Romancier, dramaturge et poète visionnaire, par la radicalité de sa critique KATEB Yacine est considéré, grâce à son roman «Nedjma», comme le chef de file de la littérature algérienne. Tout est sorti de la prison et de l'amour, les deux sources de l'œuvre de KATEB Yacine. Il porte un regard lucide sur le drame du peuple algérien vivant entre la cruauté inouïe du colonialisme et le rejet du fondamentalisme religieux. Dans la colonisation, l’esclave en arrive à aimer ses chaînes, car après la conquête militaire, il a été entrepris l’assimilation et l’acculturation. Faisant appel à Tacite, à l’histoire de l’Antiquité, KATEB constate que Numides et Gaulois ont été vaincus par les Romains, dont le vaste empire a fini par s’effondrer. Ecrivain réaliste, il voulait transformer le monde. «Je suis Algérien par mes ancêtres, internationaliste par mon siècle» et il précise : «Ni musulman, ni arabe, mais algérien». Ecrivain engagé, il estime que «le rôle de l’écrivain consiste à prendre position». En effet, «Nedjma» dénonce la colonisation et se situe dans «la période de l’affirmation de soi et du combat» écrit Jean DEJEUX. Poète rebelle, adversaire du colonialisme et partisan de l’indépendance, KATEB occupe en Algérie «la place du mythe ; comme dans toutes les sociétés, on ne connaît pas forcément son œuvre, mais il est inscrit dans les mentalités et le discours social». «Nedjma», conçue dans une grotte par un Algérien et une Française d’origine andalouse et juive islamisée, vivant en marge d’un monde perturbé, est le symbole d’une Algérie meurtrie et divisée par la guerre entière, mais toujours unie par l’amour de sa terre. La femme occupe une place de choix dans la libération de l’Algérie : «Gloire aux cités vaincues ; elles n’ont pas livré le sel des larmes, pas plus que les guerriers n’ont versé notre sang : la primeur en revient aux épouses, les veuves éruptives qui peuplent toute mort, les veuves conservatrices qui transforment en paix la défaite, n’ayant jamais désespéré des semailles, car le terrain perdu sourit aux sépultures, de même que la nuit est qu’ardeur et parfum, ennemie de la couleur et du bruit, car ce pays n’est pas encore venu au monde : trop de pères pour naître au grand jour, trop d’ambitions déçues, mêlées, confondues, contraintes de ramper dans les ruines» écrit-il dans «Nedjma». KATEB milite pour une Algérie libre, sans détour : «La grande importance de Kateb Yacine, c’est qu’il ne construit pas des ponts entre Orient et Occident, il a plutôt tendance à les miner ces ponts, à montrer que ces ponts ce sont des ponts artificiels, et que la réalité c’est celle du conflit» dit Gilles CARPENTIER. Par conséquent, «Nedjma» s’identifie aux héroïnes de la guerre de libération : «Elle fut la femme voilée de la terrasse, l’inconnue de la clinique, enfin femme sauvage sacrifiant son fils unique, sa noirceur native avait réapparu, visage dur, lisse et coupant. Nous n’étions pas assez virils pour elle. (…) Et le colt sous le sein». Par la dimension métaphorique de sa contribution littéraire, KATEB Yacine reste ainsi l’une des figures les plus importantes et révélatrices de l’Histoire douloureuse de l’Algérie. «L’Auteur de Nedjma manipulera la plume à l’encontre de l’oppression comme d’autres manipuleront les armes pour combattre l’oppresseur» écrit le professeur Benaouda LEBDAI. «Nedjma, c’est l’héroïne du roman, qui d’ailleurs… enfin, ne domine pas tout à fait la scène, qui reste à l’arrière plan. C’est d’ailleurs le personnage symbolique de la femme orientale, qui est toujours obscure et qui est toujours présente également. Nedjma, c’est aussi une forme qui se profile, qui est à la fois la femme, le pays, l’ombre où se débattent les personnages […] principaux du roman, qui sont quatre jeunes Algériens dont je raconte les aventures et mésaventures. Algérie qui est actuellement noyée dans une espèce d’opacité, l’opacité d’un pays qui est en train de naître et dont les acteurs projettent des lueurs et finalement montrent le visage» dit KATEB Yacine. Aussi libre et libertaire, insolente et provocante, indéchiffrable et éblouissante que son œuvre, fut la vie de KATEB. Militant de toute son âme pour l’indépendance, au sein du Parti populaire algérien, puis du Parti communiste, il s’engage avant tout avec les «damnés de la terre», dont il est avide de connaître et faire entendre les combats : «Pour atteindre l’horizon du monde, on doit parler de la Palestine, évoquer le Vietnam en passant par le Maghreb» dit-il. Ainsi, «L’Homme aux sandales de caoutchouc» est, en 1970, une vaste fresque historique sur Ho-Chi-Minh et du Vietnam. Ecrivain réaliste, KATEB Yacine est adoubé par les «Lettres françaises» que dirige Louis ARAGON : «Yacine Kateb a 18 ans. Il est parti en France, il y a quinze jours. Conférences à Paris. Visites à Eluard, Aragon. M’a écrit une lettre enthousiaste. Je serais heureux qu’il réussisse à s’imposer. Il a un réel talent», écrit Emmanuel ROBLES qui l’a fortement soutenu. Pour Jean GRENIER, dans une lettre du 10 août 1951, de recommandation à Albert CAMUS, notre auteur est «enthousiaste et brûlant comme la poudre», Jean SENAC le présente en un écrivain qui «parle plus haut que le mot». KATEB Yacine est convaincu que les mots sont une arme contre l’oppression : «Beaucoup (…) n’ont pas besoin de livres pour vivre. Pauvres idéalistes ! Ils ne savent pas que les livres, à la fin des fins, resteront la dernière propriété de l’homme, propriété rarissime… Les révolutions commenceront plus que jamais dans les bibliothèques» dit-il.
