Dalida sur la scène de l'Olympia à Paris, en décembre 1961. (Fournie)
Sa voix est née de la Méditerranée, c'est une voix teintée de soleil, d'Orient», explique Orlando à propos du talent de Dalida
«J'ai été le témoin de son histoire, et je suis devenu le témoin de sa mémoire», affirme le frère de la star
PARIS: En mai 1987, la chanteuse franco-italienne Dalida, née au Caire, l’une des plus grandes stars de la musique non anglophone, s’est donné la mort. Ses cinquante-quatre années de vie ont été marquées par de grands succès et tragédies. Trois de ses compagnons s’étaient déjà suicidés, et Dalida avait tenté de mettre fin à ses jours en 1967 après le suicide de son amant, le chanteur et acteur italien Luigi Tenco.
Malgré les traumatismes qu’elle a vécus dans sa vie privée, sa carrière a été une histoire de réussite presque ininterrompue. Elle a rempli les salles du monde entier, ses chansons (en neuf langues) se sont vendues en masse, et elle a même connu le succès au cinéma dans des films comme Le Sixième jour, sorti en 1986, du grand réalisateur égyptien Youssef Chahine.
En France, où elle a vécu la majeure partie de sa vie adulte, elle était une superstar incontestée. Dans un sondage publié dans Le Monde en 1988, Dalida se classait en deuxième position, après le général de Gaulle, parmi les personnalités ayant eu le plus grand impact sur la société française. Elle continue d’influencer la culture pop aujourd’hui, nombre de ses tubes ayant été remixés pour en faire des chansons dansantes.
Son jeune frère Orlando, avec qui elle a cofondé son propre label en 1970, afin d’avoir plus de contrôle sur sa propre carrière, partage ses souvenirs avec Arab News …
Comment était-ce de grandir avec Dalida? Comment était-elle enfant?
Vous savez, nous avons grandi dans la même famille, Dalida – qui s’appelait Iolanda à l’époque –, mon frère et moi, le dernier. Je m’appelais Bruno, mais quand je suis arrivé en France, quand j’ai commencé ma carrière, on m’a appelé «Orlando». Nous avons eu la même éducation, nous avons grandi dans le même quartier, la même atmosphère, et pourtant, nous étions totalement différents. Si mon frère et moi avons connu une enfance très joyeuse, très heureuse, ce n'était pas le cas de Dalida, enfant, elle était souvent un peu malade. En grandissant, elle avait ce désir d’ailleurs, l’envie de connaître le monde, de s'élever, de s'instruire, de se cultiver. Elle a toujours eu ce sentiment et cet objectif, comme si elle nous disait: «Un jour, vous verrez qui je suis…» Elle voulait «devenir quelqu'un». Et donc, toute son enfance, toute son adolescence, elle s’est construite dans cet objectif-là.
Se sentait-elle une connexion forte avec l'Égypte?
Bien sûr ! Nous avons vécu là-bas, nous y sommes nés. Nous avons baigné dans cette atmosphère… L’Égypte, à l'époque, était un pays d’une douceur unique, le métissage y était extraordinaire avec toutes ces langues, toutes ces cultures, toutes ces religions, tous ces gens qui se côtoyaient, qui se fréquentaient. Il n'y avait aucun malaise, aucune agression. Il y avait une telle douceur de vivre, et puis ces odeurs… Nous avons eu une belle enfance en Égypte. Dalida adorait l'Égypte, elle lui est toujours restée fidèle, et d’ailleurs au bout de quelques années, elle a commencé à chanter en égyptien.
Qu'est-ce qui faisait le talent particulier de votre sœur?
Vous savez, ce talent particulier, on ne peut pas l’expliquer… Elle avait des talents multiples, qui s’enrichissaient de cette voix, de ce timbre qui n’appartenait qu’à elle, indéfinissable, cette chaleur de la voix, cet éclat de soleil… Et surtout, je pense que sa voix est née de la Méditerranée, c'est une voix teintée de soleil, d'Orient. Et le fait qu’elle était Italienne d'origine et chante en français lui donnait cet accent particulier. Depuis 1955, cette voix unique et la personnalité qui l’accompagnait ont envahi le monde. Dalida a créé des titres immortels dans toutes les langues. Pour parler du Moyen-Orient, Helwa ya Baladi par exemple est devenu un hymne pour tout le monde arabe et Salma Ya Salama aussi. Les centaines de chansons de Dalida, toutes différentes, font qu’elle demeure unique, parce que chacun y retrouve quelque chose qui le touche, un morceau de vie ou la présence de Dalida. Elle savait tout faire, elle passait avec une facilité vraiment étonnante d’une chanson comme Je suis malade ou Avec le temps à des chansons comme Gigi l’Amoroso ou Salma Ya Salama ou au disco. Peut-être grâce à son lieu de naissance et à cette culture plurielle, qui sont restés dans sa mémoire et l’ont accompagnée durant son adolescence, elle avait la chance et le pouvoir de chanter dans toutes les langues. Elle a puisé dans ces métissages qui ont fait sa carrière. Dalida restera unique.
Quel souvenir avez-vous de son succès soudain? Comment cela l'a-t-il affectée? Et vous-même?
J'ai été le témoin de son histoire, et je suis devenu le témoin de sa mémoire. Dalida et moi étions complices, fans de théâtre, de cinéma et de chanson. Et je l'ai toujours encouragée, même si j'étais plus jeune qu'elle. Je l'ai toujours accompagnée dans son parcours - ses envies, son rêve. J'ai toujours été son confident, même lorsqu'elle est partie à Paris. Quand je suis arrivé dans la capitale à mon tour, j'ai un peu chanté aussi, mais au bout de cinq ans, j'ai rejoint l'aventure à ses côtés et je ne l'ai jamais trahie – je l'ai servie et je continue de le faire. C'est donc une carrière que nous avons vécue ensemble, et j'étais un spectateur, un admirateur et aussi, plus tard, son producteur. En 1966, je suis devenu son directeur artistique et en 1970, nous avons fondé notre propre entreprise. Aujourd'hui encore, je m'occupe d'elle comme si elle était là. Dalida a fait de moi son légataire universel car elle savait que je continuerai à défendre sa mémoire et ses intérêts, et c'est ce que je fais.
Quand vous êtes-vous rendu compte que son état dépressif s'aggravait?
Elle disait elle-même : « J’ai réussi ma vie professionnelle, mais ma vie personnelle, je ne l'ai pas réussie. » Pourquoi? Parce qu'elle a tout donné à son métier, à son public. Elle voulait être Dalida, elle est devenue Dalida… Elle a tout fait pour Dalida et a mis de côté sa vie privée qui en a pâti. C’est la raison pour laquelle elle n'a pas pu garder les hommes de sa vie, car au bout d'un moment, ils voyaient Dalida en face d’eux, pas Iolanda. Elle faisait passer son métier avant tout, et c'est pour cela qu'elle se retrouvait seule. Ça ne pouvait pas durer. Vers la fin, elle s’est rendu compte qu'elle était seule, sans enfant et sans compagnon à ses côtés. Elle a alors compris que le fait d’avoir tout donné pour à sa carrière, même si c’est ce qu’elle avait voulu, lui avait enlevé sa vie de femme, d’épouse et de mère. Et peu à peu, tout cela l’a amenée à avoir des idées noires, l’a rendu dépressive. Mais, malgré les drames, elle a aussi eu une vie pleine de joie, de satisfaction et de bonheur.
Elle a connu cette terrible tragédie dans sa vie d'avoir trois compagnons qui se sont suicidés. Ce sont des choses que l’on ne peut pas expliquer… Cela arrive peu à peu, et au bout d'un moment, elle en a eu assez… Elle avait tout fait, tout eu. Je pense que Dalida ne voulait pas non plus que le temps fasse son œuvre, elle a voulu y échapper. Elle voulait partir en pleine gloire et en pleine beauté.
De quoi était-elle la plus fière?
Dalida n’était pas fière… Malgré son statut de star internationale, d'icône aujourd'hui encore, elle a toujours été une femme humble. Elle n’a jamais pensé qu’elle était «arrivée», donc elle a gardé ce côté simple, en sachant très bien qui elle était. C'est Iolanda qui avait construit Dalida, cette Dalida blonde, cette star internationale, mais aussi cette Dalida intemporelle.
Quel héritage artistique a-t-elle laissé derrière elle?
Dalida fait partie de ces rares artistes qui ont eu un lien passionné avec leur public. Les gens l’ont aimée passionnément. Aujourd'hui, des gens qui n’étaient pas nés quand elle nous a quittés l'aiment et écoutent ses chansons. À Montmartre, le buste qui se trouve sur la place Dalida, installée sur décision du maire de Paris de l’époque, Bertrand Delanoë, est devenu un lieu culte. Vous savez, les statistiques nous disent qu’à Montmartre les deux monuments les plus visités par les touristes du monde entier sont le Sacré-Cœur et la place Dalida. Et maintenant, il existe même un circuit touristique qui commence à la maison de Dalida, rue Orchampt, va jusqu’à sa dernière demeure au cimetière de Montmartre, et remonte jusqu’à à la place où se trouve sa statue que les touristes viennent toucher comme un porte-bonheur.
Nos silences sont immenses est un court roman qui nous fait découvrir une Algérie qui existe peut-être encore. Une Algérie rurale et mystique aux confins du désert, comme il existe encore ici ou là une France rurale et superstitieuse qui vit au rythme des saisons. Zohra en est l’héroïne. L’autrice, Sarah Ghoula, nous raconte ses premières années durant lesquelles cette enfant malingre et pâle se transforme en une guérisseuse dont la renommée s’étendra bien au-delà des dunes et du sable qui bordent son village. Elle finira par lui permettre de prendre une liberté dont elle rêve depuis sa naissance et par partir « pour voir si le ciel est partout pareil ».
Lasse de constater que sa dernière fille n’est pas capable de travailler convenablement dans les champs, Salma, la mère de Zohra, la confie à la vieille Lalla M’Barka, une guérisseuse dans un village voisin. A son retour, la réputation de la petite fille ne tarde pas à grandir parmi cette population de gens simples, qui ne se laissent pas attendrir par la misère de leur voisin mais se montrent généreux avec celle qui sait les soigner. Pour Salma, c’est le début de la revanche. Plus la réputation de sa fille s’accroit et plus sa cassette se remplit d’or et d’argent. N’ayant pas eu de garçon, la veuve était marquée par le seau de la malédiction et de la pauvreté. Elle va prendre une revanche éclatante grâce à la dernière de ses dix filles. Mais elle ne voit pas le désir de liberté qui couve en Zohra.
Les phrases sont simples, le plus souvent courtes. En quelques images, l’autrice excelle à décrire l’exaltation d’une enfant qui danse dans la lumière du soleil ou la solitude pesante du désert écrasé de chaleur. De temps à autre, elle évoque aussi en passant la grande histoire en train de se dérouler : « la guerre de libération nationale » qui commence. Comme dans l'extrait suivant.
« Là, avec une bestialité quasi divine, Zohar dénouait ses cheveux, retirait son kardoun, courait, dansait, jouait, appelait Ismahane à s’en couper le souffle, défiait même le ciel. Et alors, elle n’était plus qu’une enfant. Elle n’entendait plus que le son de ses pas enjoués sur le sol ensablé, et ce doux vacarme recouvrait le bruit de détonations lointaines de soldats qui mettaient fin à la vie de quelques Arabes trop fiers. »
Le livre commence et finit dans une chambre de bonne, sous le toit d’un immeuble sans ascenseur dont la « vieille Zorah » ne peut plus descendre les escaliers. Et l’on devine qu’elle a raconté sa jeunesse à un jeune garçon de son quartier populaire. Entre conte philosophique et roman d’apprentissage, Nos silences sont immenses aborde la question de la transmission des savoirs traditionnels et nous laisse mélancolique une fois la dernière page tournée.
On aimerait une suite à ce premier roman. Une suite pour répondre aux questions que l’autrice laisse en suspens : qu’est-il arrivé à Zohra après son départ du village ? A-t-elle eu l’opportunité de voyager à travers le monde comme elle en rêvait enfant ou a-t-elle connu le destin de nombre de femmes immigrées, parties rejoindre un mari déjà exilé en France ?
