Plus de 3 000 disparitions de civils ont été dénombrées lors des derniers soubresauts de la guerre d’Algérie. Hélène Cohen, qui y avait déjà consacré un documentaire, poursuit son enquête en s’intéressant à plusieurs absents de sa propre famille.
Dix ans après avoir réalisé un film documentaire riche d’images d’archives, « Algérie 1962, l’été où ma famille a disparu », Hélène Cohen poursuit son travail de mémoire par l’écriture d’un poignant récit qui conjugue cette histoire familiale aux violents soubresauts de l’histoire franco-algérienne. Femme de théâtre, de cinéma et de télévision, l’autrice raconte comment elle a découvert, à la mort de son père, en 2002, les noms de plusieurs membres de sa famille gravés sur la pierre tombale, tous portés disparus en 1962, alors qu’elle-même n’avait pas encore un an. Au-delà de sa famille, elle engage une enquête haletante sur ce « là-bas » qu’elle a si peu connu, sur ces fantômes et ces silences qui ont lesté de si nombreuses existences de « rapatriés », notamment celle de son père, mais aussi sur « le fait d’appartenir à cette peuplade bruyante et folklorique qu’on appelait les pieds-noirs ».
Les méandres de l’oubli
D’Oran à Béni Saf, d’Argelès à Perpignan, elle éprouve les méandres de l’oubli chez celles et ceux parmi les siens qui en sont revenus, à commencer par sa mère. « Comment des êtres humains peuvent-ils s’évaporer en plein jour ? » « Sans commentaire. Sang comme en terre. Sans qu’on m’enterre. Sans, comment taire ? » Hélène Cohen interroge les silences des autorités, algériennes comme françaises, concernant près de 3 000 civils européens qui, entre les accords d’Évian de mars et décembre 1962, « auront été disparus », et dont on n’aura jamais retrouvé la trace.
« Propulsée en plein polar »
Enlevés et assassinés par des groupuscules politiques ou par des truands profitant du désordre général de la fin de la guerre, ces civils furent pour la plupart oubliés, leur disparition laissée sans enquête par les gouvernements des deux bords de la Méditerranée. Seule la Croix-Rouge effectuera, en 1963, une mission de recherche de certains d’entre eux. « D’une enquête identitaire, me voilà propulsée en plein polar ! » lance l’autrice face à ces « disparitions forcées ». À partir de ce terme, Hélène Cohen tente de retracer l’histoire des membres de sa famille, de leur existence apparemment heureuse et prospère à Béni Saf jusqu’à leur dispersion, leur déracinement, voire leur folie et leur suicide. Tout au long de cette investigation aux accents des plus quotidiens et authentiques, c’est la rengaine de Rina Ketty que l’autrice fait résonner dans la mémoire de celles et ceux qui auront espéré durant des années la réapparition de ces disparus. « J’attendrai toujours Ton retour… »
Sans oublier ses propres affres, entre le désir légitime de comprendre l’histoire de sa famille et la crainte de se retrouver ballottée, voire manipulée, entre deux souffrances, celle des Algériens pendant la colonisation et celle des pieds-noirs après l’indépendance. Elle se découvre même « inconsciente de la charge idéologique de la question des disparus ». Sans compter les difficultés supplémentaires liées à la condition des pieds-noirs juifs rendus français par le décret Crémieux de 1870, lequel « est ressenti, à juste titre, comme une injustice par les musulmans ».
En passant du film documentaire à ce récit, Hélène Cohen montre combien la puissance de la chose écrite peut faire jouer les mots face aux silences et aux secrets.
Le récit d’une destinée familiale saccagée par cette « sale guerre » lui permet de dire sa propre tendance au déni et au silence, la survivance en elle de ces disparus, ainsi que les rapports entre l’histoire des familles et l’histoire de deux pays qui ont tant perdu à ne pas faire les comptes de leurs disparus et d’un passé commun qui ne passe pas.
https://www.humanite.fr/en-debat/essais/entre-algerie-et-france-des-disparus-et-des-silences-769678
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