SENAC qualifie «Nedjma» d’une allégorie en prise avec l’Histoire de l’Algérie en train de se faire (1er novembre 1954), un éclatement du récit réaliste s’opposant au nouveau roman code déjà dominant, une unicité d’une œuvre à venir. N’appartenant à aucune école de pensée, même s’il a lu William FAULKNER, James JOYCE, John DOS PASSOS et Bertolt BRECHT, le style de KATEB Yacine peut être parfois sinueux ; son récit n’est pas linéaire, les histoires s’enchevêtrent. «Ce qui fait la force du texte katébien, c’est sa non-transparence ; il n’est jamais de grandes proclamations de foi dans Nedjma, c’est dans la construction même du texte, dans la stratégie discursive que s’affirme l’indépendance» écrit Geneviève CHEVROLAT. Fragments, bourgeonnements, variantes, éclatement de la narration traditionnelle, par sa structure innovante et par sa densité poétique, le récit de KATEB écrit par spasmes et construit avec des guenilles comme des morceaux de jarre cassée, innove et déroute le lecteur. «Moi, j'ai choisi la Révolution. Je suis prêt à sacrifier beaucoup de recherches de formes pour atteindre les objectifs de fond, vitaux pour la littérature (...) Nous avons une réalité qui demande d’être appréhendée directement de façon vierge (…) il y a des gens qui parlent de [la Révolution] comme s'ils étaient des esthètes. Ils ne se rendent pas compte que c'est odieux ou ridicule. (…) Il faut tout repenser, il faut se libérer des tabous universitaires, ne pas se préoccuper d’être toujours à la mode» dit-il. C’est donc en raison de son refus perpétuel du conformisme que la biographie de KATEB nous éclaire sur le sens de son message : «La mémoire n’a pas de succession chronologique. En cela l’œuvre de Kateb Yacine est doublement œuvre de mémoire : elle est éclatement et récupération du passé, dans le cercle du temps et dans le polygone étoilé de l’espace. Mais pour approcher cet éclatement poétique et politique, constaté et refusé, il est utile en raison notamment de l’importance du contenu biographique de l’œuvre et parce que cette vie est significative de l’évolution suivie par la plupart des écrivains de la même génération de recomposer cette succession chronologique que la mémoire et l’écriture décomposent» écrit Gérard FAURE. KATEB Yacine décrit une sédimentation d’histoires, de drames et de conquêtes accumulées, enfouis, recouverts, mais jamais effacés. Brassant l’histoire depuis les temps reculés, KATEB estime que la colonisation française a été sanglante et destructrice : «Ni les Numides ni les Barbaresques n'ont enfanté en paix dans leur patrie. Ils nous la laissent vierge dans un désert ennemi, tandis que se succèdent les colonisateurs, les prétendants sans titre et sans amour» écrit KATEB Yacine. Les envahisseurs avaient «la hache d’une main, le sabre de l’autre» écrit-il dans «Nedjma». Mais dans leur tentative de dépersonnalisation de l’homme algérien, celui-ci s’est révélé d’une grande capacité de résistance : «La peuplade égarée se regroupait autour du bagne passionnel qu’ils appellent l’Islam, Nation, Front ou Révolution, comme si aucun mot n’avait assez de sel» écrit-il dans le «Polygone étoilé». KATEB Yacine dresse aussi, de façon critique, l’histoire du mouvement national algérien en faisant référence à l’élimination du M.L.T.D Messali HADJ : «On n’en finissait pas avec les crimes de Raspoutine. Il avait torpillé l’ancien parti du peuple» écrit-il dans le «Polygone étoilé». Et il y évoque aussi, «la vieille tyrannie» reprenant «pied, sous le costume national». La révolte de la jeunesse d’octobre 1988, mettant fin à l’hégémonie du parti unique, lui donnera raison.
Publié en 1956, au moment où la guerre d’Algérie est encore une plaie ouverte, Nedjma est une œuvre hermétique, mais c’est le fil conducteur de la contribution littéraire de KATEB Yacine, son noyau dur, en raison de sa force et de sa richesse. La construction du roman ne peut que désorienter le lecteur : la chronologie est fortement brouillée, les points de vue narratifs sont multiples, partagés entre celui d’un narrateur extérieur et ceux des quatre personnages principaux dont le roman épouse le flux et le reflux des prises de position. En fait, KATEB s’engage délibérément dans l’Histoire et s’engage pour l’Algérie indépendante. «Nedjma» ou en arabe, «l’étoile» symbolisant l’idéal nationaliste, rayonne et domine sur toute l’œuvre de KATEB Yacine : «Ce qui fait tenir le tout, c’est une sorte de vertige, cette ivresse qu’on éprouve à courir dans le grand vent : le centre vide du Polygone, l’Algérie rêvée à l’image du monde» dit Gilles CARPENTIER dans la préface du «Polygone étoilé». KATEB Yacine écrivait : «Il n’y a plus alors d’Orient, ni d’Occident». Tout ça c’est du vent. L’Esprit souffle où il veut. «Pour écrire Nedjma, il m’a fallu sept ans. C’est que l’art, comme le bon vin, exige beaucoup de temps» dit-il. KATEB Yacine se définit comme l’homme d’un seul livre, toute sa contribution littéraire pouvant se rattacher aux thèmes de l’amour et de la révolution dans «Nedjma». En effet, le «Polygone étoilé» constitue les fragments n’ayant pas trouvé leur place dans «Nedjma», les personnages sont les mêmes. On retrouve dans «le Polygone étoilé», poésie, théâtre, récit historique et chronique de presse, mais aussi cette constante d’une «Algérie rêvée, une Algérie plurielle, de par ses langues, ses races, ses religions, ses aspirations» écrit Mohand KHERROUB. On a reproché à KATEB de publier sous des formes différentes, le même récit obsessionnellement repris et déplacé d’un texte à l’autre. En fait, en rupture avec ses