Rédigé par Lionel Lemonier | Vendredi 7 Octobre 2022 à 11:25
Salima Sahraoui-Bouaziz et Antoinette Simone Idjeri, deux moudjahidate, voient la situation actuelle en Algérie comme une conséquence du conflit interne au FLN, à l’été 1962, juste après l’indépendance.
Parfois, il lui arrive de se confier aux murs blancs de son salon, ces « êtres » froids et muets, qui, lorsqu’elle les touche, lui paraissent aussi réconfortants qu’un proche… C’est ainsi : la maison de Salima Sahraoui-Bouaziz, sur les hauteurs d’Alger, semble tourmentée par un passé lointain, le temps des copains, des fêtes, des discussions politiques sans fin… La solitude est devenue une camarade accommodante depuis qu’elle a perdu son compagnon d’armes, son mari, Rabah, il y a près d’une décennie. A 83 ans, cette neurologue à la retraite est restée en grande partie la jeune fille élancée et souriante qu’elle était au moment de la lutte pour l’indépendance. Ce sourire, elle le doit aujourd’hui à la révolution pacifique qui, depuis le 22 février, fait vibrer le peuple algérien.
Voir des millions de compatriotes dans les rues pour exiger la fin du « système » en clamant dans une ambiance de kermesse « libérez l’Algérie » était un songe inespéré pour elle. Ce mouvement a résonné au plus profond d’elle, et l’a soudain replongée en 1957, l’année de son engagement dans le combat contre le « système colonial ». « J’ai plein de flashs », lance la moudjahida depuis son salon, dont l’immense fenêtre domine le Maqam E’chahid, le monument dédié à ses « frères et sœurs » tombés pendant la guerre d’Algérie.
Ces morts, le pays ne les a pas oubliés. Depuis plus de trois mois, les photos des icônes de cette guerre – comme Larbi Ben M’hidi, Abane Ramdane ou Djamila Bouazza – sont omniprésentes dans les protestations du vendredi. Et que dire des moudjahidine, les anciens combattants, encore vivants ? Dans les manifestations, la foule les embrasse, les étreint. Les références à leur histoire se lisent aussi sur les murs de la capitale : « Les enfants du 1er novembre 1954 [début du conflit] sont de retour » ; « 1962 : territoire libéré. 2019 : peuple libéré. » « C’est ce que je pense, confie Salima Sahraoui-Bouaziz. Nous étions indépendants depuis 1962, mais nous n’avons pas eu l’impression d’être libres. Parce que la mafia a confisqué la révolution. Il y a eu cinquante-sept ans de gâchis. »
« Je voulais rejoindre le maquis »
La nuit est tombée depuis longtemps sur Alger. Dans la maison, entourée de figuiers et de citronniers, le silence est total, quelques chats font le va-et-vient du salon à la terrasse. Calée dans son fauteuil coloré, Salima Sahraoui-Bouaziz évoque le temps de l’Algérie française. Chez elle, le « traumatisme du colonialisme » ne peut se résorber. « Je n’arrive pas à m’en défaire, dit-elle, c’est une tache qui se retrouve dans tout ce que je veux entreprendre. Comme s’il y avait toujours des gens au-dessus de ma tête. » A l’entendre, les Français étaient les « étrangers » qui occupaient l’espace avec « insolence ». Le mépris des ouvriers, des chaouchs (hommes à tout faire) ou des femmes de ménage – « les fameuses fatma », insiste-t-elle – a façonné sa conscience sociale. Les massacres de Sétif, Guelma et Kherrata – sanglantes répressions de manifestations de nationalistes algériens (entre 15 000 et 45 000 morts) –, en 1945, l’ont également fortement marquée.
Salima Sahraoui-Bouaziz a vu le jour dans une modeste famille de douze enfants, en 1936, à Blida, au sud-ouest de la capitale algérienne. Son père, devenu par obstination oukil judiciaire (juriste en droit civil), parvient à l’envoyer à l’école « payante » pour qu’elle passe son bac, celle réservée aux « indigènes » ne permettant pas d’aller jusqu’à ce niveau. « En terminale, j’avais l’arabe comme langue étrangère, se rappelle-t-elle. Je savais que c’était nécessaire à ma respiration de n’être plus colonisée. Je voulais rejoindre le maquis. »
« Nous n’avons jamais été contre la France ou les Français, mais contre un système politique colonial », rappelle Salima Sahraoui-Bouaziz
Renonçant à sa vie d’étudiante à Alger, la jeune fille se rend en métropole et entre dans la clandestinité au sein de la Fédération de France du FLN. Au gré des fausses cartes d’identité, elle deviendra ainsi Jacqueline, Julie Valla ou Renée Lopez. Son rôle ? Assister Rabah Bouaziz, responsable de l’OS (Organisation spéciale, action armée et renseignements de la Fédération de France du FLN), qui deviendra après l’indépendance le quatrième wali (préfet) d’Alger et son mari.
Saadia, un des noms de guerre de Salima Sahraoui-Bouaziz, doit taper d’innombrables rapports dans l’une des dix-sept planques parisiennes du FLN. Avec son futur époux, elle rencontre les intellectuels influents de la capitale, afin de les rallier à leur cause : l’écrivain Michel Leiris, le peintre André Masson, les frères Malle ou encore Louis Aragon… « Simone de Beauvoir m’a servi le thé, dit-elle en riant. Ils aimaient nos idées. Nous n’avons jamais été contre la France ou les Français, mais contre un système politique colonial, sinon ils ne nous auraient jamais aidés. » En juin 1961, Jean-Paul Sartre publie même des passages du livre que viennent d’écrire Rabah et Salima, sous les noms de Saadia et Lakhdar (L’Aliénation colonialiste et la résistance de la famille algérienne, La Cité, 1961), dans sa revue Les Temps modernes. Salima crée aussi la section femmes de la Fédération de France du FLN.
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Sa voix calme et sereine tremblote lorsqu’elle évoque ce jour où la fédération lui a demandé d’exécuter à Paris « l’ethnologue des Aurès », Germaine Tillion, proche du général de Gaulle. « Elle accueillait dans son appartement des étudiantes algériennes et parvenait à les détourner du FLN. Je devais m’installer chez elle et la supprimer. Mais le GPRA [gouvernement provisoire de la République algérienne] à Tunis, qui négociait avec la France, avait ordonné de ne pas la toucher. Ça m’a permis de ne tuer personne », raconte encore Salima Sahraoui-Bouaziz, très troublée par cet épisode.
« On voulait frapper des symboles »
La peur, Antoinette Simone Idjeri, une autre figure féminine de la lutte d’indépendance, n’a pas eu le temps de la ressentir. A 79 ans, cette femme, qui dirige une maternité privée, a une énergie déconcertante, un débit à deux cents à l’heure et un sens du détail saisissant. Nous la retrouvons chez Salima, son amie de toujours. « On s’est connues si jeunes… dit-elle, émue. Quand je la vois, ça me rappelle comme on était belles ! » Fille unique d’un commerçant kabyle musulman et d’une mère catholique d’origine italienne, elle est née à Marseille, en 1939. Alors même qu’elle n’a jamais mis un pied en Algérie, elle s’engage à son tour dans l’OS : « C’était instinctifparce que c’était l’Algérie, le pays de mon père, parce que les Algériens étaient maltraités. »
A 19 ans à peine, la voici dans la clandestinité. Ses spécialités : le repérage de cibles potentielles, le transport d’armes, sans oublier une participation à un attentat : c’est elle qui, le 15 septembre 1958, cache une bombe dans un avertisseur d’incendie au premier étage de la préfecture des Bouches-du-Rhône. L’explosion fait « malheureusement » trois blessés. « On ne voulait aucune victime, mais frapper des symboles forts », insiste Yamina (son nom de guerre). Quelques semaines plus tard, elle est arrêtée par la police, à Paris, et subit un violent interrogatoire : électrodes, coups de poing, cheveux tirés… Elle se tait et passe près d’un an en détention provisoire, défendue notamment par l’avocat Jacques Vergès. Parvenant à quitter la France avant son procès, elle se cache en Suisse jusqu’à la fin du conflit.
Trois mois après la proclamation de l’indépendance, le 5 juillet 1962, Antoinette Simone Idjeri débarque pour la première fois en Algérie, un pays qu’elle ne quittera plus. Comme Salima, d’ailleurs. Pour elles deux, c’est le temps de la victoire. Vraiment ? En réalité, le destin du pays a déjà basculé, emportant avec lui le rêve de liberté de tout un peuple…
« On n’a rien pu faire »
A ce souvenir, les deux moudjahidate se regardent. Leurs visages se referment. « Tout ça pour ça ! », dit Salima. Elles se remémorent alors cet été 1962, alias « l’été de la discorde », où les cadres du FLN se disputent la conquête du pouvoir politique. Commence une lutte sanglante entre le gouvernement provisoire et Houari Boumediene, chef de file de « l’armée des frontières », basée au Maroc. Celui-ci contribue avec ses hommes – un groupe surnommé « le clan d’Oujda » – à propulser Ahmed Ben Bella à la présidence du pays avant de le renverser trois ans plus tard. « Et Bouteflika était le stratège de tout cela, martèle Salima Sahraoui-Bouaziz. C’était le proche collaborateur de Boumediene. » Cette révolution confisquée annonce la primauté du militaire sur le civil. « Si le pays souffre d’un aussi cruel manque de liberté depuis 1962, c’est parce qu’il est toujours entre les mains des auteurs de ce casse historique », a relaté l’écrivain Mohamed Kacimi dans une tribune au Monde le 1er mars.
« J’ai envie de pleurer quand je vois l’Algérie actuelle », s’attriste Antoinette Simone Idjeri
Après le coup d’Etat de Boumediene, en 1965, l’Algérie sombre peu à peu. Le FLN « colonise » à son tour le pays en s’appropriant ses richesses. « Une licence de taxi, un commerce ou je ne sais quoi, si vous n’étiez pas du parti FLN, vous n’étiez rien », rappelle Salima Sahraoui-Bouaziz. Son mari, préfet depuis un an, préfère quitter son poste que cautionner ce putsch militaire. Face au pouvoir autocrate, il y a bien des résistants comme Hocine Aït Ahmed (mort en 2015, un des neuf chefs historiques qui ont déclenché la guerre d’indépendance), mais ils doivent s’exiler pour éviter d’être incarcérés ou pire. « Il fallait voir comment les prisons étaient pleines après l’arrivée de Boumediene au pouvoir, argue Antoinette Simone Idjeri. On n’a rien pu faire. Même le pauvre Mohamed Boudiaf a été supprimé [alors président, il a été tué en 1992]. »
L’éducation nationale, la santé, l’agriculture, le tourisme… Plus rien ne va. Tout est aujourd’hui à rebâtir. La rente pétrolière n’a pas pu endiguer les inégalités sociales. La corruption étouffe le peuple. Le chômage pousse des centaines de gamins – les harraga – à s’enfuir par la mer à bord de radeaux de fortune pour tenter de rejoindre l’Europe. « On s’est battus pour autre chose que ça », déplore Salima Sahraoui-Bouaziz. « J’ai envie de pleurer quand je vois l’Algérie actuelle », s’attriste son amie Antoinette. Heureux les « martyrs » qui n’ont rien vu…
« Nous avions un ennemi étranger »
Cinquante-sept ans plus tard, des millions d’Algériens se sont mis à dénoncer « la mafia du clan d’Oujda » en criant, sans s’essouffler, chaque vendredi : « FLN, dégage » ; « Klitou l’bled, ya sarrakine » (« vous avez pillé le pays, bande de voleurs »). La démission, le 2 avril, de Bouteflika, a fait dire aux manifestants que l’Algérie était en train de vivre sa « deuxième indépendance ». « Je n’aurais jamais pensé que la rue demanderait la même chose que nous », soupire Salima.
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Ces moudjahidine s’identifient-ils pour autant aux millions de jeunes qui défient le pouvoir ? « Non, je ne me reconnais pas en eux, répond l’ancienne neurologue sans la moindre hésitation. Je les trouve mieux que nous ! A mon époque, nous avions un ennemi étranger, ce qui facilite l’engagement dans la révolution. Ces jeunes ont pris conscience que ce sont leurs frères qui les exploitent, ils ont donc davantage de mérite. Surtout quand le pouvoir a cultivé ce sentiment patriotique. » De fait, la jeunesse de 2019 a bien conscience que le « système », en se revendiquant comme l’éternel gardien de la révolution, a puisé sa légitimité dans la guerre d’indépendance afin de maintenir son emprise.
