Cette photographie prise le 14 décembre 2021 montre le buste du dramaturge français Molière, à la Comédie Française, théâtre national, à Paris. (Photo, AFP)
- Officiellement, 2022 a été, dès janvier, décrétée en France «L’Année Molière», pour commémorer les 400 ans de la naissance de l’auteur
- Molière a toujours eu des adeptes dans plusieurs pays arabes: au Liban, en Égypte, en Tunisie, en Algérie, au Maroc
Officiellement, 2022 a été, dès janvier, décrétée en France «L’Année Molière». Pour commémorer les 400 ans de la naissance de l’auteur du Malade imaginaire et de L’Avare. Auteur français le plus joué en France comme à l’étranger, et particulièrement dans les pays francophones. Mais ce que peu de gens savent, c’est qu’il a toujours eu des adeptes dans plusieurs pays arabes: au Liban, en Égypte, en Tunisie, en Algérie, au Maroc. En 1956 déjà, le Marocain Tayeb Saddiki connut un grand succès au Théâtre des Nations à Paris (1), avec l’une de ses adaptations (Les Fourberies de Scapin?).
Traduction et/ou adaptation
Traduites et adaptées au XIXe siècle déjà, plusieurs de ses pièces eurent un succès populaire, notamment en Algérie, avec Hassan el-Hassani, plus connu du public sous le sobriquet de «Boubagra», qui donna une popularité prégnante au Bourgeois gentilhomme, devenu «Belkacem el-Bourgeoisi», et à L’Avare: البخيل (El-Bakhil»). Ahmed Cheniki, un éminent professeur d’université d’Alger à la retraite, et spécialiste de l’histoire du théâtre maghrébin, en parle sur son blog en ces termes: «Je me souviens encore d’une pièce de Hassan el Hassani, “Belgacem el Bourgeoisi”, qui fut, pour moi, un véritable détonateur. Je découvrais ainsi un grand comédien populaire qu’appréciaient énormément mes parents et qui allait me faire aimer davantage Molière dont on lisait les textes à l’école. Hassan el Hassani, un grand militant qui fit du théâtre dans les prisons, puis après l’indépendance, avec la Troupe du Théâtre populaire, entre 1967 et 1978.»
En Égypte, dans les années 1870, le répertoire de Molière fut traduit et adapté par ‘Uṯmān Jalāl, surnommé «Le Molière d’Égypte». Onis Trabelsi, chercheuse spécialiste des arts du spectacle qui s’est penchée sur «le répertoire arabo-moliéresque au XIX siècle», écrit: «Jalāl cite ses sources et entend adapter une comédie de Molière à un public égyptien. Sa démarche est déterminée: il s’agit d’arabiser et d’égyptianiser le texte de Molière et non de traduire en arabe le texte français. À partir de ce principe, Jalāl n‘hésite pas à modifier la structure interne des comédies, la composition des personnages et à faire correspondre la signification des dénouements avec le contexte socio-politique, toujours dans le but de s’adresser directement, avec son dialecte, son humour, sa gestuelle, au spectateur égyptien» (2).
De L’École des Femmes à L’École des… Épouses
On peut s’étonner de cet engouement dans une société dont l’univers culturel et même cultuel est à cent lieues, pour ainsi dire, de celui de Molière. Surtout que le 6e Art à l’occidentale n’était pas dans la tradition arabe. Ce qui s’en rapprochait le plus, c’était le «théâtre de rue», la «halka» – que Mohamed Aziza définissait comme «une forme avortée» de théâtre (3).
Il aura fallu le savoir-faire des adapteurs et des metteurs-en-scène pour conformer le texte original à l’esprit du public et à l’époque. La traduction n’est pas toujours du mot à mot. Ainsi, en Égypte, le titre L’École des Femmes était-il devenu ««Madrasāt al-zawjāt», ce qui, mot à mot, signifie: «L’École des Épouses». Sic. Une nuance socialement correcte, en somme.
Il serait intéressant de savoir comment l’adaptateur s’était arrangé pour traduire certains passages comme cette réplique d’Arnolphe à son ami Chrysalide, dans L’École des Femmes:
«Fort bien: est-il au monde une autre ville aussi
Où l'on ait des maris si patients qu'ici?
