l’ancien chef militaire lui arrache son portable et l’enferme dans une chambre. « Tu ne parleras plus jamais à Samim, lui assène-t-il. Je t’ai trouvé un mari. » La voilà prise au piège. Au bout de cinq jours, son père la pousse fermement devant un inconnu timide qui tient un bouquet à la main. « Je veux mourir, je ne veux pas me marier avec toi », ose-t-elle. Le prétendant gêné baisse les yeux vers ses chaussures cirées. Il finit par quitter les lieux sans remarquer qu’un jeune homme l’observe de près, de l’autre côté de la chaussée. Samim a retrouvé la trace d’Hamira avec l’aide d’un parent éloigné qui s’oppose aux mariages forcés. Cela fait des jours qu’il espionne la maison, des jours qu’il ne mange plus, ne dort plus. Il a tout compris en voyant le garçon au bouquet rentrer et sortir. Il l’a rattrapé au coin de la rue et attaqué sans préavis : « Tu sais que c’est un mariage forcé ? Tu sais qu’on se fréquente depuis dix ans ? Tu lui as demandé son avis ? »
« Tu ne parleras plus jamais à Samim. Je t’ai trouvé un mari. »
C’en est trop pour l’impétrant, qui a déjà encaissé la rebuffade d’Hamira : il préfère renoncer à cette union hasardeuse. Samim décide alors d’enfoncer le clou. Au téléphone, il menace le père d’Hamira : « Je suis devant un commissariat des talibans. Soit vous nous laissez nous marier, soit je leur dis tout sur votre passé. » À l’autre bout du fil, l’ancien responsable militaire a le visage qui se décompose. Il sait ce qui attend les hauts gradés qui ont collaboré de près avec les Américains. Malgré les promesses d’amnistie, Kaboul bruisse de rumeurs de vengeance et d’exécutions sommaires. C’est un homme au bord de la panique qui dépose Hamira sur le parking d’un supermarché puis démarre en trombe, la mâchoire serrée. La voilà libre de décider de son avenir, pour la première fois de sa vie, à 24 ans. La jeune femme se précipite dans une boutique et supplie le vendeur : « Appelez ce numéro. » En décrochant l’appel, Samim comprend qu’il a gagné. Après dix années de patience et d’intrigues, rien ne semble pouvoir entraver leur mariage. Les voilà réunis dans l’intimité d’une chambre d’hôtel.
Frères et sœurs
Le couple décide de ne pas trop s’attarder dans la capitale quadrillée par les talibans. Trop de barrages, trop d’hommes barbus et armés, trop d’interdits. Fini le temps où les amants pouvaient se fondre dans un relatif anonymat. Les parcs sont surveillés et les restaurateurs ont l’ordre de ne plus recevoir les couples de célibataires. Ceux-ci ont dû se rapatrier sur les marchés, où ils jouent les frères et sœurs, mais chaque rencontre est une aventure risquée, voire mortelle en cas d’adultère.
De retour au village, Hamira emménage chez ses futurs beaux-parents comme si elle était déjà mariée. Le soir venu, elle s’endort le ventre noué dans la pièce blanche et verte située à l’étage de la bâtisse en terre. Le couple doit régulariser la situation au plus vite s’il veut éviter une descente surprise des policiers talibans stationnés à trente minutes de marche. Un mollah arrangeant accède à leur demande de mariage. Samim doit s’endetter à hauteur de 3 000 € en prévision de la fête. Tout le village reçoit un carton d’invitation.
Le jour J, deux cents personnes se déplacent finalement au banquet, soit à peine la moitié des habitants. Ici, on n’aime pas beaucoup cette histoire d’amour qui défie les codes patriarcaux de la société afghane. Petite consolation, la mère d’Hamira est bien présente à la cérémonie. « Je suis désolé que les choses se soient passées comme ça », dit Samim à sa belle-mère. Quant à son beau-père, l’ancien commandant qui voulait sa mort, il a refait sa vie au Pakistan.
« Je veux du calme et de la sécurité.Un tel endroit n’existe pas en Afghanistan. »
Quelques jours après la noce, Samim et Hamira affichent l’air un peu béat de ces amoureux sur leur nuage. Vêtu d’une longue chemise bleue finement brodée, le jeune Afghan aux pommettes saillantes sourit avec timidité. À ses côtés, Hamira rajuste son foulard bleu marine autour de sa chevelure brune. Les jeunes mariés hésitent encore entre la joie et la retenue, comme s’ils ne croyaient pas tout à fait à leur chance. « J’ai eu tellement peur. Même maintenant je continue d’avoir peur », lâche cette femme fluette au téléphone.
Joint trois mois plus tard, le couple a perdu son entrain. Samim est au chômage. Il a dû vendre son salon de coiffure pour éponger ses dettes. Autour d’eux, la tension au village n’est pas retombée. Certains continuent de les regarder de travers, quand d’autres, notamment chez les jeunes, y voient une source d’inspiration en cette période de recrudescence des mariages forcés. Le couple pense à refaire sa vie à l’étranger, loin des fondamentalistes. Un désir partagé par des millions d’Afghans. « Je veux du calme et de la sécurité, glisse Hamira. Un tel endroit n’existe pas en Afghanistan. »
Le fléau croissant des mariages d’enfants
La pauvreté qui se généralise, le système patriarcal, la fermeture des écoles par les talibans… tout concourt aujourd’hui à la hausse des mariages d’enfants au pays des mollahs.