Depuis le 22 février, l’homme fort du pays, le chef d’état-major Ahmed Gaïd Salah, 79 ans, ne cesse d’ailleurs, dans ses discours, de se référer aux « martyrs » pour s’adresser au peuple. « Heureux les martyrs qui n’ont rien vu », lui répondent les manifestants. Ce qu’ils désirent ? La liberté et l’indépendance, comme en 1962.
Par Ali Ezhar (Alger, correspondance)
Publié le 08 juin 2019 à 08h01 Mis à jour le 13 juin 2019 à 11h56https://www.lemonde.fr/international/article/2019/06/08/la-revolution-algerienne-vue-par-deux-combattantes-de-l-independance_5473473_3210.html..
La question des agressions et tortures sexuelles commises de manière quasi systématique par certains soldats français demeure l’angle mort des recherches historiques dans les deux pays.
C’est l’histoire d’un tabou qui n’aurait peut-être jamais été brisé sans le courage d’une femme. Pour en prendre la mesure, il faut remonter au 20 juin 2000. Ce jour-là paraît dans Le Monde un témoignage inédit sur les viols pendant la guerre d’Algérie.
Louisette Ighilahriz, une ancienne indépendantiste algérienne, livre les souvenirs qui la hantent depuis des décennies : « J’étais allongée nue, toujours nue (…) Dès que j’entendais le bruit de leurs bottes, je me mettais à trembler (…) Le plus dur c’est de tenir les premiers jours, de s’habituer à la douleur. Après on se détache mentalement. C’est un peu comme si le corps se mettait à flotter… »
En quelques mots, elle dévoile la nature des sévices dont elle a été l’objet, en septembre 1957, à l’âge de 20 ans, au siège de la 10e division parachutiste (DP) à Alger. Si elle parle, c’est qu’elle a un espoir : retrouver un inconnu, un certain « commandant Richaud », qui l’a sauvée en la faisant évacuer à l’hôpital Maillot de Bab-El-Oued, puis transférer en prison. Elle voudrait lui exprimer sa gratitude.
Ce courage, Louisette l’a payé fort cher. Elle n’a jamais retrouvé Richaud, médecin militaire de la 10e DP, décédé en 1998. Aujourd’hui, à 84 ans, elle vit toujours à Alger, mais son fils ne lui pardonne pas d’avoir parlé. Sa fille, elle, ne parvient pas à sortir d’une dépression interminable qui a démarré en 2000. Quant aux autres moudjahidate (anciennes combattantes), beaucoup lui tournent le dos. Elles lui reprochent d’avoir dévoilé un secret qu’elles cachent depuis soixante ans.
Si Louisette reconnaît qu’elle n’avait pas mesuré les conséquences de son témoignage, elle ne regrette rien. « Il fallait que je partage un fardeau trop lourd pour moi. En mettant les mots sur mes maux, je pensais trouver un apaisement, dit celle qui est devenue psychologue après l’indépendance. Je suis juste un peu amère car je m’attendais à une libération de la parole, elle ne s’est pas produite. » Ce dont Louisette Ighilahriz souffre le plus, c’est du regard des autres. Elle sait que, d’un côté, elle est « celle qui a beaucoup fait pendant la guerre de libération et qu’on remercie ». De l’autre, elle reste « celle qui a été violée ».
« Le témoignage de Louisette Ighilahriz a fait l’effet d’une déflagration ! Tout est parti de là. C’est alors qu’on a commencé, en France, à s’intéresser à ce sujet », Tramor Quemeneur, historien
Deux traumatismes liés à la guerre d’indépendance subsistent en Algérie, et ils sont infiniment plus lourds que tous les autres : la question des disparus et celle des viols. Autant on parle du premier dans les familles, autant on tait le second.
De tous les sévices perpétrés par l’armée française, le viol est le plus caché, par les auteurs autant que par les victimes. C’est l’angle mort des recherches historiques. Sous-estimé ou ignoré, le sujet n’a jamais vraiment été creusé. Et pour cause : dans un pays comme dans l’autre, il s’agit d’un tabou très ancien.
A cela s’ajoute le fait que les historiens français ne disposent pas de financements pour se rendre sur le terrain. Ils doivent, le plus souvent, se contenter des archives ou des témoignages de vétérans, sans accéder à ceux des victimes. Mais certains s’y attellent tout de même. « Le témoignage de Louisette Ighilahriz a fait l’effet d’une déflagration ! Tout est parti de là. C’est alors qu’on a commencé, en France, à s’intéresser à ce sujet », souligne Tramor Quemeneur, historien spécialisé sur la guerre d’Algérie.
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Au lendemain de l’indépendance, en 1962, le silence était le mot d’ordre dans les familles algériennes. Tous ceux qui avaient subi des atrocités, des sévices sexuels surtout, se voyaient priés de se taire. Aujourd’hui encore, un viol demeure synonyme de honte.
Malgré tout, les mentalités évoluent doucement. Entre elles, et sans témoin, les moudjahidate se confient désormais sur les violences subies lors de leurs interrogatoires. Non pas avec des mots explicites – le terme « viol » n’est jamais prononcé –, mais par une sorte de langage codé, avec des regards particuliers ou des pressions du bras lorsqu’il est question de tortures. Il arrive même que certains anciens combattants hommes remercient Louisette Ighilahriz quand ils la croisent en ville, et lui glissent à l’oreille : « Moi aussi, j’ai subi ce que tu as subi… » Ce à quoi l’ex-indépendantiste répond à chaque fois : « Mais ce n’est pas à moi qu’il faut le dire ! Aidez-moi et dites-le tout haut ! Il faut qu’on sache ce qui s’est passé… »
Viol collectif
Baya Laribi, surnommée « Baya la Noire » en raison de la couleur de sa peau, est, avec Louisette Ighilahriz, l’une des rares moudjahidate à avoir eu la force d’affronter le regard des autres. Son histoire nous renvoie aux années 1950, du temps où cette grande et belle jeune fille était étudiante infirmière.
En 1956, elle monte au maquis mais elle est capturée l’année d’après dans l’est du pays, en même temps que trois autres infirmières et un groupe de quatorze combattants. Désarmés, les hommes doivent s’allonger au sol, les uns à côté des autres. Un blindé roule alors sur leurs corps étendus, vivants… Selon Baya Laribi, ce crime de guerre a été commis par le 2e régiment de dragons, dans la plaine de la Meskiana, dans le nord-est du pays. De son côté, elle est conduite à Alger, passant ensuite d’un centre de détention à un lieu de torture.
Au palais Klein, dans la basse Casbah, elle subit un viol collectif. L’un de ses tortionnaires est le fils d’un richissime colon connu de tous. En la violant, il crie à ses copains : « Elle est bien foutue, la Noire, hein ! Elle est bien foutue ! » Au siège de la 10e DP, elle est ensuite violée par le capitaine Graziani (mort au combat deux ans plus tard), celui-là même qui a violé Louisette Ighilahriz et d’autres femmes, dont une au moins est encore en vie à Alger, mais qui gardent obstinément le silence.
« Torture morale »
Après l’indépendance, Baya Laribi devient sage-femme. Mais le jour où elle prend sa retraite, au milieu des années 1990, une psychose maniacodépressive la frappe. « Tant que j’ai mis des enfants au monde – et j’en ai fait naître à peu près 300 ! –, il me semblait que j’allais bien. En prenant ma retraite, j’ai brusquement replongé, et les années de terrorisme, au même moment, ont encore aggravé les choses », confiait-elle au Monde en 2004.
Lire l’archive de 2004 :Article réservé à nos abonnés Baya El-Kahla, peau noire, blouse blanche, bilan mitigé
L’entretien se déroule, à l’époque, à Boufarik, à une trentaine de kilomètres d’Alger. « Nous avons eu l’indépendance, mais à quel prix !, s’exclame-t-elle tout à coup. Parlez des femmes violées dans les montagnes, celles dont on n’a jamais rien su ! Il faut que les générations montantes sachent ce qui s’est passé. La torture physique, ce n’est rien en comparaison de la torture morale. La mort, c’est la fin, mais la torture morale, c’est une souffrance qui ne se termine jamais, jamais ! Vous comprenez ? Les hommes font la guerre, mais ce sont les femmes qui en paient le prix ! »
Assise sur le canapé de son salon, Baya parle d’une voix désespérée. Soudain, elle se penche et supplie : « Avant de mourir, je voudrais savoir qu’on a gagné. » Que veut-elle dire ? « Je voudrais apprendre que le monde entier sait enfin ce qui nous est arrivé, et que les bourreaux ont été confondus. Si cela arrive et que je suis déjà dans la tombe, je vous demande une chose : venez me voir au cimetière, et dites-le-moi tout bas. » Baya Laribi n’aura pas eu la chance de voir son vœu exaucé. Elle est décédée en novembre 2017, à 81 ans.
« Non, les tortures sexuelles commises en Algérie n’ont pas été de simples bavures mais le produit de la volonté politique des gouvernements », Claire Mauss-Copeaux, historienne
Le temps fait son œuvre d’oubli. D’ici deux à trois ans, il sera trop tard. Les victimes de viols meurent les unes après les autres, enferrées dans le silence et la douleur, parfois dans le déni. Bientôt, ce drame sera enterré, comme s’il ne s’était jamais produit, ce qui arrange tout le monde, à commencer par les politiques, français et algériens.
Comment traiter d’un sujet qui inspire horreur et sidération, et n’est pas abordé directement dans le récent rapport Stora? « Pour avancer, il faudrait réussir à se dégager des idées reçues, plus confortables, souligne l’historienne Claire Mauss-Copeaux. Non, les tortures sexuelles commises en Algérie n’ont pas été de simples bavures mais le produit de la volonté politique des gouvernements qui se sont succédé afin d’écraser l’adversaire et de l’humilier. »
Mme Mauss-Copeaux est l’une des rares chercheuses à enquêter sur le terrain, en Algérie. Son dernier ouvrage (Hadjira. La ferme Améziane et au-delà…, Les Chemins du présent, 2017) relate la terrible expérience d’une indépendantiste détenue à 21 ans dans l’un des pires centres d’interrogatoires et de tortures de la guerre d’Algérie, la ferme Améziane, à Constantine. L’ombre du viol y plane de bout en bout, sans que le mot soit jamais formulé. « Ce silence, ce tabou se disent quand même à bas bruit, il faut savoir les écouter », relève Claire Mauss-Copeaux.
Les viols par les forces de l’ordre faisaient partie du système de répression et d’intimidation mis en place dans les trois départements français d’Algérie bien avant le soulèvement de 1954. Depuis le début de la colonisation, en 1830, on torturait de façon routinière dans les commissariats et les PC de gendarmerie.
L’un des premiers à s’en être alarmé a été l’universitaire André Mandouze, en 1947 dans la revue Esprit. En décembre 1951, un journaliste de L’Observateur, Claude Bourdet, dénonce une « Gestapo » et énumère les modes de torture couramment employés en Algérie : électricité, baignoire, pendaison, et aussi, dit-il, « un procédé qui semble nouveau : la bouteille ». Après avoir déshabillé le prévenu, on le fait asseoir sur le goulot d’une bouteille, et ceux qui l’interrogent « appuient sur ses épaules, de toutes leurs forces ». A partir du début de la guerre d’indépendance, le viol des hommes avec des objets se généralise. S’y ajoute le viol des femmes.
« Bon, on tue les bébés »
Que faire des enfants nés de ces exactions ? L’écrivain Mouloud Feraoun évoque ce drame à plusieurs reprises dans son Journal, 1955-1962 (Seuil, 1962), et parle du viol comme d’une pratique courante en Kabylie, sa terre natale.
