Grave maladie propre aux soldats, disparaissant à la fin du XIXe siècle, la nostalgie fait l’objet d’une enquête magistrale, au croisement de l’histoire des sensibilités, de la médecine et de la guerre.
Version française enrichie et revue d’un ouvrage publié en anglais en 2018, Nostalgie. Histoire d’une émotion mortelle propose l’archéologie d’un sentiment qui a d’abord été une maladie grave, parfois mortelle, connue pour décimer des bataillons entiers de soldats. L’auteur de cette étude, l’historien franco-britannique Thomas Dodman, se revendique du dynamique courant de l’histoire des « sensibilités », étant notamment l’un des animateurs de la jeune revue du même nom.
- Magritte, Le mal du pays (1940)
L’auteur commence en expliquant qu’« il eût été sans doute plus approprié d’inclure dans le sous-titre original de ce livre les mots ‘espace’ et ‘maladie’, car c’est bien là ce que fut la nostalgie : une pathologie construite dans l’espace » (p. 25). On comprend en le lisant que si Thomas Dodman n’a pas choisi ces mots, c’est parce qu’il souhaite tenir ensemble la manière dont la nostalgie a pu être inventée, découverte, décrite, étudiée, diagnostiquée ou niée par des médecins, avec le processus de « démédicalisation » qui l’a progressivement transformée en l’« émotion douce-amère mais relativement inoffensive » (p. 123) qui constitue l’acception contemporaine du mot.
Cependant, Nostalgie est également une contribution majeure à l’histoire de la médecine et de la santé, dans la mesure où il propose une sociologie historique d’une pathologie – montrant ce que la délimitation de celle-ci doit au champ de la médecine, aux effets de trajectoire, de concurrence, de distinction, à la circulation des idées dans la « république des lettres médicales », mais aussi au contexte social, politique et militaire.. Le livre est une contribution importante à l’histoire des maladies professionnelles que l’on qualifierait aujourd’hui de psychiques, qui se manifestent par l’expression d’un mal-être moral – un champ historiographique encore peu investi.
L’ouvrage démontre que la nostalgie se contractait principalement dans l’exercice d’un métier, celui de soldat. La visibilité et la reconnaissance de cette pathologie par le corps médical dépendaient non seulement du tableau clinique et du savoir du praticien, mais également de la conjoncture militaire à un moment donné. La médecine des armées était confrontée à des dilemmes semblables à ceux qui se poseraient plus tard à la médecine des mines : pouvait-on se permettre de perdre temporairement un soldat en lui octroyant un congé salvateur dans son pays natal ? Inversement, n’y avait-il pas un risque de le perdre de façon permanente en refusant de reconnaître son mal – voire d’ouvrir la porte à une dévastatrice « épidémie de nostalgie » ?
Parce qu’elle touchait à la capacité d’un pays à se défendre et à conquérir, la nostalgie avait tout d’une maladie « négociée », d’« une maladie sociale avec des aspects médicaux », selon des expressions bien établies dans l’historiographie des maladies professionnelles. Comme d’autres pathologies du travail plus nettement physiques, son histoire n’a pas suivi la trajectoire linéaire d’un savoir cumulatif, mais a plutôt été faite de « bégaiements ». Sa disparition en tant que maladie à la fin du XIXe siècle n’est pas surprenante pour qui connaît les cycles de visibilité et d’invisibilité que peuvent connaître les pathologies professionnelles en fonction de la conjoncture sociale, économique et politique, d’autant que comme le suggère Thomas Dodman, la nostalgie a pu ressurgir depuis, sous d’autres noms – shell shock, post-traumatic stress disorder...
La médicalisation du mal-du-pays
Les deux premiers chapitres étudient l’irruption et la diffusion du terme de nostalgie au sein des écrits médicaux des XVIIe et XVIIIe siècles. Comme l’a montré Jean Starobinski, le mot fut popularisé en 1688 sous la plume d’un médecin de Mulhouse, Johannes Hofer, qui consacra sa thèse à la caractérisation de cette nouvelle maladie. L’invention/découverte de ce mal-du-retour fut en quelque sorte une forme de « médicalisation » de la notion de Heimweh, mal du pays touchant avec prédilection les Suisses.