prédécesseurs, et ses contemporains (Mouloud FERAOUN, Mohamed DIB et Mouloud MAMMERI), en écrivain réaliste, il insiste sur la dimension mythique et s’est arrogé le pouvoir de dire l’Histoire. S’insurgeant contre l’injustice et la tyrannie, il décrit «une Algérie multiple et contradictoire, agitée des soubresauts de sa longue et violente histoire, une Algérie jeune et âgée, musulmane et païenne, savante et sauvage» écrit Gilles CARPENTIER. Son héroïne, «Nedjma», se présente sous des facettes multiples. Tout d’abord, elle est la femme fatale, belle, perverse et dangereuse poussant ses prétendants à s’entredéchirer : «Et si loin qu’on remonte, une femme sauvage est occupée à dévorer les hommes, sans haine et sans pitié. De la vie à la mort, son choix reste équivoque. Elle est originaire de la tribu de l’aigle et du vautour» écrit dans «les Ancêtres redoublent de férocité». Ensuite, «Nedjma» est aussi la femme sauvage, mystérieuse et fuyante sachant diriger les hommes vers le combat : «Naïves et redoutables sont nos armes, comme le peuple qui accourt gagné par la prophétie, oui elle sera lavée de la défaite séculaire. Et notre terre, en enfance tombée, sa vieille ardeur se rallume» écrit-il. KATEB réaffirme que la littérature n’appartient pas seulement qu’aux Français. De même que «Nedjma» n’appartient ni à son père, ni à son mari, mais existe surtout dans le regard des quatre soupirants qui la convoitent la désirent. Enfin, Nedjma est la femme symbole de l’identité algérienne, Nedjma c’est l’Algérie. Nedjma est assimilée à Salammbô, personnage d’un roman historique de Gustave FLAUBERT ; il retrace cette atmosphère de violence folle, irrationnelle et paroxystique des scènes de bataille et de massacres. KATEB fait une allusion directe aux massacres du 8 mai 1945. Par ailleurs, «Nedjma» est la femme mythique, la Kahina, reine Berbère. Comme Madame Bovary de FLAUBERT qui s’est suicidée, «Nedjma» signe la mort d’un mythe, celui d’une France civilisatrice et bienfaitrice. Par conséquent, la contribution littéraire de KATEB est justement une laborieuse et chaotique reconquête de la mémoire, une nécessité de combattre cette histoire falsifiée, et d’inventer la Révolution. En effet, les autres principales œuvres de KATEB Yacine «Le Polygone éclaté» et «Le Cercle des représailles» tentent précisément de répondre à ce mal historique par le biais d'un univers violemment poétique, voué à la discontinuité et à l'errance. «Il n’y a rien d’autre : amours, misères, mort de l’Algérie colonisée ou de l’Algérie renaissant dans le sang et l’horreur» écrit Yves BENOT. Mélange de biographie et d’histoire, les personnages Rachid, Mourad, Lakhadar et Mustapha, ainsi que Nedjma sont encore condamnés à l’impuissance en raison des dissensions entre mouvements nationalistes. Le réel est transformé et prend une dimension mythique, collective et épique. KATEB dépeint la dignité et la tragédie des hommes dominés. Le choix de la polyphonie et de la pluralité des genres correspond ainsi à l'image d'une Algérie dispersée par la guerre et par l'émigration, mais que le «chaos créateur» se donne pour vocation de refaçonner, à la recherche de l'origine perdue. KATEB a dit lui-même que ses poèmes «Soliloques» sont liés au massacre à Sétif : «Ces poèmes ont été écrits alors que j’avais 15 ans, avant et après la manifestation du 8 mai 1945. J’étais interne au collège de Sétif. Ce jour-là c’était la fête, la victoire contre le Nazisme. On a entendu sonner les cloches, et les internes ont été autorisés à sortir. Il était à peu près dix heures du matin. Tout à coup j’ai vu arriver au centre de la ville un immense cortège. C’était mardi, jour de marché, il y avait beaucoup de monde, et même des paysans qui défilaient avec leurs vaches. A la tête du cortège, il y avait des scouts et des camarades de collège qui m’ont fait signe, et je les ai rejoints, sans savoir ce que je faisais. Immédiatement, ce fut la fusillade suivie d’une cohue extraordinaire». Il ajoute «le 13 mai, au matin, j’ai été arrêté par des inspecteurs qui m’ont conduit à la prison de la gendarmerie. Autour de la prison, on entendait des coups de feu, les exécutions sommaires avaient lieu en plein jour. Devant la mort, on se comprend, on se parle plus et mieux». Ces massacres du 8 mai 1945 font basculer KATEB Yacine dans le camp de la révolution : «Et quand je suis devenu collégien, plus tard au collège de Sétif, c’était beaucoup plus dur parce que là les camarades se moquaient du poète qui s’enfermait ou qui écrivait des vers, enfin qui n’était pas comme les autres. À ce moment-là il y a eu pour moi une espèce de nuit, de solitude qui a commencé jusqu’au moment où j’ai découvert les idées révolutionnaires, jusqu’au moment où en classe on a commencé à se passer les premiers journaux progressistes, révolutionnaires, nationalistes, communistes, etc. Ça a été comme une flamme dans un baquet d’essence, tout de suite ça m’a pris. Puis les événements se sont précipités, il y a eu les manifestations de 1945, je me trouvais dans la rue, j’ai été pris, emprisonné, toute ma famille a été profondément bouleversée par ça. Du point de vue personnel j’ai basculé vers la politique, si vous voulez. J’ai basculé vers ce qui était pour moi la révolution, mais encore très théorique, et surtout livresque, parce que je vivais dans un monde français, je lisais des livres français, lorsque je pensais à la révolution, je ne sais pas, je pensais à Napoléon ou Kléber mais je ne voyais pas le peuple algérien qui était devant moi tous les jours, c’est en prison que je l’ai vu» dit-il.