Quant à l’universitaire Danièle Djamila Amrane-Minne, elle cite, dans son livre Des femmes dans la guerre d’Algérie (Karthala, 1994), les confidences de deux moudjahidate : « Farida et moi avions posé le problème du viol. Les nôtres, au début, ne voulaient pas le croire. Bon, après, ils savaient. Toutes ces grossesses, qu’allons nous en faire ? Alors, le commandant Si Lakhdar, peut-être parce qu’il était jeune, a dit : “Bon, on tue les bébés.” Nous avons dit : “Non, ce n’est pas possible, on ne peut pas tuer des innocents.” (…) Effectivement, ils ne l’ont pas fait, ils ont gardé tous ces enfants. Les maris n’en voulaient pas, mais finalement ils les ont gardés. Il y a eu des difficultés, mais chacun a compris… »
Lire l’archive de 2000 :Article réservé à nos abonnés « La torture faisait partie d’une certaine ambiance. On aurait pu faire les choses différemment »
En réalité, tout le monde n’a pas « compris », loin de là. Que dire du cas de Kheïra Garne, victime à 15 ans d’un viol collectif en août 1959, dans le camp de détention de Theniet El-Had, tenu par l’armée française à 170 kilomètres d’Alger ? Un enfant est né de ce drame, Mohamed. Il a aujourd’hui la double nationalité. « Français par le crime », comme il se définit, il ne se remettra jamais des conditions de sa naissance. Au terme de longues et difficiles actions en justice contre le ministère français de la défense, il a été reconnu comme victime de la guerre d’Algérie et a obtenu une pension symbolique, en 2001. Mais rien n’apaise sa souffrance, pas même l’écriture d’un livre, Lettre à ce père qui pourrait être vous (JC Lattès, 2005), après avoir livré son histoire au Monde en novembre 2000).
« Ma mère est un peu mon enfant, et c’est ce qui me fait mal, dit-il. Elle est ma chair et je la porte en moi. Je suis l’enfant terrorisé qui fuyait, qui pleurait… Je suis l’enfant violé. Nous sommes nombreux en Algérie, nous, les enfants violés par l’armée française. Il faut que ce soit dit et reconnu par la France. Sinon cela restera comme une saleté dans son histoire. »
Kheïra Garne est décédée en 2016. N’ayant jamais recouvré sa santé mentale, elle a passé l’essentiel de sa vie dans le cimetière Sidi Yahia d’Alger. « Laisse-moi avec les morts, disait-elle à son fils. Eux ne me font pas de mal. Les vivants m’ont trop fait souffrir, tu le sais bien, tu en es la preuve éclatante. »
« Dans ma tête, j’ai tous les jours 21 ans. Je repense à tout cela chaque soir… J’ai réussi à me reconstruire, mais je mourrai avec ça », Benoist Rey, 83 ans, ex-appelé, témoin de violences commises par des militaires
Après l’indépendance, l’historien Mohammed Harbi a voulu creuser ce dossier, en tant qu’universitaire. Il a dû y renoncer, « les femmes refusant obstinément de [lui] livrer la moindre confidence ». Paradoxalement, c’est de France, non d’Algérie, qu’est venue une insistante demande de vérité, au début des années 2000. « Enquêtez, écrivez ! Faites savoir ce qui s’est passé ! », ont supplié nombre d’anciens combattants français, comme si cette « torture privée », suivant l’expression de l’un d’entre eux, n’avait jamais fini de les hanter…
« Violez, mais faites ça discrètement. » Telle était la consigne du sous-lieutenant P. à ses hommes, au début de 1960, dans le Nord-Constantinois. « La seule fois où j’ai armé mon fusil, c’était pour empêcher plusieurs types de ma section de violer une gamine, du côté de Texenna, dans l’Est algérien », témoigne Benoist Rey, 83 ans, ex-appelé dans un commando de chasse. « Le soir, en rentrant, les mecs n’étaient pas très fiers d’eux, poursuit-il. Quoique, ça m’a toujours étonné : le même type est capable de violer sans aucun état d’âme, et le soir, d’écrire à sa femme… » Sur la centaine d’hommes de son commando, une vingtaine, dit-il, profitait régulièrement des occasions offertes par les opérations de contrôle ou de ratissage dans les campagnes. Seulement deux ou trois osaient protester, les autres se taisaient, même s’ils étaient révulsés par ces violences.
Pour Benoist Rey – qui avait lu La Question (Editions de Minuit, 1958), livre autobiographique majeur du journaliste communiste Henri Alleg, torturé en juin 1957 par les parachutistes du général Massu en même temps que le militant communiste Maurice Audin, disparu la même année – ces quatorze mois se résument à un mot : « l’horreur ». En rentrant en France, Benoist Rey a écrit un livre de témoignage, Les Egorgeurs, interdit dès sa parution (Editions de Minuit, 1961). « Dans ma tête, j’ai tous les jours 21 ans, avoue-t-il. Je repense à tout cela chaque soir… J’ai réussi à me reconstruire, mais je mourrai avec ça. »
« Expéditions vide-burnes »
D’après les anciens combattants français, les victimes et les témoins, il y avait deux types de viols. D’une part, ceux perpétrés dans les multiples centres d’interrogatoires répartis dans tout le pays : à Alger, la villa Sésini, l’école Sarrouy, le Café-Bains maures, notamment ; à Tlemcen, le Bastion 18… D’autre part, les viols qui avaient lieu dans les mechtas (maisons en torchis) lors d’expéditions de la troupe dans les villages et les hameaux isolés.
Dans son carnet personnel, rédigé en avril 1957 à Batna, et qu’il a partagé avec des chercheurs dans les années 2000, Denis, sous-lieutenant, parachutiste au 18e régiment de chasseurs parachutistes, évoque avec effroi ces « expéditions vide-burnes », comme on disait dans sa section. Les femmes se couvraient le visage de suie, parfois même d’excréments pour tenter de décourager leurs agresseurs. André Décérier, un appelé, caporal au 4e bataillon de chasseurs à pied, dans la région d’El-Milia en 1955, rapporte lui aussi dans son journal de bord plusieurs séances de « strip-tease » dans les mechtas, mot utilisé, dans sa section, pour qualifier les viols. « Dussé-je vivre 100 ans, je me reprocherai toute ma vie de n’avoir pas crié mon indignation », note-t-il dans son récit, qu’il a fait lire à Claire Mauss-Copeaux.
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En réalité, tout dépendait du chef. D’une compagnie ou d’une section à l’autre, on passait du « tout au rien ». Si l’officier affichait clairement ses positions morales, il n’y avait ni viols, ni tortures, ni « corvées de bois » (exécutions sommaires). En cas de bavure, il y avait même une sanction, et elle pouvait être exemplaire.
Loin d’être de simples dépassements, les viols ont cependant eu un caractère massif un peu partout entre 1954 et 1962, dans les campagnes beaucoup plus qu’en ville, avec un crescendo au fur et à mesure des années de guerre. Parce que les parachutistes du général Massu se sont vu confier les pleins pouvoirs au début de 1957, la bataille d’Alger a sans doute constitué un tournant dans ce domaine. Mais, d’après les témoignages, les viols ont été particulièrement nombreux pendant les opérations du plan Challe, destiné à « éradiquer » une fois pour toutes, en 1959 et 1960, les unités de l’Armée de libération nationale (ALN) dispersées sur le terrain.
Ce que disent les archives privées
L’ouverture des archives, dans les années à venir, ne donnera en aucune façon une idée de l’ampleur de ce phénomène, à Alger comme ailleurs. En effet, il n’y a jamais eu d’ordres explicites de viols, et encore moins d’ordres écrits. « Les quelques affaires qui parfois émergeaient étaient étouffées par le commandement militaire, soucieux des apparences », souligne l’historienne Claire Mauss-Copeaux.
En revanche, les archives privées révèlent l’étendue du drame. Ceux qui se sont rendus coupables de tels actes ne s’en sont pas vantés. Mais les témoins, eux, ont relaté d’innombrables scènes dans leurs carnets personnels et lettres à leurs parents… La psychologue Marie-Odile Godard (décédée en 2018) a consacré une thèse aux traumatismes des anciens combattants d’Algérie. Tous ceux qu’elle a interrogés lui ont parlé des viols comme quelque chose de systématique lors des raids dans les mechtas. « C’est à l’occasion de ces scènes d’une extrême violence, disait-elle, que leur équilibre psychique a souvent basculé. »
Dans ce contexte, se sont produits des actes de résistance dont on se souvient en Algérie, tant ils exigeaient de courage. Jusqu’à sa mort à Alger, en 2013, Zhor Zerari, une moudjahidate devenue journaliste, a cherché un certain Jean Garnier, sergent, pour le remercier de l’avoir sauvée d’un viol en août 1957. Alors qu’elle était nue pour une séance de torture à l’école Sarrouy – dirigée par le lieutenant Maurice Schmitt – qui allait devenir général et chef d’état-major des armées françaises de 1987 à 1991 –, un parachutiste a promis à la jeune fille de la « faire passer le soir même à la casserole ». Jean Garnier l’a entraîné dans la cour de l’école et a eu avec lui une violente altercation. Puis il est revenu et a dit à la jeune fille : « Tu peux être tranquille maintenant. »
A leur avocate Gisèle Halimi, les militantes disaient, parlant de leur viol : « Ça, tu n’en parles pas, car, ensuite, qui acceptera de m’approcher ? Je serai bonne pour la poubelle »
Pour l’avocate Gisèle Halimi (1927-2020), l’une des premières à avoir dénoncé l’ampleur des viols pendant la guerre d’Algérie, « neuf femmes sur dix étaient violées lorsqu’elles étaient soumises à un interrogatoire ». Auteure avec Simone de Beauvoir du célèbre ouvrage Djamila Boupacha (Gallimard, 1962), Gisèle Halimi a assuré la défense de nombreuses indépendantistes et connaissait ce dossier mieux que personne. « Tomber aux mains des forces de sécurité françaises était pour les militantes indépendantistes une tragédie, expliquait-elle, car elles cumulaient le fait d’être femmes au fait d’être des “terroristes”. » Les militantes qu’elle a défendues refusaient énergiquement qu’elle fasse état de leurs viols devant le tribunal. « Ça, tu n’en parles pas, car, ensuite, qui acceptera de m’approcher ? Je serai bonne pour la poubelle », disaient-elles.
La presse de l’époque n’aidait pas cette avocate engagée à surmonter les difficultés. Ainsi, un rédacteur en chef adjoint du Monde avait-il refusé, sur instruction de la direction du journal, une tribune qu’elle avait écrite avec Simone de Beauvoir. « Vous parlez de “bouteille dans le vagin”, cela nous gêne », lui avait-il dit pour justifier son refus. « Pour que le papier soit publié, nous avons dû le réécrire et parler de “bouteille dans le ventre”, ce qui était ridicule, sans compter que nous étions bien en deçà de la vérité, se souvenait l’avocate. La femme dont il était question n’avait pas seulement été violée avec une bouteille, mais aussi par les paras… »
Dans de nombreux ouvrages écrits par des anciens d’Algérie, le viol est omniprésent. Ainsi, Tombeau pour cinq cent mille soldats (Gallimard, 1967), de Pierre Guyotat, est d’une lecture insoutenable. Le viol y est relaté sous toutes ses formes. Il est question de zoophilie, de pédophilie, de prostitution enfantine, le tout sur un mode scatologique. « Ce n’est pas du fantasme ni du roman. C’est malheureusement très proche d’une certaine réalité qu’a vécue ou vue cet écrivain », analyse l’historien Tramor Quemeneur, qui a beaucoup travaillé sur l’œuvre de Guyotat et ses archives.
Des chiens dressés pour violer
Raconté sur un mode moins cru, mais tout aussi insoutenable, est le récit de Mohand Sebkhi, décédé en 2019. Cet agent de liaison d’Amirouche, colonel de l’ALN, s’est confié à Daho Djerbal, historien et fondateur de la revue algérienne Naqd. De ces échanges est sorti un livre, Souvenirs d’un rescapé de la Wilaya 3 (Barzakh, Alger, 2014). Dans le camp de Ksar Ettir, situé près de Oum Almène, non loin de Sétif, des chiens avaient été dressés pour violer les prisonniers. Le plus connu était Moumousse, un molosse noir d’une soixantaine de kilos « dressé de manière diabolique ». Pour s’amuser, les soldats lui avaient donné le titre de sergent et le saluaient quand ils le croisaient.
Cinq cents hommes environ étaient détenus dans ce camp, entouré de barbelés électrifiés et de mines, avec sentinelles et bergers allemands, a expliqué Mohand Sebkhi à Daho Djerbal. D’après lui, il régnait à Ksar Ettir « la répression, la faim, l’humiliation et les travaux forcés ». Mais le pire, pour les détenus, était ce chien, « une honte, il a fait un massacre parmi les prisonniers », disait-il. « Sa voix tremblait quand il en parlait. Il refusait d’entrer dans les détails, mais avouait que c’était ce qui l’avait le plus traumatisé », se souvient Daho Djerbal. Pareil récit ne surprend pas Andrea Brazzoduro, historien italien. Lui aussi se remémore un vieil homme, rencontré en 2017 dans les Aurès, lui racontant « en larmes, avoir été violé, de surcroît avec des chiens… »
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Il est assez peu probable que d’autres témoignages surgissent dans les années à venir. La période terroriste des années 1990, durant laquelle se sont produits d’innombrables viols, a recouvert celle de la guerre d’indépendance.