Thomas Dodman réinscrit la genèse du mot dans un contexte d’instabilité et d’inquiétude. Il rappelle qu’à l’époque, la majorité des Suisses en France étaient des mercenaires enrôlés dans les armées de Louis XIV (jusqu’à 25 000 hommes en 1688). Or, au moment même où Hofer terminait sa thèse, la guerre de la ligue d’Augsbourg éclatait. La nostalgie des mercenaires suisses « remettait en question l’avenir même de Mulhouse en tant que cité indépendante » (p. 56).
Le contexte était aussi celui de réformes de l’organisation de l’armée de Louis XIV, visant à standardiser des régiments très hétérogènes par la provenance des recrues. Une discipline de fer et une réorganisation par le mélange des origines furent mises en place par l’inspecteur de l’infanterie Jean Martinet – dont le nom est resté attaché à un type de fouet – contrastant avec l’esprit de camaraderie qui avait pu régner au sein de bataillons jusque-là organisés sur une base régionale. « La fabrique de la nostalgie n’est pas le fruit d’une révolution médicale, mais bien des convulsions d’une société aux prises avec la guerre et le déracinement », conclut l’auteur (p. 56).
Douze ans après Hofer, le père de la médecine du travail Bernardino Ramazzini consacrait quelques paragraphes au Heimweh dans le chapitre consacré aux « maladies des armées » de son Essai sur les maladies des artisans. La nostalgie de Hofer commença plus généralement à intéresser « des médecins engagés dans la nouvelle spécialisation des ‘pathologies professionnelles’ » (p. 63), mais aussi des médecins militaires (en particulier des chirurgiens), qui étaient « en quête de reconnaissance professionnelle sur un marché médical de plus en plus diversifié au XVIIIe siècle » (p. 63). Ces praticiens durent souvent s’opposer à la hiérarchie militaire qui prétendait débusquer les simulateurs.
La maladie trouva également bien des échos chez les philosophes des Lumières. Dans une lettre de 1763, Jean-Jacques Rousseau se montra fasciné par la notion selon laquelle une mélodie particulière, le Ranz des vaches servant à appeler les bêtes dans les alpages, serait capable d’entraîner chez les soldats suisses une épidémie de nostalgie aux conséquences parfois mortelles (p. 67). Le philosophe l’expliqua par la sensibilité et le rapport particulier à la nature de ce peuple, là où des médecins plus matérialistes de la même époque voyaient un simple effet du changement d’altitude.
Les déchirements des soldats-citoyens
Thomas Dodman quitte ensuite « les livres poussiéreux et les débats abstraits sur la nostalgie du XVIIIe siècle pour suivre les chirurgiens et médecins militaires qui se mesurèrent sur le champ de bataille à la maladie elle-même » (p. 89). L’auteur porte son regard sur les armées révolutionnaires françaises et les troupes impériales, en se basant principalement sur les archives du Service historique de la défense à Vincennes et du musée du service de santé des armées à l’hôpital du Val-de-Grâce, ainsi que sur d’exceptionnelles correspondances privées.
Les soldats-citoyens de l’armée révolutionnaire furent particulièrement touchés par la nostalgie. Le parangon du soldat nostalgique n’était alors plus le mercenaire suisse, mais le soldat breton, envoyé sur des fronts lointains alors qu’il ne parlait même pas le français. Dans les années 1790, le diagnostic médical de nostalgie posé sur une situation de mal-être physique ou moral suffisait le plus souvent à libérer temporairement le soldat de son service. Le problème était pris très au sérieux par les autorités, bien que le Comité de salut public, craignant trop de départs, eût introduit une limitation en n’autorisant les congés que pour « les soldats atteints de nostalgie, ou maladie du pays, vérifiée et attestée par au moins deux officiers de santé en chef » (p. 107).
Comment expliquer cette épidémie ? Thomas Dodman rappelle que les guerres du tournant du XIXe siècle étaient inédites par la taille des armées et le niveau de violences qui en découlait. Ceci contrastait avec le « culte de la sensibilité » dans lequel avaient été élevés de nombreux soldats, comme en témoignent les lettres qu’ils envoyaient à leurs parents : « quoiqu’il apprenne le terrible métier de tuer [votre soldat] reviendra toujours doux et humain », écrit ainsi le soldat Gabriel Noël à sa mère adorée (p. 135).
La reconnaissance de la nostalgie, maladie alors typiquement masculine, contribuait à la définition des rôles de genre. Dans ces années, on laissait volontiers le soldat s’épancher sur ses états d’âme, à rebours des injonctions au stoïcisme viril qui prirent le dessus dans la suite du XIXe siècle. Ce qu’on tolérait pour un fils faisait écho à ce qu’on interdisait à sa mère. La figure de la nourrice était l’objet de toutes les critiques, les mères étant sommées de prodiguer elles-mêmes les soins à leur enfant (dont l’allaitement), car seule cette stabilité affective en ferait un patriote vigoureux.