De son vrai nom, Mohammed KHELLOUTI, il a pris le pseudonyme de KATEB Yacine, parce que l'administration coloniale appelait les indigènes par leur patronyme suivi de leur prénom. KATEB, qui signifie «écrivain» en arabe, était issu d’une famille de lettrés de la tribu des Keblout du Nadhor (Est algérien). Le 8 mai 1945, il n’a pas encore 16 ans, il participe aux soulèvements populaires du Constantinois pour l’indépendance. A Sétif, les policiers tuent le porte-drapeau Bouzid et trois Algériens. En représailles, la population tue 74 Européens. La loi martiale est instaurée et le grand massacre va commencer. Arrêté à Sétif, KATEB Yacine est incarcéré durant trois mois à la suite de la répression, qui fait 45 000 morts. Sa mère, à laquelle il est profondément attaché, c’est elle qui l’a initié à la tradition orale et à la poésie, sombrera dans la folie. Cette date du 8 mai marquera l’élément déclencheur de sa vocation littéraire. C’est en septembre 1945, à Annaba, qu’il tombe éperdument amoureux d’une de ses cousines, Zoulheikha, qui va inspirer «Nedjma» (étoile), rédigé en français, œuvre fondatrice qui a totalement bouleversé l’écriture maghrébine. «A ma libération, j’ai traversé une période d’abattement. J’étais exclu du collège, mon père agonisait, et ma mère perdait la raison. J’étais resté enfermé dans ma chambre, les fenêtres closes, plongé dans Beaudelaire. Puis, mon père m’a persuadé, pour changer d’air, d’aller à Annaba, où nous avions des parents. Là, ce fut le deuxième choc, l’amour. J’ai rencontré Nedjma. J’ai vécu près de 8 mois avec elle. C’était le bonheur absolu. Mais, en même temps, j’étais fasciné par les militants, les gens que j’avais connus en prison, et que je retrouvais, immanquablement. Il y a eu en moi un déchirement entre Nedjma et mes camarades. Et puis, elle était déjà mariée, j’étais trop jeune pour elle, je savais bien qu’il fallait rompre, mais c’était difficile» dit-il. KATEB rencontre au bar, un éditeur qui accepte de publier «Soliloques» ses poèmes de jeunesse, «on y retrouve deux thèmes majeurs : l’amour et la révolution» dit KATEB. «Soliloques» n’est pas encore «Nedjma», mais son acte de naissance. Dans cette histoire métaphorique où quatre jeunes gens, Rachid, Lakhdar, Mourad et Mustapha, gravitent autour de Nedjma en quête d’un amour incestueux, impossible et d’une réconciliation avec leur terre natale et les ancêtres, la jeune fille, belle et inaccessible, symbolise aussi l’Algérie résistant sans cesse à ses envahisseurs, depuis les Romains jusqu’aux Français. La question de l’identité, celle des personnages et d’une nation, est au cœur de l’œuvre, pluridimensionnelle, polyphonique.
«Nedjma» deviendra une référence permanente dans l’œuvre de KATEB, amplifiée en particulier dans «Le Polygone étoilé», mais aussi dans son théâtre «Le Cercle des représailles» et sa poésie. Pour Moa ABAID, comédien qui l’admirait, il était «un metteur en scène génial, proche de la réalité, qui a vraiment travaillé sur la construction du personnage pour parler au public, sans camouflage ni maquillage. Son utilisation de la métaphore et de l’allégorie n’est pas un évitement, puisqu’il a toujours dit haut et fort ce qu’il pensait, mais provient du patrimoine culturel arabo-musulman».
KATEB Yacine est né le 6 août 1929, Condé Smendou (Zirout Youcef), dans le Nord Constantinois, mais cette naissance a été déclarée le 26 août 1929. Il est issu d’un milieu qui sut lui apporter, avec le sentiment de son appartenance tribale, un contact familier avec les traditions populaires du Maghreb. Originaire d’un «lieu de séisme et de discorde ouvert aux quatre vents», il est passionnément attaché à retrouver ses racines et celles de son peuple. KATEB Yacine est un «Keblout», sa famille est issue d’une lignée berbère installée près de Nadhor, dans l’est du pays. Keblout, chef d’une tribu racine du peuple algérien, renvoie à l’image d’Abdel El Kader, ce nationaliste algérien brisé par le colonialisme. Keblout pourrait aussi se rattacher aux Almoravides qui ont islamisé le Sénégal ou aux origines du Maghreb entier, dans sa période la plus glorieuse. L’ancêtre Keblout est un Diogène oriental, «un sage paradoxal, poète et buveur, amoureux des belles étrangères» écrit Gilles CARPENTIER. Les Berbères, souvent tentés par la migration, doivent se rattacher à la famille, à la tribu, pour conserver leur patrimoine culturel : «Nous ne sommes que des tribus décimées. Ce n’est pas revenir en arrière que d’honorer notre tribu, le seul lien qui nous reste pour nous retrouver, même si nous espérons mieux que cela» écrit-il dans «Nedjma». Son père et sa mère, «un véritable théâtre arabe», sont cousins germains. «Mon père était avocat, mon père et ma mère, mon grand-père et ma grand-mère, mes oncles, mes tantes, tout ça, ça vient de la même tribu et nous sommes tous issus de mariages consanguins» écrit-il. Pourfendeur du système colonial, il estime que «la Justice n’est juste que pour les hommes égaux». Le colonialisme, assimilé au vautour, c’est la loi du plus fort : «Je suis de la tribu de l’aigle. Mais l’aigle a disparu. Un vautour le remplace. Les Ancêtres nous ont prédit que lorsque sonneront les dernières heures de la tribu, l’aigle noble et puissant devra céder sa place à l’oiseau de la mort et de la défaite» écrit-il dans «la poudre d’intelligence». Dans le processus de libération de l’Algérie, il assigne un rôle particulier aux Ancêtres : «Ce sont des âmes d'ancêtres qui nous occupent, substituant leur drame éternisé à notre juvénile attente, à notre patience d'orphelins ligotés à leur ombre de plus en plus pâle, cette ombre impossible à boire ou à déraciner, l'ombre des pères, des juges, des guides que nous suivons à la trace, en dépit de notre chemin» écrit-il dans «Nedjma».