Dalila Iamarene-Djerbal s’en désole. « C’est toujours le même silence », déplore cette sociologue et militante du réseau Wassila (Association contre les violences faites aux femmes et aux enfants). Sa collègue Fatma Oussedik, elle aussi sociologue et féministe, est moins pessimiste. Elle décèle pour sa part des avancées dans la prise de parole des plus jeunes : « Louisette Ighilahriz a ouvert la voie en témoignant. Elle nous a fait un cadeau. Sa souffrance a pris du sens en même temps qu’elle la transmettait à la jeune génération. »
Dans quelques rares colloques ou émissions de télévision, ces dernières années, des jeunes femmes ont témoigné à visage découvert des viols subis pendant la « décennie noire ». Plus récemment, un étudiant, Walid Nekiche, arrêté en novembre 2019 lors d’une manifestation du Hirak, le soulèvement populaire en Algérie, a affirmé publiquement avoir été victime d’un viol dans un commissariat d’Alger. La justice a dû ouvrir une enquête. Une première.
« Il faudrait que la question des viols soit inscrite dans l’histoire comme quelque chose qui a eu lieu, non pas par esprit de revanche, mais pour remédier au silence des archives », Alice Cherki, psychiatre et psychanalyste
Les psychiatres, eux, n’ont pas fini de s’inquiéter des conséquences de ce non-dit qui se transmet de génération en génération, des deux côtés de la Méditerranée. C’est en travaillant avec Frantz Fanon, médecin né Antillais et mort Algérien à l’âge de 36 ans, qu’Alice Cherki a été très tôt sensibilisée à cette question. « Ce n’est qu’en parlant qu’on lève le déni et que tout se dénoue », souligne cette psychiatre et psychanalyste renommée.
Alice Cherki cite plusieurs cas, en France et en Algérie, de jeunes, garçons et filles, souffrant de troubles psychiques qui ont pris fin avec la révélation du lourd secret familial : le viol de leur mère ou grand-mère pendant la guerre d’indépendance. « Il faudrait que les choses soient dites, insiste-t-elle, que la question des viols soit inscrite dans l’histoire comme quelque chose qui a eu lieu, non pas par esprit de revanche, mais pour remédier au silence des archives. Chacun pourra alors travailler sur sa propre histoire et se reconstruire. Il n’est pas trop tard… »
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Pour survivre à son traumatisme, Louisette, elle, milite. Chaque semaine, elle descend dans la rue, à Alger, avec ses cannes, et apporte son soutien au Hirak, à la démocratie, aux prisonniers politiques, aux droits humains… Elle est fêtée et entourée par les manifestants. Ce militantisme est pour elle « une thérapie » personnelle. « Je pleure tout le temps, mais j’essaie de garder le moral. En militant, j’oublie ma nudité, ce qui m’est arrivé en 1957. Cette torture animale. » Elle réfléchit une seconde, avant d’ajouter dans un souffle : « Une torture“normale”, j’aurais été moins blessée… »
Par Florence Beaugé Publié le 17 mars 2021 à 02h11 Mis à jour le 02 avril 2021 à 18h35
Louisette Ighilahriz, militante algérienne torturée en 1957 à Alger. L'Humanité du 22 juin consacre sa « une » à la polémique née des déclarations contradictoires des généraux Massu et Bigeard ( Le Monde du 22 juin). Le Monde tente de cerner la personnalité du docteur Richaud, qui a sauvé la vie de Mme Ighilahriz.
LA CONFESSION de « Lila » n'aura pas été vaine. Cette femme, Louisette Ighilahriz, militante du FLN, rendait hommage, dans Le Monde du 20 juin, à un médecin militaire français qui l'avait arrachée aux griffes de ses tortionnaires, en 1957, l'année de la bataille d'Alger. Elle avait vingt ans. La révélation publique de ce drame aura permis de mettre en lumière la personnalité de son sauveur, ce « Richaud » à qui elle ne voulait « qu'une chose : lui dire merci».
Ce médecin-général, mort à Pau en septembre 1997 à l'âge de 84 ans, ne saura jamais que « Lila » l'a recherché pendant plus de quarante ans pour lui exprimer sa reconnaissance. La biographie de ce Marseillais le situe, en 1939, comme médecin d'un bataillon de tirailleurs algériens puis, après captivité et évasion, dans un maquis de la Résistance. Devenu parachutiste après-guerre, Richaud participe aux opérations de Suez avant d'être nommé médecin-chef de la Xe division de parachutistes d'intervention, celle que commande le général Massu. Ce qu'il vit et voit alors, il ne le partagera avec aucun des membres de sa famille qui, stupéfaite, découvre aujourd'hui l'épisode « Lila ». « C'était une partie de sa vie dont il ne parlait jamais », dit Geneviève, sa fille aînée qui, à l'époque, avait 20 ans et se souvient douloureusement d'avoir perdu « plusieurs amies dans les attentats » en Algérie. C'est probablement à elle que le médecin faisait allusion lorsqu'il a expliqué à la jeune Louisette Ighilahriz qu'elle lui rappelait sa fille. Mais Geneviève, née Richaud, ne souhaite « surtout pas [s]' approprier en quoi que ce soit » les actes de son père. « Il a fait ce qu'il pensait être bien », indique seulement cette femme qui « préfère ne plus entendre parler de cette période difficile, qu'on a dépassée ».
Annie, sa soeur cadette, quinze ans à l'époque, accueille avec davantage d'enthousiasme la révélation de l'acte courageux de son père : « Cela ne m'étonne pas : mon père était un humaniste, un type de grande valeur, lance cette assistante sociale de l'armée. Cela me fait plaisir de savoir qu'il a sauvé cette femme. Mais la torture, il n'en avait jamais parlé ». Eprouve-t-elle de la fierté ? « Fière oui, j'ai toujours été fière de lui », admet-elle en envisageant d'entrer en contact téléphonique avec « Lila ».
Anny Camicas, la compagne de Richaud à la fin de sa vie, elle aussi, tombe des nues. Elle souligne les qualités médicales de l'intéressé, promoteur à Suez d'une antenne chirurgicale parachutée, « adepte des médecines douces » et se souvient que le général Massu en personne avait décerné à cet homme « qui aidait tout le monde » le grade de commandeur de la Légion d'honneur.
ASSIGNÉE À RÉSIDENCE
Sauvée par cet « humaniste », selon l'expression du général Massu, Louisette Ighilahriz n'en avait pourtant pas fini avec la détention. Incarcérée durant quatre ans, à Alger, puis en métropole, « Lila » connut ensuite pas moins de sept prisons. En 1961, c'est une femme française, grande résistante, révoltée par la misère des Musulmans d'Algérie, qui réussit à lui faire goûter à nouveau un semblant de liberté : Germaine Tillion obtient son assignation à résidence à Corte, en Corse. M. T., un enseignant de philosophie engagé contre la guerre d'Algérie, se souvient précisément que MmeTillion lui avait confié le soin de veiller sur « Lila » alors qu'il était en poste au lycée de Corte. « Elle nous a tout déballé, nous a montré les traces de tortures sur son corps. On ne parlait même que de celà, se souvient ce nouvel ange gardien. Elle était raide, dure, farouche. On essayait que cette gamine, aussi forte qu'elle était, puisse survivre. Le calvaire qu'elle avait subi était assez exceptionnel, emblématique. Nous connaissions toutes ces horreurs mais, nous en avions un terrible exemple vivant parmi nous. »
Un jour pourtant, « Lila » a disparu de Corte. Elle en avait assez de pointer matin et soir au commissariat. M. T. a seulement su qu'elle s'était évadée et avait regagné l'Algérie, via l'île d'Elbe. Quarante années de silence ont suivi. Quarante ans, note M. T., « le délai de rigueur pour comprendre les choses».
PHILIPPE BERNARD
Publié le 23 juin 2000 à 00h00 Mis à jour le 23 juin 2000 https://www.lemonde.fr/archives/article/2000/06/23/le-temoignage-de-louisette-ighilahriz-rouvre-le-debat-sur-la-torture-en-algerie_3709247_1819218.html.....
Penser les langues en Algérie. Essai de Abderrezak Dourari. Editions Frantz Fanon, Alger 2022, 265 pages, 1000 dinars
L'auteur a beaucoup écrit sur le sujet. Cette fois-ci, il fait l'inventaire de tous les malentendus qui ont freiné l'épanouissement culturel de la nation algérienne et même renforcé la dimension crisogène.
A travers, entre autres, son analyse des langues (du punique à l'arabe, du tamazight au maghribi en passant par le français et l'anglais), il révèle tout ce que les débats d'apparence linguistiques peuvent véhiculer comme enjeux en relation avec la pérennité et la prospérité d'une nation. Il alerte aussi sur les périls dont l'idéologisation des langues peut être la cause.
Philosophie, linguistique, sociologie, analyse du discours parcourent la démarche de l'auteur qui invite à une meilleure prise en charge scientifique des controverses... plaidant en faveur de l'algérianité, sorte de «tiers-espace citoyen» de cohabitation solidaire de toutes les cultures et identités algériennes. Pas facile à réaliser dans une situation de sociétés qui certes avancent mais de pouvoirs politiques pour la plupart et souvent illégitimes, figés dans des positions désincarnées... Voilà qui favorise l'émergence de concepts comme «Etat contre la nation» (Bourhan Ghalioun) ou «Etat contre la société» (Abderrezak Dourari)... débouchant, hélas, sur des attitudes ralentissant ou ne permettant aucunement l'ouverture des sociétés sur un avenir démocratique, citoyen et pluriel. Pire encore ! on se surprend, plusieurs décennies après l'indépendance, à discuter des mêmes questions, fondamentales certes, mais avec les mêmes concepts éculés et expressions apologétiques et les mêmes accents. Un temps qui s'est figé ?
L'Auteur : Professeur des sciences du langage et de traductologie. Directeur du Centre National Pédagogique et Linguistique pour l'enseignement de Tamazight (Cnplet). Auteur de plusieurs ouvrages.
Table des matières : Avant-propos/ Introduction/ La normalisation de tamazight comme catalyseur des débats sur l'identité/ Normalisation de tamazight, diversité sociolinguistique et glottopolitique en Algérie/ L'officialisation de tamazight en Algérie : implications sociolinguistiques et politiques/ Les Amazighes et tamazight en Afrique du Nord : quelques repères historiques/ Pluralisme et unité linguistiques en Algérie : une question au concept d'interculturalité/ L'arabe algérien et tamazight : langues maternelles des Algériens dans le marché linguistique/ Du multilinguisme au multiculturalisme et à la nécessaire réorganisation juridique de l'Etat sur la base de la citoyenneté/ Conclusion.
Extraits : «Le peuple algérien est une formation historique complexe certes, mais n'est pas moins, aujourd'hui uni et fortement tendu vers un idéal de modernité, de démocratie et de liberté, qui possède ses propres déterminations nationales opposables aux autres nations, et avec lesquelles il définit ses alliances dans le cadre des principes de modernité, de liberté et d'humanisme» (p 23), «Le rapport à la langue arabe scolaire ne peut être abordé à travers des slogans apologétiques, mais à travers sa confrontation concrète avec les domaines de la science moderne pour l'éprouver et en révéler les lacunes et envisager des solutions d'avenir» (p 26), «A l'indépendance, l'obsession de «fabriquer» un «Algérien nouveau» a légitimé toutes les violences menées par le «parti unique», de «l'Etat unique», de la «nation unique», de la «religion unique», s'exprimant dans une «langue unique» (pp 85-86), «Les différents coups d'Etat postindépendance ont fini par réduire l'Etat à une surenchère d'allégeances à la figure du chef désignée par l'Armée, les institutions à un décorum et l'identité à un carcan déréalisé» (p 87), «La mission de l'école est d'abord la transmission des savoirs scientifiques les plus actualisés, la formation à la raison critique et à l'ouverture de l'esprit sur l'universel, et ne peut être réduite à l'édification identitaire entendue comme un renforcement de l'emprise de la culture traditionnaliste sur les jeunes esprits » (p 192), «Le discours identitaire officiel, imposé et diffusé par les pouvoirs publics depuis l'indépendance comme seul discours autorisé est fondé sur le diptyque «arabe «et «islamique» (...). Ce couple incite à une espèce de haine de soi au Maghreb» (pp 216-217), «Jamais, peut-être, dans l'histoire de l'humanité, un peuple n'a été autant humilié et nié dans son identité comme peuple algérien, qui plus est, par ses élites dirigeantes» (p 225).