Les contemporains reconnaissaient que la nostalgie était avivée par la tension entre liberté individuelle et assujettissement à une organisation hiérarchique. C’est ainsi que les officiers de l’armée britannique « s’estimaient généralement préservés de ce fléau parce que leur armée n’était pas composée de conscrits », mais de professionnels qui avaient choisi la vocation des armes (p. 93). Dans la France révolutionnaire, cette contradiction était évidemment à son comble : « ce à quoi se confronte l’armée française en 1790, c’est à la nécessité de mobiliser des individus libres et sensibles pour qu’ils consentent à se soumettre à une forme d’hétéronomie » (p. 98), écrit Dodman. Alors que Rousseau prônait la compatibilité entre l’assujettissement à la volonté générale et l’exercice de la liberté individuelle, le contrat social propre à l’engagement militaire semblait par trop déséquilibré du côté de la subordination et de la hiérarchie. Le père de la psychiatrie française Philippe Pinel le constatait en 1821 : « les lois sur la réquisition et la conscription militaires, celles sur le recrutement, nous ont donné et nous donnent encore des preuves malheureusement trop vraies des effets malheureux et terribles de la nostalgie » (p. 101).
L’acclimatation, remède ou poison
- Hippolyte Bellangé, Le mal du pays, 1832, lithographie, BNF, Cabinet des estampes
- https://emuseum.mfah.org/objects/49525/le-soldat-de-waterloo;jsessionid=6C41C7CB4BAD42A54AD6C58CCA42F442
Dans les deux derniers chapitres du livre, Dodman déplace son regard vers la colonisation française du territoire algérien entre 1830 et la fin du XIXe siècle. En 1846, le médecin militaire Jean-Christian-Marc Boudin affirmait que « l’hôpital est le véritable champ de bataille du soldat » (p. 187). En effet, cette année-là, 116 décès eurent lieu sur le champ de bataille, contre 6822 à l’hôpital (il y avait également bien plus d’hospitalisations que de soldats, signe de passages successifs). En cause, les maladies parasitaires propres aux tropiques, mais aussi la nostalgie. Les médecins militaires associaient de plus souvent celle-ci à des cas de mélancolie profonde ou de suicide, recommandant le rapatriement comme seul remède efficace dans les cas de nostalgie avancée.
Même le général Bugeaud, artisan central de la conquête militaire connu pour son traitement barbare des Algériens, demandait à ses lieutenants de traiter leurs hommes « avec des ménagements paternels, afin d’éviter les maladies et surtout la nostalgie » (p. 193). Ceci allait dans le sens d’un des « traitements » alors communément admis pour la terrible pathologie, consistant à dialoguer de manière bienveillante avec ceux qui en étaient affligés. Un médecin breton parvenait à soigner ses congénères simplement en échangeant avec eux dans la langue qui leur était commune...
Au-delà de la figure du militaire, la nostalgie toucha également les premiers colons civils. À nouveau, cela avait sans doute à voir avec la tension entre les idéaux de liberté qui animaient nombre d’entre eux (« agitateurs républicains tout juste descendus des barricades », écrit Dodman p. 204), et leur assujettissement aux autorités militaires. Un ouvrier qui faisait partie d’une grande vague de 100 000 « chômeurs » envoyés en Algérie s’exclama ainsi : « nous avions combattu en février et juin 1848 pour obtenir ‘le droit au travail’. Eh bien ! Nous avons trouvé ici un ‘bagne de travail’ » (p. 206).
L’un des tournants les plus inattendus de cette histoire est liée à la montée en puissance des idées du racisme « scientifique » à partir du début des années 1850, lorsque fut publié par exemple l’Essai sur l’inégalité des races humaines de Gobineau. Jusqu’alors, la prévention de la nostalgie en Algérie était pensée sur le mode de ce qu’on appelait « acclimatation » ou « acclimatement » : l’idée que le soldat ou colon transplanté allait progressivement se faire à son nouvel environnement. Avec la diffusion des idées sur l’inégalité des races, « une touche de mal du pays était presque devenue bienvenue dès lors qu’elle permettait d’écarter un nouveau danger : celui d’un acclimatement trop ‘réussi’, au bout duquel on risquait d’oublier son identité d’origine » (p. 212).