Le jeune Yacine a vécu une enfance insouciante, heureuse et vagabonde. «La plus grande époque de ma vie, je crois que c’était quand j’étais gosse. Tout homme est dans l’enfant» dit-il. KATEB Yacine avait puisé dans sa famille, composée de gens lettrés, un goût prononcé pour les livres et la lecture. Son grand-père maternel était auxiliaire de justice. Son père, avec une double culture, française et musulmane, était un avocat indigène qui a travaillé à Sédrata, à Sétif et à Lafayette (Bougaâ). «Mon père était oukil, c’est-à-dire qu’il était une sorte d’avocat en justice musulmane, et il était appelé à souvent changer de résidence, de sorte que nous avons beaucoup déménagé pendant ma jeunesse. Mon père était aussi voyageur par tempérament. J’ai tenu déjà de lui et de ma mère une espèce de pratique quotidienne de la poésie, qu’on retrouve dans toute notre tribu. Ce qui est caractéristique de cette tribu c’est précisément que dans son sein un filon poétique qui se retrouve chez presque tous ses membres, de façon naïve, de façon plus approfondie, de façon plus ou moins affirmée» dit-il. Sa mère, Yasmina, «Elle, la source de tout. Elle se jetait dans le feu, partout où il y avait du feu. Ses jambes, ses bras, sa tête, n'étaient que brûlures. J'ai vécu ça, et je me suis lancé tout droit dans la folie d'un amour, impossible pour une cousine déjà mariée». KATEB lui a consacré, un poème, «La Rose de Blida» et se fait promoteur, à travers elle, du féminisme : «La question des femmes algériennes dans l'histoire m'a toujours frappé. Depuis mon plus jeune âge, elle m'a toujours semblé primordiale. Tout ce que j'ai vécu, tout ce que j'ai fait jusqu'à présent a toujours eu pour source première ma mère. C'est ma mère qui a fait de moi ce que je suis. Je crois que c'est vrai pour la plupart des hommes. Certains le disent, d'autres l'ignorent, mais s'agissant notamment de la langue, s'agissant de l'éveil d'une conscience, c'est la mère qui fait prononcer les premiers mots à l'enfant, c'est elle qui construit son monde» dit dans «Parce que c’est une femme». Son nationalisme, il le doit en partie, aux histoires que lui racontait sa mère : «Ma mère lorsque son mari s’absentait, avait peur la nuit. Pour me tenir éveillé, elle contait d’interminables légendes nationales où Abd-El-Kader se mêlait aux héros anciens qui tous évoquaient nostalgiquement la grandeur passée des Arabes aujourd’hui asservis» écrit-il.
Après l'école coranique, qu'il apprécia peu, KATEB fréquenta l'école française, sur insistance de son père : «La langue française domine. Il te faudra la dominer et laisser en arrière tout ce que nous t’avons inculqué dans ta plus tendre enfance. Mais une fois passé maître dans la langue française sans danger revenir avec nous à ton point de départ». Cependant, KATEB nourrit des sentiments contradictoires à l’égard de la langue française : c’est un moyen de perdre sa personnalité, ses racines culturelles et religieuses ; on est «dans la gueule du loup», mais, en même temps, KATEB y découvrit la vertu libératrice de l'esprit critique. Très tôt, il est témoin de la colonisation de sa terre natale, et en subit les conséquences. L’apprentissage de la langue française est une première déchirure, mais aussi premier combat de sa vie. Il aura cette phrase : «La francophonie est une machine de guerre néocoloniale, qui ne peut que perpétuer notre aliénation, mais l’usage de la langue française ne signifie pas qu’on soit l’agent d’une puissance étrangère, et J’écris en français, mieux que les Français, pour dire que je ne suis pas français». Pour lui, la langue française est un butin de guerre : l’écriture est une lutte, et le poète, un «boxeur». «Je pense que la phrase de KATEB Yacine est encore d’actualité. Pourquoi ? Parce qu’elle signifie bien que si on a imposé une langue par la fameuse politique d’assimilation culturelle, dont il faut rappeler qu’elle ne s’adressait qu’à une minorité, l’apprenant colonisé, en choisissant d’être écrivain, en a fait son arme de révolte et de remise en cause du système, en la travaillant à partir de son imaginaire, de sa culture, de sa langue d’origine. J’aime bien dire que si la langue a été imposée au petit colonisé à son corps défendant, il n’est devenu écrivain, usant de cette langue, qu’à son corps consentant. La langue appartient à celui ou celle qui la travaille avec les instruments qu’il ou elle se forge», dit Christine CHAULET ACHOUR.
KATEB luttait sur tous les fronts et disait qu’il fallait «révolutionner la révolution». Il considérait qu’il ne pouvait pas renoncer au «chaudron» (la langue française) : «J'ai honte d'avouer que ma plus ardente passion ne peut survivre hors du chaudron. C'est pourquoi, plutôt que de te promener au soleil, je préférerais de beaucoup te rejoindre dans une chambre noire, et n'en sortir qu'avec assez d'enfants pour être sûr de te retrouver. Et seule une troupe d'enfants alertes et vigilants peut se porter garante de la vertu maternelle» écrit-il. En effet, s’il considérait le français comme un «butin de guerre», il s’est aussi élevé contre la politique d’arabisation et revendiquait l’arabe dialectal et le Tamazight (berbère) comme langues nationales. Pour KATEB Yacine, libérer l'Algérie, c'était lui rendre sa véritable langue et son histoire. Écrivain d'abord de langue française, langue dans laquelle il a découvert le sens du mot «Révolution», il se met rapidement à l'arabe dialectal algérien pour se faire entendre de son peuple. À partir de l'Indépendance, il s'engage pour la reconnaissance du Tamazigth (berbère), langue d'avant la colonisation arabo-islamique. «Il faut créer un arabe moderne et rajeunir certains dialectes» dit-il.