Avis : Destiné aux spécialistes mais très utile à tous ceux qui s'intéressent à la question des langues... en Algérie... et au Maghreb (hors Egypte). Surtout ne pas se décourager face au vocabulaire pointu utilisé.
Citations : «L'eau qui stagne génère des têtards, mais la pensée qui stagne génère des reptiles de l'esprit» (p 13), «L'identité, ce n'est pas seulement l'image fantasmée ou proclamée de soi-même, mais bien celle qui résulte d'un rapport dialectique avec celle que l'autre se fait de nous et nous renvoie» (p 70), «Normaliser une langue n'est pas simple. Il ne relève pas non plus des efforts d'un seul individu, soit-il le plus intelligent et le plus dévoué à sa cause (p 108), «Les Algériens semblent percevoir leur identité, aujourd'hui, comme un entrelacs impliquant différentes langues, accents, couleurs et régions, mais ils se reconnaissent tous comme Algériens. C'est une véritable salade de fruits «(p129), «L'identité revendiquée, c'est celle qui gagne» (p 169).
Les mouvements amazighs en Afrique du Nord. Élites, formes d'expression et défis. Sous la directionde Nacer Djabi. Ouvrage collectif. Chihab Editions, Alger 2019, 367 pages, 1 500 dinars (Fiche de lecture déjà publiée. Pour rappel. Extraits)
Cinq pays ciblés par la recherche : Algérie, Maroc, Tunisie, Egypte et Libye et une douzaine d'universitaires chercheurs mobilisés. Une idée née en 2014... à Beyrouth à l'occasion d'une conférence. A la base, selon le coordinateur du projet, «la découverte (non surprenante) que les intellectuels du Moyen-Orient (présents ce jour-là) ne connaissaient presque rien sur la question». A qui la faute ? Nous «qui n'avons rien écrit dessus». Un reproche sévère, me semble-t-il... Peut-être fallait-il ajouter, «rien écrit en arabe» (...)
Postulats de départ :
Ne pas partir d'une lecture ethnique ou raciale de la question amazighe et favoriser une approche socio-démographique, les sociétés étudiées ayant connu un brassage culturel et un métissage certain.
La revendication amazighe diffère d'un pays à un autre selon l'histoire nationale particulière de chaque pays, selon l'émergence (ou pas) d'une élite politique, selon la démographie, selon la répartition géographique (la réalité amazighe étant très diffuse concernant aussi bien des montagnards que des oasiens que des habitants du désert que des îliens... et, aujourd'hui, des citadins... dont des émigrés), selon le dynamisme de chaque communauté:
Des confirmations : Précocité de la revendication en Algérie (Kabylie) puis au Maroc, en comparaison du retard constaté dans les autres pays... dégâts de la folklorisation du fait amazigh, poussée par des finalités purement touristiques et mercantiles (cas de la Tunisie et de l'Egypte).
Une dimension (nouvelle) éludée (car nouvelle), celle de la graphie (Tifinagh, Arabe, Latine) à choisir pour la transcription de tamazight ; faisant actuellement l'objet de débat (passionné, cela va de soi !)... Et attendant son dénouement, ce qui facilitera la diffusion de tamazight dans les médias et son incorporation au sein du système éducatif (....)
Les Auteurs : Nacer Djabi (coordinateur), Noureddine Harami (décédé avant la publication de l'ouvrage), Khalid Mouna, Idris Ben El Arbi, Dida Badi, Nouh Abdallah, Samir Larabi, Mohamed Kerrou, Asma Nouira, Houaida Ben Khater, Bilal Abdallah, Hany El-Assar... et Sarah Haidar pour la traduction (...)
Avis : Du sérieux, du lourd, de l'utile et du nécessaire (pour les étudiants et les chercheurs... et les journalistes intéressés par la question... ainsi que pour les «influenceurs» ; ce qui leur éviterait de raconter n'importe quoi sur la question).
Extraits : «Les années 1960 ont vu apparaître (au Maroc) le mot amazigh/homme libre, et le rejet du terme «berbère», perçu comme péjoratif. Cependant, toute critique du choix de l'arabisation faite par l'Etat était réprimée et considérée comme une atteinte à la cohésion de la nation, car synonyme de division coloniale entre Arabes et Berbères» (p 27), «L'élément «amazigh» est déclaré par la Constitution (marocaine) de 2011 «composante fondamentale» de la nation. Le berbère est déclaré langue officielle du pays» (p 35), «La Kabylie fut et reste le fer de lance de la revendication amazighe en tant que caractéristique politique propre grâce notamment à ses élites fortes et intégrées dans l'Etat national» (p 88), «Si la Kabylie était et est toujours à l'avant-garde du Mouvement amazigh , comparée aux autres régions berbères en Algérie et au Maghreb, c'est dû principalement à son parcours socio-historique» (p 173), «La question amazighe émerge en Tunisie au lendemain de la «révolution de la dignité» qui entraîna, le 14 janvier 2011, la chute du régime autoritaire de Ben Ali» (p 187).
Citations : «Le Hirak a fondé une nouvelle culture politique, autonome mais surtout il abrite un véritable débat audacieux sur la question de la démocratie au Maroc» (Driss Benlarbi, Harrani Noureddine et Khalid Mouna/Université Moulay Ismail, p 61), «Contrairement à ce que prétend le discours du courant autonomiste et indépendantiste, l'élite politique kabyle est l'une des plus intégrées au pouvoir depuis l'apparition du mouvement national, durant la révolution et après la naissance de l'Etat national» (Dida Badi, Nouh Abdallah, Samir Larabi, p 154), «L'amazighité est fondamentalement un fait d'histoire et de culture, plus qu'un fait ethnique et démographique» (Asma Nouira, Houaida Ben Khater, Mohamed Kerrou, p 194).
Très tôt le savoir et le pouvoir ont cheminé de concert. Le scribe est l'interface reconnue comme indispensable à l'ordre politique pour faire le lien nécessaire entre l'immanent et le transcendant, le prince et son peuple, le passé, le présent et le virtuel, la théorie et le pragmatique...
Que l'université actuelle et ses laboratoires d'excellence dérivent de vieilles pratiques religieuses, il y a là un constat observé depuis longtemps. La dette de la science d'aujourd'hui à l'« irrationnel » dans lequel elle plonge ses racines (et dans une certaine mesure ses intuitions créatives) mérite humilité et curiosité rétrospective.1
Entre l'Egypte pharaonique et le monde actuel, l'institutionnalisation du savoir a pris diverses formes. Dar El Hikma sous le règne d'Al-Mamun à Bagdad (en 832), qui a ouvert des succursales à Grenade, Cordoue, Le Caire, Fez, Tunis.... ont été des espaces où se croisaient et se fécondaient des connaissances traversant l'espace-temps, traduites dans diverses langues. La Schola médiévale liant Aristote à la foi chrétienne laissa au clergé séculier les tâches d'intendance, avant de passer du sacré au profane et enfanta les institutions actuelles. Même le Vatican n'y a pas échappé, créant en 1936 l'Académie Pontificale des sciences (sur la base de celle des Lyncéens fondée en 1603). Le savant a pris et assumé de nombreux titres, scribe, prêtre, conseiller, clerc... la sécularisation des titres a estompé leur origine religieuse : ministre, secrétaire... « Le lexique est profane, mais la syntaxe [est] religieuse. » (...) « Ce que nous appelons « politique » est l'administration du sacré dans le profane » écrit R. Debray.2
Il y a quelques jours, un ami physicien m'a transmis un document (joint plus bas), très intéressant, datant de juin 1907.
Il s'agit de la réponse du doyen de la faculté des sciences de Berne, Pr Wilhem Heinrich, adressée à Albert Einstein (employé à l'Office fédéral des Brevets) qui sollicitait alors le poste de « professeur agrégé ».
Sa demande a été rejetée sur la base d'un article qu'Einstein avait publié dans les Annales de physique à propos de la nature de la lumière et des relations entre l'espace et le temps, hypothèse que le doyen tenait pour « farfelue ».
Quelle surprise à voir un des plus grands physiciens de l'histoire, ainsi dédaigné par les cercles académiques de son temps, précisément en raison de ses recherches et de ses découvertes novatrices, récompensé en 1921 par un prix Nobel3.
« Complètement farfelus », c'est en des termes identiques que Richard Feynman qualifiait les choix de recherche de John Clauser ajoutant qu'il « gâchait le temps et l'argent de tout le monde », à prendre le parti d'Einstein et l'existence de « variables cachées », contre Niels Bohr et la mécanique quantique, à propos de l'« enchevêtrement des photons ».4
Dans les années 1960, R. Feynman dominait la physique de son temps. 60 ans plus tard, le lundi 04 octobre 2022, J. Clauser reçoit le prix Nobel de physique, avec deux autres physiciens, précisément pour avoir continué ses travaux « farfelus », même s'ils ont abouti à démontrer l'inverse de ce qu'il cherchait à prouver : N. Bohr avait eu raison contre Einstein.5
Tiré d'un conte oriental, Les Trois Princes de Serendip (1754), le vocable sérendipité désigne une qualité informelle conférant une disponibilité intellectuelle à tirer parti d'une trouvaille inopinée ou d'une erreur.
Il est heureux, sous cet angle, que le point de vue de Feynman n'ait pas détourné J. Clauser de ses recherches qui ont ouvert la voie à l'informatique quantique. « Nous n'avons pas prouvé ce qu'est la mécanique quantique - nous avons prouvé ce qu'elle n'est pas », souligne John Clauser. « Et savoir ce qu'elle n'est pas permet des applications pratiques. » (AFP)
Question : sur quel élément au juste le Comité Nobel a-t-il fondé sa décision ? Le sort de la controverse Einstein-Bohr ou les retombées industrielles fructueuses des travaux de ces physiciens ?
Ces exemples ne devraient pas nous étonner. Il n'y a là rien de surprenant dans l'histoire et pas seulement dans l'histoire des sciences.
Il n'est pas rare de déplorer que de grands « génies », dans divers domaines des arts ou des sciences, n'aient été reconnus comme tels bien que après leur mort.
Cet exemple devrait au contraire nous instruire d'un ordre « normal » des choses, d'un processus ordinaire et parfaitement logique dont on devrait se défier.
De quoi peut-il bien s'agir ?
Il s'agit de l'institutionnalisation de l'activité scientifique et de l'incarnation des sciences en tant que processus dynamique, par certains côtés imprévisible, dans un cadre institutionnel voué à sa protection, à son soutien, à son financement... mais aussi à sa garantie d'indépendance à l'égard de toutes sortes de pressions pouvant, sciemment ou non, le détourner de sa vocation, le pervertir ou l'instrumentaliser.
L'institutionnalisation des sciences est à la fois un bouclier offrant aux chercheurs les meilleures conditions pour mener leurs activités et une machine redoutablement efficace à paralyser quelques fois cette même activité.
Le plus grave et le plus triste en cette affaire est que ce sont les scientifiques eux-mêmes qui deviennent, en certaines circonstances, les instruments de cette dérive.
Placer des scientifiques au carrefour afin de faire le tri et pour valider la recherche, relève de la logique élémentaire. Une autre option consisterait d'administrer les laboratoires et les facultés par des bureaucrates, des comptables ou des managers qui prennent leurs ordres, selon l'époque, auprès des prêtres, des politiques ou des marchés à terme.
Le problème vient de ce que des scientifiques ayant fait la démonstration magistrale de leurs capacités, sont souvent propulsés, à la fin d'une longue et respectable carrière, à la tête des machines destinées à faire le tri entre le bon grain et l'ivraie. Mission confiée et assumée souvent pour une durée indéterminée...
Or, c'est précisément là que se situe le nœud gordien de l'affaire. Comment combiner la « longue vue » des savants expérimentés et la créativité de jeunes chercheurs dépourvus d'un palmarès prestigieux ?