Est-ce qu'on n'en voit pas, de toutes les espèces,
Qui sont accommodés chez eux de toutes pièces?
L'un amasse du bien, dont sa femme fait part
À ceux qui prennent soin de le faire cornard (…)» (4)
Tout Molière n’était pas soluble dans le référentiel de la scène arabe. L’adaptation, au double du sens du terme, était de rigueur, et pouvait aller jusqu’à l’introduction de références sociales et culturelles du pays. Il est même arrivé que deux pièces de Molière soient associées dans une même adaptation: Le Médecin malgré lui et Le Malade imaginaire (5). Il arriva même qu’une seule pièce, en Turquie, réunît plusieurs passages de différentes pièces de Molière, comme le découvrit l’auteur dramatique et orientaliste Adolphe Thalasso (1858-1919): «Lors de plusieurs spectacles, Thalasso remarque que le karagoz turc modernise et renouvelle son répertoire en empruntant certaines scènes à L’Avare, à Tartuffe et aux Fourberies de Scapin.» (6) Mieux encore, l’orientaliste surprit un jour des enfants, dans la rue, en train d’échanger des répliques qu’il reconnut comme relevant du répertoire de Molière!...
En 2000, au Festival du théâtre d’amateurs de Mostaganem, en Algérie, une jeune troupe de Miliana présenta Le Bourgeois gentilhomme, où le personnage-titre était campé comme un «Nouveau riche du marché noir» (Sic) (7). En fait, si certaines adaptations se réfèrent explicitement à l’auteur, comme chez le Marocain Tayyeb Saddiqi, avec L’École des femmes et Les Fourberies de Scapin (8), d’autres n’étaient même pas sourcées, souvent «réécrites», entrecoupées de références locales et même d’emprunts à la tradition orale…
Au Liban, le premier à avoir adopté Molière, avant de l’adapter, fut Maroun el-Naqqash, un Maronite formé à la scène italienne et à l’opérette: en 1847, il présenta L’Avare («Al-Bakhil») ; en 1850, L’Étourdi («Al Moughaffal»), et Tartuffe («Al-Hasoud»), en 1853.
Molière au Panthéon, pas à L’École des fans
Le génie de Molière, nous dit Edgar Davidian, «réside dans le fait d’avoir créé des archétypes qui nous renvoient encore aujourd’hui à nos propres travers, intemporels et universels. En célébrant les 400 ans de sa naissance, l’on revient volontiers sur ces personnages qui ont dépassé la fiction pour se couler, avec une fluidité naturelle, dans le registre humain avec une foule de personnalités que l’on croise tous les jours» (9).
Un Molière qui visait toujours juste, pointant les défauts de ses contemporains, raillant les snobs comme les dévots. Et puis, quelle langue!... Classique, quand il faut, inventive et vivace quel que soit le registre où évoluent ses personnages. Autant dire qu’en réclamant que Molière fasse son entrée au Panthéon le comédien Francis Huster ne cherchait qu’à magnifier un nom qui, déjà à lui seul, est un patrimoine. Après tout, on dit bien «la langue de Molière», pas «la langue de Voltaire»!...
Alors, Molière au Panthéon? Pas évident, semble-t-il, selon l’Élysée. Très tôt, l’étonnement est venu de là où on ne l’attendait pas, là où l’auteur de L’Avare est surnommé «Sidi Molière»! Et notamment, du Maroc: «Incompréhensible rejet de la demande de panthéonisation de Molière par l’Élysée» (10). Cela dit, la consécration de Jean-Baptiste Poquelin, déjà universellement faite, n’a pas besoin de passer par… L’École des fans: elle passera par celle de l’évidence. Une évidence qui, elle, fera école, tôt ou tard.
Salah Guemriche
19 octobre 2022
https://www.arabnews.fr/node/303206/salah-guemriche?fbclid=IwAR0bEY6l_0oajKmpbUCCmFeDI9dJsoHseN5avr4JA9Wc1332B-uosltuHSw++.
.
Les commentaires récents