En 1945, l'expérience de la prison lui a révélé «les deux choses qui [lui] sont les plus chères : la poésie et la Révolution». De retour en Algérie, en 1948, il entre au quotidien Alger Républicain et exerce divers métiers. Il est alors docker, puis il revient en France où il exerce divers métiers, publie son premier roman et part à l'étranger (Italie, Tunisie, Belgique, Allemagne...). Ensuite, il poursuivra ses voyages avec les tournées de ses différents spectacles. Proche des milieux nationalistes, inscrit au Parti communiste, il travaille un temps comme journaliste, notamment à «Alger républicain», seul journal de gauche géré en ces années-là par Henri ALLEG ; ce journal interdit en 1955, mais réhabilité en 1962, sera interdit en 1965, sous BOUMEDIENE, puis autorisé, à nouveau, à la suite des émeutes d’octobre 1988. Il collaborera avec «Mercure de France», la revue «Esprit» et les «Lettres françaises». En 1950, son père meurt, et ayant la charge de ses deux jeunes sœurs et sa mère malade, KATEB s'exile en Europe, où il fait éditer romans et pièces de théâtre. Il vit dans une extrême précarité jusqu’à la fin de la guerre d’indépendance (1954-1962), principalement en France, harcelé par la direction de la surveillance du territoire (DST), et voyageant beaucoup. Dans le bouleversement terrible et euphorique de 1962, il rentre en Algérie, mais déchante rapidement. Il s’y sent «comme un Martien» et entamera une seconde période de voyages (Moscou, Hanoï, Damas, New York, Le Caire) : «En fait, je n’ai jamais cru que l’indépendance serait la fin des difficultés, je savais bien que ça serait très dur» dit-il.
KATEB Yacine est un poète du réalisme. «La réalité exprimée ici est celle du peuple algérien. (…) Il est permis à Nedjma du «Cadavre» de s’accomplir souterrainement jusqu’à devenir la femme des «Ancêtres», c’est l’Algérie, dramatique et toujours présente, qui anime la scène» écrit Edouard GLISSANT dans sa préface sur le «Cercle des représailles». KATEB revient à Paris, et monte la pièce «La femme sauvage», un autre nom de Nedjma. Il rentre en Algérie en 1972, où il dirige une troupe théâtrale que les autorités préfèrent reléguer à partir de 1978 au théâtre régional de Sidi-bel-Abbès, dans l'Ouest algérien. Il est confronté au manque d’actrices, de femmes qui travaillent au théâtre, ainsi qu’au manque de moyens financiers ; ce qui limite les déplacements, l’intendance (logement, nourriture), les décors, les costumes, la documentation et même la lumière. Mais il a pu toucher un public nouveau, notamment les jeunes. Fondateur de l’Action culturelle des travailleurs (A.C.T.), il joue dans les lieux les plus reculés et improbables, usines, casernes, hangars, stades, places publiques, avec des moyens très simples et minimalistes, les comédiens s’habillent sur scène et interprètent plusieurs personnages, le chant et la musique constituant des éléments de rythme et de respiration. «Lorsque j’écrivais des romans ou de la poésie, je me sentais frustré parce que je ne pouvais toucher que quelques dizaines de milliers de francophones, tandis qu’au théâtre nous avons touché en cinq ans près d’un million de spectateurs. (...) Je suis contre l’idée d’arriver en Algérie par l’arabe classique parce que ce n’est pas la langue du peuple ; je veux pouvoir m’adresser au peuple tout entier, même s’il n’est pas lettré, je veux avoir accès au grand public, pas seulement les jeunes, et le grand public comprend les analphabètes. Il faut faire une véritable révolution culturelle» dit-il.
KATEB Yacine abandonne l’écriture en français et se lance dans une expérience théâtrale en langue dialectale dont «Mohamed, prends ta valise», sa pièce culte, donnera le ton. «Nous travaillons toujours en arabe dialectal, pour la bonne raison que nous voulons toucher l’ensemble du public et pas seulement une partie du public. C’est-à-dire les gens du peuple, le grand public» dit-il. A travers son théâtre, il a voulu sensibiliser les Algériens sur l’Apartheid, ainsi que la guerre palestino-israélienne, et montant une pièce «Palestine trahie» qui retrace et remonte à l’histoire des religions, de manière à éclairer le présent. Il a été bouleversé par le massacre de Sabra et Chatilla. «Le Roi de l’Ouest» est un clin d’œil au conflit du Sahara Occidental. «Lorsque je suis allé au Vietnam, j’ai été frappé par le fait que les Vietnamiens ont porté presque toute leur histoire au théâtre, depuis l’invasion chinoise, il y a bien longtemps, plus d’un millénaire. Je voudrais faire la même chose en Algérie, c’est-à-dire porter notre histoire, ainsi que notre histoire brûlante actuelle, parce que là je touche à des thèmes d’actualité» dit-il.
Ses premières œuvres ont accompagné l'insurrection nationaliste contre le colonialisme français. Mais l'arrivée au pouvoir d'une bourgeoisie arrimée à l'arabe classique et à l'islam le conduit vers un autre combat. Surnommant les islamo-conservateurs les «Frères monuments», il appelait à l’émancipation des femmes, pour lui actrices et porteuses de l’histoire : «La question des femmes algériennes dans l’histoire m’a toujours frappé. Depuis mon plus jeune âge, elle m’a semblé primordiale. Tout ce que j’ai vécu, tout ce que j’ai fait jusqu’à présent a toujours eu pour source première ma mère (...). S’agissant notamment de la langue, s’agissant de l’éveil d’une conscience, c’est la mère qui fait prononcer les premiers mots à l’enfant, c’est elle qui construit son monde». En lisant «l’histoire des Berbères et des dynasties» d’Ibn KALDOUN (1332-1406), il écrit et monte «La voix des femmes», présentée pour la première fois, le 3 juillet 1971, à Tlemcen. Cette pièce relate le rôle des femmes dans l’Histoire en partant de la Kahina (début du VIIIème siècle), également appelée Dihya, la Yemma ou la maman, une reine berbère, symbole de la résistance Amazigh aux conquêtes étrangères (Romains, Arabes, Turcs, Français). Il fut une époque où les femmes avaient voix au chapitre. Peu à peu, la voix des femmes disparait et il ne reste plus que le lointain écho qui s’éloigne de plus en plus de son émetteur. KATEB retrace le siège de Tlemcen, par les Mérinides et la fondation du Maghreb central (aujourd’hui l’Algérie), par la tribu des Béni Abdelwed, originaire des Aurès, dont le chef Yaghmoracen résista victorieusement aux rois de l’Est et de l’Ouest.