Si personne ne peut contester la qualité de ce qu'ils furent, il est discutable que leur production scientifique -aussi prestigieuse a-t-elle été- leur confère un pouvoir redoutable, dans le choix des axes de recherche et des chercheurs.
Naturellement, il est difficile, même pour des scientifiques, de détecter et d'anticiper les termes ultimes d'une intuition. C'est d'autant plus ardu que les moyens de la recherche coûtent, de plus en plus et ce, particulièrement dans les disciplines scientifiques. Les protocoles imaginés aujourd'hui tentent de réduire ces contraintes : expertises (y compris internationales) par les pairs sans liens hiérarchiques, commissions mixtes, renouvellement régulier des membres, transparence des critères et des décisions...
Non sans en ajouter d'autres : bureaucratie kafkaïenne, coûts administratifs excessifs, multiplication des contrôles (internes et externes, a posteriori ou non), contrats de recherche courts qui fragilisent économiquement et socialement les chercheurs et les écartent de leurs vocations...
Et même muni de ces précautions il est difficile d'échapper totalement aux consanguinités à l'échelle internationale confortées par une rapide normalisation linguistique et protocolaire fondée sur le pragmatisme instrumental de la conjugaison des moyens, célébrant la symétrie entre l'universalisme des lois de la nature et celui de la société des savants.
Le pouvoir se concentre de plus en plus, du financement de la recherche à ses publications, réduite à une poignée de revues internationales, pour l'essentiel anglo-saxonnes.
Un retour au « cas » Einstein permet de noter que, déjà en 1907, ce monde était annoncé. Si l'article du physicien était paru en allemand, la lettre du professeur bernois était rédigée en anglais, marquant ainsi dès le début du XXème siècle une évolution intéressante.
Galilée - à qui les jésuites reprochèrent d'avoir publié en italien contournant leur imprimatur - a consacré les mathématiques comme langue exclusive de la physique6. La puissance britannique et, à sa suite, américaine, à l'issue de la seconde guerre mondiale, ont élevé l'anglais à la hauteur de langue officielle de la discipline et peu à peu de toutes les autres.
C'est exclusivement désormais par ces voies que sont validés et reconnus les recherches et leurs résultats.
Généralisons le « cas » Einstein.
Lorsque la « science » exige des moyens de plus en plus considérables (songeons aux coûts de ITER ou du Grand collisionneur de hadrons du CERN) et engendre des dispositifs technologiques impressionnants dans de multiples domaines, générant des profits et des pouvoirs illimités (songeons aux GAMAM et aux complexes militaro-industriels qui décident de la paix et de la guerre dans le monde), convenons qu'il est illusoire d'ouvrir la porte, toutes bourses déliées et sans strictes conditions, aux poètes et aux « artistes » comme le justifie la lettre du doyen de la faculté des sciences de Berne en 1907.
Lexicologie : L'activité scientifique est diverse. Les objets, les démarches, les contraintes de toutes natures (méthodologiques, éthiques, juridiques, économiques...) sont dissemblables selon les disciplines. En sorte que parler sans distinction ni nuance, de « la science » au singulier est réducteur et inadéquat. Le postulat d'un principe rationnel que partagent tous les domaines du savoir, leur institutionnalisation dans un moule académique commun les agrègent sans restituer dans leur singularité une multitude de pratiques universitaires différenciées et concrètes. Il est trivial de constater l'absence d'isomorphisme entre l'ordre de la nature (et de notre nature) et le découpage, dynamique par essence, en espaces plus ou moins disjoints, du savoir destiné à le restituer.
Notes
1- Cf. Pierre Thuillier (1997) : La revanche des sorcière. L'irrationnel et la pensée scientifique. Belin, 159 p.
2- Régis Debray (1980) : Le scribe. Genèse du politique. Grasset et Fasquelle, p.78.
3- Le comité Noble n'avait pas retenu dans ses attendus la théorie de la Relativité restreinte (1905) ou générale (1915) mais ses travaux sur l'effet photoélectrique (Annalen der Physik, vol. XVII, 1905 pp. 132-148). Il sera professeur associé en 1909 à l'université de Zurich et professeur à l'université allemande de Prague en 1911.
4- AFP, mardi 05/10/2022.
5- Lire sur cette question un livre qui a une valeur rétrospective, à l'époque où le milieu des physiciens était agité par cette question, de Bernard d'Espagnat (1979) : A la recherche du réel. Le regard d'un physicien. Gauthiers-Villars, 175 p.
6- Galilée écrivait en substance : « Le monde est un livre écrit dans la langue des mathématiques, celui qui ne comprend cette langue ne peut comprendre le monde ». Le Dialogue sur les deux grands systèmes du monde - 1632.
Rappel. Du 4 au 10 octobre 88, une partie de la jeunesse algéroise après celle d'autres villes de l'intérieur- s'est mise en émeute. Comme élément avancé pour apprécier la situation explosive: la conjoncture économique et les revendications sociales et culturelles des grandes agglomérations étouffantes.
Entre ce qui est exprimé et les non-dits figurent le népotisme et la corruption à combattre, la nomenklatura à mettre hors-jeu avec sa tchi-tchi. L'affrontement entre manifestants et forces de l'ordre a révélé la fracture entre les exclus du circuit scolaire et de l'emploi et les défenseurs d'un système bâti sur l'octroi de privilèges aux âmes bien nées.
D'évidence, la presse dite nationale ne pouvait que colporter l'opinion d'un régime pourtant honni alors que, comme à l'accoutumée, celle étrangère ne pouvait que chercher à exacerber le moindre fait et geste ayant lieu en Algérie. Après l'affrontement sanglant, l'expectative et les tergiversations du pouvoir hésitant qui, par la voix de son président, chercha à tempérer la situation en un discours télévisé où il fut question de démocratisation de la vie publique.
A titre de rappel, quelques titres de journaux à l'effet de mesurer les appréciations de cet «événement». Ainsi, pour El Moudjahid» : «Halte au vandalisme» (6/10/88) et «Appel au calme du commandement militaire» (7/10/88). Pour Le Figaro» : «Algérie : les émeutiers massacrés» (10/10/88); pour «Jeune Afrique» : «Algérie : révolte sans lendemain ou début d'un grand changement» (19/10/88); pour «Libération» : «La bataille d'Alger» (10/10/88) et L'Algérie à feu et à sang» (10/10/88)...
A lire de plus près ces différents journaux (choix non exhaustif), on relève qu' El Moudjahid énumère les données objectives de ces émeutes : crise économique mondiale, dévaluation du dollar, chute des revenus pétroliers, sécheresse (6/10/88). A aucun moment, les analystes du journal attitrés il est vrai à d'autres tâches- ne font référence aux tares du régime, encore moins aux hommes qui nous gouvernent. Mais, faut-il s'en étonner ?
Autre exemple du même journal qui publie le communiqué N°1 du commandement militaire chargé de gérer la situation. Ce dernier, évoquant des mouvements de foule à l'origine d'actes de vandalisme, parle de jeunes manipulés par les ennemis du peuple algérien et de la révolution. Comme langue de bois, on ne fait pas mieux. De même, il évoque les horreurs concrètes de la destruction, du vandalisme, du pillage systématique, ajoutant que les «sinistres cerveaux» qui ont à ce point suborné cette frange de la jeunesse auront fait la preuve d'une haine de ce pays et de sa jeunesse à l'égal de l'ampleur des intérêts qu'ils ont à défendre ! Qui seraient donc ces sinistres cerveaux» ?
Quant à Algérie actualité, pourtant réputé moins dogmatique (illusion ?), il évoque un activisme ouvriériste, des aventuriers sans foi... renégats à leur pays; l'objectif de ceux-ci seraient (auraient été) de tout mettre en oeuvre pour saborder le processus des réformes. Là aussi, açabya oblige, les citoyens algériens ne connaîtront pas ces aventuriers et ces renégats, ou peu.
Evidemment, la presse française parle différemment de cet événement. Ainsi, Le Monde se révèle plutôt prolixe sur la présence des forces de l'ordre dans les quartiers résidentiels (gendarmes et militaires en armes en position aux points de passage obligés), des blindés aux carrefours stratégiques, des commandos parachutistes et des hélicoptères militaires. De même, il évoque la cohabitation conflictuelle qui révèle le caractère non monolithique du pouvoir (8/10/88). Le gouvernement algérien mise sur l'annonce de réformes pour favoriser l'apaisement, peut-on lire dans le même journal (12/10/88).
Quoi qu'il en soit, dans son discours télévisé du 10 octobre 88, Chadli Bendjedid parle d'actes de vandalisme et de sabotage à l'encontre des institutions économiques, administratives, sociales et celles qui symbolisent l'Etat. Aussi, conclut-il : Sur la base de la Constitution, j'ai personnellement pris les mesures nécessaires pour préserver le pays, la révolution et la nation. Sa conviction est qu'il est temps d'introduire les réformes nécessaires dans le domaine politique.
Notons donc les mesures nécessaires et les réformes nécessaires»... Ainsi, gouverner n'est plus l'art de prévoir (la chute des revenus pétroliers, par exemple), c'est devenu pour le pouvoir un moyen de naviguer à vue et ne prendre des mesures voire envisager des réformes- que lorsqu'elles deviennent nécessaires».
Et encore ! En effet, les réformes politiques qui auraient été les bienvenues, sans effusion de sang et au moment où le pays vivait une certaine stabilité politique et une relative aisance financière- maintenaient pour l'essentiel le système du parti unique, mais prévoyaient théoriquement la liberté de candidature aux élections locales et législatives et la suppression de la tutelle pour les organisations de masse et professionnelles. En revanche, pour les promoteurs de ces réformes, il n'est en aucun cas possible d'établir le multipartisme avec des milieux qui visent le pouvoir et l'obtention de privilèges dans le cadre d'une démocratie de façade, alimentée par des surenchères démagogiques.
Voilà, il fallait passer par la torture physique (après celle morale, de longues années) l'asphyxie par l'eau, les brûlures par l'électricité, les ongles arrachés, les matraquages par instruments contendants, les violences sexuelles (sodomisation par instruments : bouteilles ou manches de pioches), les tessons de bouteilles sur lesquels il faut ramper- (Cf. à ce sujet «Octobre» de Abed Charef, Editions Laphomic, Alger, 1990) pour que le pouvoir donne l'illusion aux citoyens algériens qu'il se séparait de deux de ses serviteurs : Cherif Messâadia, responsable du secrétariat permanent du comité central du FLN et Lakhal Ayat, responsable de la police politique, qu'il nommait un nouveau gouvernement dirigé par Kasdi Merbah (ancien responsable de cette même police politique et dont on dit qu'il a été sans doute l'appui de poids ayant permis la désignation de Chadli Bendjedid à la présidence de la République), qu'il organisait un référendum le 3 novembre 1988 à l'effet d'approuver ces réformes (92,27 % des suffrages exprimés. 92,27 % !) et que le 6ème Congrès du FLN désignait Bendjedid comme candidat unique à la magistrature suprême.
Un système loin de l'agonie
Quant aux tenants et aboutissants d'octobre 88, deux thèses se font face en vue d'expliquer l'avènement d'Octobre 88. Afin d'en dégager les implications mais aussi de désigner les responsables de cette situation-, force est de mettre en lumière celles-ci et de les soumettre à débat et à critique.
La première thèse parle de manipulation du régime en place. Autrement dit, octobre serait le résultat (voire la mise en scène) des acteurs du système politique algérien. La seconde thèse pense qu'il s'agit d'une insurrection populaire. S'agissant de la première opinion, on peut, en toute vraisemblance, parler du soulèvement d'une partie du régime contre l'autre, tant il est vrai que chez nous, les catégories politiques connues dans les pays occidentaux droite/gauche- et celles de la philosophie politique des ex-pays de l'Est lutte des classes et dictature du prolétariat- n'ont pas cours. En tous les cas, ces catégories sont occultées par la présence de clans qui se disputent le pouvoir, chacun faisant appel à sa clientèle.
Les politologues et les constitutionnalistes peuvent interpréter octobre 88 comme une tentative de coup d'Etat. Ainsi, M'Hamed Boukhobza pense qu'il s'agit d'une manipulation, mais que cette dernière est intervenue à un moment de crise de la société... Il pense également qu'octobre aura permis au pouvoir de commencer à se poser les bonnes questions sur l'Etat, sur sa légitimité, sur ses rapports à la société... Deuxième élément important, octobre a montré la fragilité du pays en tant qu'Etat, que Nation, que devenir.