Pour Sadia, l’école s’est arrêtée à l’âge de 14 ans. La petite Afghane a cessé du jour au lendemain de fréquenter en catimini l’établissement privé de son quartier populaire de Kaboul, dans lequel des professeures enseignent aux filles malgré les interdictions des talibans. Ici, son départ était autant attendu que redouté. Tout le monde connaissait le sort qui lui était réservé : un mariage forcé avec un homme de 60 ans. La direction du collège avait bien tenté de raisonner le père de la jeune mineure. En vain. « J’ai déjà dit oui, je ne vais pas revenir sur ma décision », avait expliqué le chef de la famille.
Il a troqué la liberté de sa fille contre celle de son fils. C’était soit un mariage, soit l’aîné continuait de croupir en prison pour avoir tenté, sans succès, d’émigrer clandestinement en Iran. Sollicité par la famille, un commissaire taliban s’était engagé à libérer le prisonnier en échange de la main de sa petite sœur.
« Marché conclu », a répondu le père. Rencontrée dix jours avant la cérémonie, la future épouse décrivait le sexagénaire en des termes peu flatteurs : un « homme rondouillard, pas éduqué, âgé, conservateur ». Elle racontait son histoire aux étrangers de passage comme on lance une bouteille à la mer.
Jusqu’à la date fatidique, Sadia a caressé l’espoir de fuir à l’étranger en compagnie de son frère aîné. « Lui aussi est contre ce mariage, mais il nous faut beaucoup d’argent pour payer les passeurs », confiait la jeune fille, qui aspirait à devenir « quelqu’un » : étudier et avoir un métier. Le mariage a brutalement interrompu ses rêves d’enfant. Aux dernières nouvelles, Sadia vit désormais chez son époux. La voilà cantonnée au rôle de domestique qui passe le balai en paille, secoue les tapis, transporte lessive mouillée et lourds plateaux de vaisselle, et encourt tous les risques liés aux grossesses précoces.
Sans être tout à fait banal, le sort de Sadia est loin d’être exceptionnel en Afghanistan. Un rapport de l’Unicef estimait déjà en 2018 que 35 % des femmes étaient mariées avant d’avoir 18 ans et 9 % avant 15 ans. Mais, depuis le retour des talibans, ces pratiques seraient en forte hausse. « En Afghanistan, tout contribue à favoriser le mariage des enfants. Vous avez un gouvernement patriarcal, la guerre, la pauvreté, la sécheresse, des filles qui ne peuvent plus aller à l’école », explique Stéphanie Sinclair, directrice de Too Young to Wed, une organisation américaine.
Plongées dans une sévère dépression économique – se nourrir est devenu la préoccupation numéro 1 des Afghans depuis la chute du précédent régime et le départ des Occidentaux –, certaines familles en sont réduites à céder leur fille contre quelques centaines d’euros. C’est une « bonne » affaire pour le prétendant : la dot à verser est moins chère que pour une femme plus âgée. Quant aux parents, ils y voient un moyen d’assurer la survie du reste de la famille, de soigner une maladie grave, de payer les études d’un garçon ou de régler des prêts contractés chez un voisin.
Sans être tout à fait banal, le sort de Sadia est loin d’être exceptionnel en Afghanistan.
Dans une enquête menée par Amnesty international, l’ancien militaire Momim, 35 ans, explique avoir marié sa cadette Najla, 7 ans, à un homme plus âgé que lui, en échange de 1 350 euros qu’il a aussitôt dépensés afin de payer ses dettes. « Qui veut faire ça à ses enfants ? Je n’avais pas le choix, je savais qu’elle souffrirait, reconnaît-il. La pauvreté vous pousse à commettre des choses que vous ne pouvez pas imaginer dans votre vie. » À l’entendre, ils seraient nombreux dans le voisinage à agir de la sorte.
En fermant les portes des collèges et lycées aux adolescentes, les talibans ont indirectement encouragé les parents démunis à leur trouver un époux au plus vite. « Quelle perspective offrir à une enfant qui n’a pas le droit d’étudier ? », s’interroge ainsi Korsheed, une mère de six enfants qui habite au centre du pays. Son aînée de 13 ans est déjà mariée. Sa cadette, 10 ans, pourrait subir le même sort. « J’ai un espoir qu’elle deviendra quelqu’un et supportera sa famille grâce à l’école, hésite Korsheed. Mais si elle ne peut pas aller au collège, qui prendra soin de ma fille ? Je devrai la marier. »
Officiellement, les mariages forcés et précoces sont interdits en Afghanistan. « Personne ne peut contraindre une femme à se marier », avait déclaré en décembre 2021 le mollah Haibatullah Akhundzada, chef suprême des fondamentalistes, en ordonnant aux tribunaux, gouverneurs et ministères de lutter contre cette pratique. Le décret des nouvelles autorités visait à limiter les débordements de ces commandants talibans qui contraignent des jeunes femmes célibataires à les épouser. Un texte resté largement lettre morte.
https://www.la-croix.com/Monde/Afghanistan-lamour-temps-talibans-2023-01-06-1201249565
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