Ses prises de position, toujours attendues et toujours fidèles à l'esprit du soulèvement de 1954, n'ont jamais cessé d'appeler à la libération de l'Algérie. Ainsi en octobre 1988, quand il proteste contre la répression des manifestations algéroises «Moi, je veux être perturbateur, même au sein de la perturbation. Il faut révolutionner la Révolution. Elle a des ornières» dit-il. Il constate, dépité, que l’indépendance a été décevante : «Tout ce que je peux dire, c’est que rien n’a changé pour le prolétaire émigré, même si son pays est indépendant, bien au contraire». Il écrit en Arabe, une pièce «Mohamed, prend ta valise» L’engagement politique de KATEB détermina fondamentalement ses choix esthétiques : «Notre théâtre est un théâtre de combat ; dans la lutte des classes, on ne choisit pas son arme. Le théâtre est la nôtre. Il ne peut pas être discours, nous vivons devant le peuple ce qu’il a vécu, nous brassons mille expériences en une seule, nous poussons plus loin et c’est tout. Nous sommes des apprentis de la vie». Libérer l’Algérie, c’était lui rendre sa véritable langue et son histoire. Écrivain d’abord de langue française, langue dans laquelle il a découvert le sens du mot «Révolution», il se met rapidement à l’arabe dialectal algérien pour se faire entendre de son peuple. En effet, KATEB reconnaît, à son époque, que l’arabe littéraire n’était pas maîtrisé par la grande masse de la population, et cette langue s’est sclérosée et ne s’est pas modernisée, suffisamment. De sorte qu’écrire en Arabe n’est pas forcément un gage de l’accès à une audience plus grande. Il s’engage donc dans la valorisation de l’Arabe dialectal. En 1967, il décide de ne plus écrire que pour le théâtre et parcourt l’Algérie, à partir de 1970, avec sa troupe de théâtre La Mer de Bab El-Oued. Sa rencontre, grâce à Jean-Marie SERREAU, avec Bertolt BRECHT, a été celle d’un jeune dramaturge, doué mais encore peu connu, et d’un grand maître de la scène, sûr de lui et euro-centriste sans le sentir. Ce fut un échange court, un dialogue de sourds : A BRECHT, qui avait alors dit à KATEB que le temps de la tragédie était fini, le dramaturge algérien répondra avec aplomb que son pays était justement entrain d’en vivre une. Ils finiront cependant avec le temps par se rencontrer dans le monde des idées et tendre vers la convergence : BRECHT qui voulait un théâtre marqué par le sérieux et la «distanciation» finira par ouvrir son théâtre au rire et au chant comme moyens didactiques tandis que KATEB abandonnera lentement le monde du tragique pour s’orienter vers un théâtre populaire qui, utilisant les mêmes armes et outils, se voudra une leçon de sciences politiques. Il écrira le «Cadavre encerclé».
Pour KATEB, seule la poésie peut en rendre compte ; elle est le centre de toutes choses, il la juge «vraiment essentielle dans l’expression de l’homme». Avec ses images et ses symboles, elle ouvre une autre dimension. «Ce n’est plus l’abstraction désespérante d’une poésie repliée sur elle-même, réduite à l’impuissance, mais tout à fait le contraire (...). J’ai en tous les cas confiance dans [son] pouvoir explosif, autant que dans les moyens conscients du théâtre, du langage contrôlé, bien manié». Un «pouvoir explosif» qu’il utilisera dans «Le Cadavre encerclé», où la journée meurtrière du 8 mai 1945, avec le saccage des trois villes de l’Est algérien, Guelma, Kherrata et Sétif, par les forces coloniales, est au cœur du récit faisant le lien entre histoire personnelle et collective. KATEB a fait le procès de la colonisation, du néocolonialisme mais aussi de la dictature post-indépendance qui n’a cessé de spolier le peuple. Il dénonce, avec férocité le fanatisme arabo-islamiste : «Les ennemis de la philosophie ont inventé le turban comme un rempart, protégeant contre toute science, leurs cranes désertiques» dit-il dans sa pièce, «la poudre d’intelligence». Et il dira, «le doute n’est qu’un grain de sable dans le désert de la foi».
Prix Jean AMROUCHE de 1963, KATEB Yacine obtient le Grand Prix national des lettres par l’Académie française en 1986. «Un grand écrivain ? Je suis un mythe plutôt. Je représentais jusqu’à présent un des aspects de l’aliénation de la culture algérienne. J’étais considéré comme un grand écrivain parce que la France en avait décidé ainsi» dit-il. Décédé en exil, le 28 octobre 1989, à Grenoble, sans avoir pu terminer les émeutes algériennes de la jeunesse du 5 octobre 1988 (contre le parti unique, la vie chère et la raréfaction des denrées de première nécessité ; les années 90 seront tragiques (plus de 150 000 morts, basculement dans le libéralisme), KATEB Yacine est inhumé au cimetière El Alia, dans la banlieue d’Alger, Oued Smar. Il avait trois enfants (Hans, Amazigh et Nadia). Dans le cortège où figurent des étudiants en lutte et des amis qui seront assassinés au cours de la décennie suivante, on chante l’Internationale en Tamazight. KATEB Yacine connaît toujours une popularité certaine en Algérie, où un colloque international lui a été consacré. En France, une bibliothèque municipale, au 202, Grand Place, à Grenoble, porte son nom. Ce «poète en trois langues», selon le titre du film que Stéphane GATTI lui a consacré, demeure un symbole de la révolte contre toutes les formes d’injustice, et l’emblème d’une conscience insoumise, déterminée à rêver, penser et agir debout. «Le vrai poète, même dans un courant progressiste, doit manifester ses désaccords. S’il ne s’exprime pas pleinement, il étouffe. Telle est sa fonction. Il fait sa révolution à l’intérieur de la révolution politique ; il est, au sein de la perturbation, l’éternel perturbateur. Son drame, c’est d’être mis au service d’une lutte révolutionnaire, lui qui ne peut ni ne doit composer avec les apparences d’un jour. Le poète, c’est la révolution à l’état nu, le mouvement même de la vie dans une incessante explosion» écrit-il. Rebelle à tous les pouvoirs, pourfendeur du colonialisme, de l'impérialisme et de tous les intégrismes, tout ce que la mort a fait de lui, c'est de le transporter du monde de la prétention à celui de la consécration. «Notre peuple sait bien qu’une guerre, comme la nôtre, n’ayant jamais cessé, ne sera jamais finie» écrit-il. Pour Edouard GLISSANT, KATEB Yacine n’est pas simplement un écrivain algérien, mais un écrivain du monde, il est l’un des plus grands écrivains du XXème siècle aux côtés de James JOYCE et William FAULKNER. Le temps serait-il donc un long mensonge ?