Le médecin militaire Joanny André Napoléon Périer dressait un portrait horrifié de l’Européen acclimaté : « l’homme a revêtu comme un teint de l’indigène ; il en accepte les mœurs et même jusqu’à un certain point la tournure d’idées. Il a perdu quelque chose de soi, qu’il a remplacé par quelque chose d’emprunt qu’il s’est assimilé ; et il faut le dire, en général, il n’a point gagné dans cet échange » (p. 214). Retournement de situation, le Breton commença alors à être présenté comme un colon de choix, dans la mesure justement où l’on ne pouvait mettre en doute la constance de son attachement au pays natal...
Une démédicalisation achevée
Dans les premières années de la Troisième République, la nostalgie n’était déjà plus une maladie légitime. À une époque où Renan proclamait que la nation devait être un plébiscite de tous les jours, où Drumont estimait que seule la « race juive » semblait avoir « résolu le problème de l’ubiquité » et pouvait se dire « véritablement cosmopolite » (p. 213), où Barrès fustigeait les Déracinés, le fait d’être attaché à son pays natal n’était plus présenté comme une tare, mais au contraire comme une qualité à entretenir. Ce retournement axiologique explique en partie pourquoi « en 1884, l’armée enregistrait son dernier cas officiel de nostalgie mortelle » (p. 224).
Thomas Dodman montre cependant que ce processus de démédicalisation avait commencé dès la fin du Premier Empire, autour de la figure du soldat démobilisé succombant à l’ennui et au regret du régiment : « Pour la première fois, des médecins habitués à concevoir la maladie en termes d’espace parlaient ouvertement d’une forme de regret temporel, une ‘maladie du souvenir’ ou ‘maladie de mémoire’, relativement anodine » (p. 153). La nostalgie était devenue une « maladie romantique », celle des nombreux émigrés qui avaient fui la France de la Révolution pour y revenir à la Restauration, celle des écrivains conservateurs qui plaidaient pour l’ancrage local, celle des acteurs désabusés de la « sortie de guerre » qui peuplaient les romans de Balzac. La déchéance du terme dans le champ médical ne fit qu’ancrer plus solidement encore la nostalgie du côté des sentiments. La maladie mortelle de l’éloignement spatial était devenue simple regret du temps perdu.
Une contradiction caractéristique du capitalisme contemporain
L’un des nombreux apports du livre est de proposer une explication sociologique robuste à une pathologie du soldat – dans l’esprit d’un Durkheim ou d’un Halbwachs lorsqu’ils s’interrogeaient sur les raisons du suicide des militaires. Pour l’auteur, cette explication réside dans le tiraillement entre constitution d’un sujet libre et soumission à un ordre anonyme. Comme il l’explique dans une postface stimulante, quoique trop courte, ce tiraillement est caractéristique de la condition militaire aussi bien que de celle du travailleur industriel.
En relisant l’ouvrage à cette aune, on remarque qu’il est truffé de passerelles établies entre la condition militaire et celle des autres travailleurs et travailleuses. Thomas Dodman cite ainsi Villermé qui, après avoir visité les usines textiles de Mulhouse à la fin des années 1830, écrivit que les ouvriers « pâles, maigres, exténués » lui rappelaient « les nombreux conscrits qu’il avait vus succomber autrefois à la nostalgie, loin des lieux où ils avaient été élevés » (p. 208). Quelques années plus tard, le jeune Marx faisait un portrait du travailleur aliéné qui ressemblait à celui d’un nostalgique : « il est comme chez lui quand il ne travaille pas et, quand il travaille, il ne se sent pas chez lui » (p. 119). Le cas des esclaves dans le sud des États-Unis et des bagnards de Cayenne est aussi évoqué rapidement, laissant ce lecteur sur sa faim. Thomas Dodman conclut que l’armée moderne est bien la « matrice de toute une gamme de pouvoirs disciplinaires et d’expériences d’hétéronomie dont le travailleur industriel allait devenir la victime-type » (p. 97), avec des prolongements jusque dans la mobilisation joyeuse promue par le nouvel esprit du capitalisme. Sans doute est-ce l’une des raisons, outre le talent d’une écriture-traduction fluide et vivante, qui explique l’inquiétante familiarité que l’on peut ressentir face à la description des orages émotionnels qui agitaient les soldats de l’an II.
par , le 11 novembre
https://laviedesidees.fr/Une-maladie-professionnelle-de-la-modernite.html
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