KATEB était avant tout un génie de la poésie, et il vouait une grande admiration pour l’émir Abdelkader (1808-1883), le nationaliste algérien.
J’ai caché la Vie d’Abdelkader.
J’ai ressenti la force des idées.
J’ai trouvé l’Algérie irascible. Sa respiration…
La respiration de l’Algérie suffisait.
Suffisait à chasser les mouches.
Puis l’Algérie elle même est devenue…
Devenue traîtreusement une mouche.
Mais les fourmis, les fourmis rouges,
Les fourmis rouges venaient à la rescousse.
Je suis parti avec les tracts.
Je les ai enterrés dans la rivière.
J’ai tracé sur le sable un plan…
Un plan de manifestation future.
Qu’on me donne cette rivière, et je me battrai.
Je me battrai avec du sable et de l’eau.
De l’eau fraîche, du sable chaud. Je me battrai.
J’étais décidé. Je voyais donc loin. Très loin.
Je voyais un paysan arc-bouté comme une catapulte.
Je l’appelais, mais il ne vint pas. Il me fit signe.
Il me fit signe qu’il était en guerre.
En guerre avec son estomac, Tout le monde sait…
Tout le monde sait qu’un paysan n’a pas d’esprit.
Un paysan n’est qu’un estomac. Une catapulte.
Moi j’étais étudiant. J’étais une puce.
Une puce sentimentale… Les fleurs des peupliers…
Les fleurs des peupliers éclataient en bourre soyeuse.
Moi j’étais en guerre. Je divertissais le paysan.
Je voulais qu’il oublie sa faim. Je faisais le fou. Je faisais le fou devant mon père le paysan. Je bombardais la lune dans la rivière.
Bibliographie
1 – Contributions de KATEB Yacine :
1 – 1 – Ouvrages
KATEB (Yacine), Abdelkader et l’indépendance algérienne, Alger, En-Nahda, 1947, 44 pages ;
KATEB (Yacine), Eclats de mémoires, textes réunis par Olivier Corpet, Albert Dichy et Mireille Djaider, Paris, IMEC, 1994, 78 pages ;
KATEB (Yacine), L’homme aux sandales de caoutchouc, Paris, Seuil, 1970 et 2001, 283 pages ;
KATEB (Yacine), L’œuvre en fragments, textes présentés par Jacqueline Arnaud, Paris, Sindbad, 1986, 446 pages ;
KATEB (Yacine), La femme sauvage, Paris, Julliard, 1962, pages 7-25 ;
KATEB (Yacine), Le cercle des représailles, préface d’Edouard Glissant, Paris, Seuil, 1959, 172 pages ;
KATEB (Yacine), Le polygone étoilé, préface de Gilles Carpentier, Paris, Seuil, 1966, 1994 et 1997, 186 pages ;
KATEB (Yacine), Loin de Nedjma, Alger, Laphonic, 1986, 93 pages ;
KATEB (Yacine), Minuit passé de douze heures : écrits journalistiques, 1947-1989, textes réunis par Amazigh Kateb, Paris, Seuil, 1999, 358 pages ;
KATEB (Yacine), Nedjma, préface Gilles Carpentier, Paris, Seuil, 1956 et 1996, 275 pages ;
KATEB (Yacine), Soliloques, Paris, La Découverte, 1991, 57 pages ;
KATEB (Yacine), Un poète comme boxeur, textes réunis et présentés par Gilles Carpentier, Paris, Seuil, 1994, 184 pages.
1 – 2 – Articles et Interviews
KATEB (Yacine), «Entretien avec Arlette Casas», Mots, 1998, (57) pages 96-108 ;
KATEB (Yacine), «Nedjma de Kateb Yacine, ou l’âme de l’Algérie» interview accordée à Yacine Gamarra, Les lettres françaises, 11 octobre 1956, n°649 ;
KATEB (Yacine), «Sa biographie, par lui-même», Les lettres françaises, 7 novembre 1963 ;
KATEB (Yacine), «Keblout et Nedjma», Europe, juin 1950, n°66, pages 27-29 ;
KATEB (Yacine), «Entretien télévisé du 14 août 1956, avec Pierre Desgraupes», dans l’émission Lecture pour Tous ;
KATEB (Yacine), «Interview», Les lettres françaises, 17 novembre 1971.
2 – Critique de KATEB Yacine
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AMRANI (Mehana), La poétique de Kateb Yacine : l’autobiographie au service de l’histoire, Paris, L’Harmattan, 2012, 155 pages ;
ARNAUD (Jacques), La littérature maghrébine de langue française, Paris, Publisud, 1986, spéc tome 2, «Le cas de Kateb Yacine» 741 pages ;
AURBAKKEN (Kristine), L’étoile d’araignée : une lecture de Nedjma de Kateb Yacine, Paris, Plublisud, 1986, 224 pages ;
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TAMBA (Saïd), Kateb Yacine, Paris, Seghers, 1991, 217 pages.
Paris, le 19 mai 2018, par M. Amadou Bal BA - http://baamadou.over-blog.fr/
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