S'agissant de la seconde opinion, elle renferme sans doute également une partie de la vérité. En effet, il n'est que d'évoquer les sévices multiples supportés par les Algériens : chômage, inflation, problèmes du logement, de la santé, du système éducatif; érosion du pouvoir d'achat; pénuries en tout genre... Ainsi, l'ennemi, c'est aussi la villa cossue, la limousine rutilante, les bourgeois crâneurs. En ce sens, Octobre a été conçu et appliqué comme une transition violente d'un système bureaucratique et autoritaire parvenu au terme de ses possibilités vers un autre, fondamentalement différent».
Général major en retraite et ancien ministre de la Défense nationale, Khalèd Nezzar pense que : Contrairement aux idées répandues, le 5 octobre ne fut ni un événement spontané, ni une recherche de liberté et de démocratie. Malgré l'absence d'une enquête officielle vainement demandée, nous pouvons affirmer qu'à l'origine, il ne s'agissait que de contestations publiques fomentées en prévision du congrès du FLN, dans l'espoir de conforter certaines tendances. La manifestation, échappant à ses artisans, ne manqua pas d'être chevauchée par toute une cohorte de forces de toutes obédiences (El Watan» du 15 mai 1996).
En toute vraisemblance, d'une part, le pouvoir en place s'offre en spectacle : un clan veut chasser l'autre, à défaut d'accord à travers les appareils d'Etat, du FLN et de l'Armée; d'autre part, l'Algérien a trouvé là l'occasion pour dire non, fut-ce d'une manière diffuse, à toutes les politiques connues par le pays et soldées par des échecs successifs, à son détriment.
En tout état de cause, des signes avant-coureurs avaient annoncé octobre : incarcérations arbitraires, grèves des travailleurs, soulèvements dans d'autres villes, autre qu'Alger. Devant ces coups de boutoir, le pouvoir s'est doté d'une nouvelle ligne politique : du « socialisme spécifique » ayant montré ses limites aux réformes économiques libéralisme spécifique ?. Ces réformes s'articulent, selon ses promoteurs, autour de deux pôles : au plan économique, c'est la restructuration» des entreprises publiques en vue d'aboutir à leur autonomie. Au plan politique, le système du parti unique continua d'être en vogue.
Enfin, pour mémoire, le fait saillant qui interpelle la mémoire, c'est la férocité avec laquelle certains Algériens armés ont tiré sur d'autres Algériens, armés il est vrai de leur colère juvénile. Celle-ci, attisée par de longues frustrations, a abouti à une tentative de démantèlement de certains symboles du régime en place et des signes arrogants de richesse de la nomenklatura.
Le multipartisme tel qu'il est né et la situation socio-économique dégradée sont à coup sûr les axes s'offrant à l'analyse. Ils doivent faire l'objet, à chaque fois que de besoin, d'un bilan sans complaisance, ni concessions pour verser à l'actif d'octobre ce qui doit l'être, traduire en justice les zélateurs de l'ordre inique en Algérie et œuvrer à la mise en place d'une pensée politique algérienne expurgée de toute tentative de récupération du sang versé depuis octobre 1988.
Par ailleurs, au moment où se déroulaient des événements graves de conséquences (en Algérie) pour les tenants des réformes en matière économique, environ deux millions de citoyens algériens ont probablement vécu leur exil avec plus de morosité, d'autant que, au moment où Pinochet s'est vu infliger un NO d'une majorité de Chiliens, il est à se demander si les dirigeants d'Alger - pernicieux et corrompus à souhait jusqu'à la moelle allaient enfin tirer la leçon. Ce ne sont, au fond, que de mauvais élèves comme aurait dit le général Giap.
Ils n'ont pas osé procéder à un plébiscite propre et honnête pour mesurer leur audience, non plus à l'applaudimètre ou à l'audimat d'une presse (écrite et télévisée) aseptisée -, mais au pouvoir des urnes, les pieds des Algériens ayant appris à voter depuis 1980. Le «NO» d'une jeunesse, en 1988, n'exprime pas seulement le refus d'une quelconque nomenklatura, il est la traduction du refus d'un système qui les a exclu de l'arène où se décide leur sort.
Le régime a incontestablement réussi à se discréditer d'une façon durable. Au fort du drame qui ne cesse de frapper de plein fouet les citoyens algériens (auxquels il ne reste, par moments, que la rue pour exprimer le mécontentement à l'égard d'un régime politique qui les a souvent opprimé et d'un système économique qui les a tenu en mépris), la presse officielle de l'époque a trouvé le moyen par un tour de passe-passe qui lui est familier de justifier, à priori et à posteriori, l'incapacité chronique d'un gouvernement aux abois. Aussi, parle t-elle de 900 personnes arrêtées en flagrant délit de pillage et vandalisme, exhibant en pleine page des photos avec ce titre : «Scènes de vandalisme».
Or, à moins d'être frappé de cécité, force est de constater que si scènes de vandalisme il y a eu et s'il y avait des personnes à arrêter pour flagrant délit de pillage de l'Etat et de vandalisme, il faut se tourner vers les caciques du pouvoir tenus en laisse par une direction de l'armée qui a continué de s'appeler conseil de la révolution (et ensuite membres du bureau politique du FLN), divisés quant à la ligne à suivre en vue d'une meilleure distribution de la rente provenant des hydrocarbures. Cela, les rédacteurs d'une presse qui était également au service exclusif du régime désormais dans le box des accusés, le savaient, en toute vraisemblance, mais n'osaient le dire.
Autres cieux, autre cynisme. La très officielle organisation Amicale des Algériens en France, par la voix autorisée de son chef d'alors a eu à qualifier les événements d'octobre 88 de «chahut de gamins qui a dégénéré. Ce mouvement est sans racine et sans lendemain et ne peut avoir aucune conséquence». Sur une chaîne française l'ex 5-, il a cru devoir affirmer, d'une manière péremptoire : «Chadli est le seul président a avoir été installé au pouvoir par la voie de l'élection» ! Elections, le ridicule ne tuant pas, qui font état de 95% de voix au candidat unique à la présidence de la République, désigné par un collège de techno-bureaucrates militaires et civils confondus, représenté par de pseudo-tendances au sein du FLN devenu le lieu de règlement de comptes étranger aux délégués élus» du peuple, après avoir assumé le rôle d' «oiseau fabuleux de la mythologie politique algérienne».
Octobre 88 a, tout de même, sonné le glas d'un système défini comme le monopole du pouvoir par une élite de gérontocrates. Celle-ci a privatisé le politique pour le réduire à l'état de propriété de clans qui se le disputent à travers le clientélisme, les prébendes, le népotisme, le parasitisme et autres «ismes» si fort joliment dénoncés par la charte nationale. Les événements d'octobre ont fait avancer l'Algérie vers une certaine voie de démonopolisation de la vie publique et, par ricochet, de réappropriation du politique par la société civile anesthésiée jusqu'alors par la peur. Faut-il rappeler que Novembre 54 a été l'oeuvre d'une poignée d'hommes déterminés à en finir avec le colonialisme?
Ces événements ont, d'une certaine manière, fait replier l'Algérie sur elle-même en ce sens que les dirigeants algériens, après un certain réaménagement du pouvoir, ont essayé de revenir à la normale par tous les moyens. Le tout était de savoir s'il s'agissait d'une normalisation sournoise ou d'un passage vers la démocratisation de la vie politique où la société civile aurait la possibilité de participer aux affaires de l'Etat, à travers des représentants élus. Une énième occasion ratée. Jusqu'au Hirak, autre occasion ratée ?
Décidemment, l'indépendance de notre pays, chèrement acquise, est restée en travers de la gorge des nostalgiques de l'Algérie française et pas que. Ces derniers ne ratent aucune occasion pour faire des déclarations toxiques qui transpirent le mépris des réalisations d'un peuple au demeurant laminé par 132 années d'une colonisation des plus barbares et des plus cruelles. A les entendre, les indigènes d'hier vivaient mieux sous la gouvernance coloniale que les algériens d'aujourd'hui.
Il est admis qu'en politique rien ne se fait au hasard et que l'erreur n'est pas permise surtout quand on a à sa disposition une armada de conseillers et d'experts en tout genre et dans tous les domaines qui arrivent à qualifier des attaques virulentes contre un pays et ses institutions, son histoire... que rien ne justifie, de simple dérapage, un euphémisme qui ne passe pas. Aussi les dernières déclarations très suggestives, formulées de manière péremptoire par ces personnalités politiques et médiatiques qui ont pignon sur rueprononcées à l'occasion de la dernière visite du Président de la République française me donne l'occasion, de revenir sur certaines d'entre elles, très connotées, d'apparences anodines, mais en réalité très perverses pour attirer l'attention des lecteurs sur leurs essence néocoloniale.
Naturellement les déclarations de personnalités politiques, médiatiques influentes n'ont rien à voir avec des logorrhées prononcées dans un moment d'égarement, de perte de ses esprits ou d'énervement. Elles sont au contraire bien élaborées et orientées avec un dénominateur commun ; plaire à leurs électeurs et servir la mère patrie, placée au-dessus de toutes considérations.
DU BLE CONTRE DU GAZ :
Pour contourner les effets négatifs de la décision européenne de boycotter le gaz russe qui pèsent lourdement sur les économies des pays qui en sont membres, des ténors de la scènepolitiquefrançaise n'ont pas trouver mieux quede demander à leur gouvernement de se saisir de l'opportunité qu'offre la visite de leur Président en Algérie, du 25 au 27 aout 2022, pour établir avec celle-ci le deal (?) suivant: «du blé contre du gaz» ! La manière dont c'était dit, laisse suggérer que cette offre généreuse est à considérer par... les algériens comme un privilège que la France grandiloquente accorde à des alliés, ceux du premier cercle, cela s'entend ! En fait,cette offre formulée par ces personnalités poussées dans leur dernier retranchement par la crise énergétique induite par la situation en Ukraine, en panne de solutions, osent se dessaisir, momentanément, de l'arme alimentaire pour avoir du gaz, n'est pas sans arrières pensées. Elle rappelle étrangement dans sa finalité, celle formulée par l'administration coloniale acculée qui consistait à troquer la fin de la guerred'Algérie contre l'indépendance du nord, comprendre agricole, sans l'Algérie du sud, appelée pour l'occasion Sahara (autrement dit désert), comprendre hydrocarbure.
Faut-il rappeler que le rejet catégorique par un peuple déterminé à mettre hors de nos frontières l'intrus, de cette offre diabolique, considéré par les pouvoirs colonialistes vexatoire, avait servi d'alibi aux ultras pour isoler les quelques rares colombes «dévorées» par les faucons plus nombreux et voraces, et engager une intensification des actions militaires des plus sanglantes et dévastatrices.
A croire ces déclarations, il est aisé de déduire que le projet diabolique élaboré par des stratèges de la colonisation visant à torpiller la révolution armée de libération nationale et à diviser les algériens, devantpermettre à la France néocoloniale de conclure «la paix des braves» et de faire main basse sur les hydrocarbures, restevivace, non abandonné.Sinon, comment expliquer le fait que soixante années après les accords dits d'Evian, des personnalités de diverses chapelles politiques, obnubilées par le souci de plaire aux électeurs et de défendre les intérêts de leur pays, osentformuler une telle proposition qui a tout d'une provocation humiliante. Ce qui permet de dire que le néocolonialisme n'est pas frappé par une date de péremption !Ces dernières savent pourtant que notre pays qui aspire légitimement à un développement harmonieux, a de tout temps réservél'essentiel de la rente pétrolière et gazière aux investissements productifs pour atténuer les effets néfastes de la colonisation et projeter le pays sur un avenir prospère.En faitle but inavoué de ces déclarations est de :
1)- obtenir un marché, pourquoi pas de de gré à gré, leurpermettant d'écouler le surplus de production de blé tendre et rassurer par la même leurs céréaliculteurs.
2)-sécuriser, en attendant le dénouement de la crise que traverse le marché du gaz, les approvisionnements en gaz de l'industrie, des populations, et de l'agriculture (il faut du gaz pour produire des engrais azotés nécessaires pour booster la production agricole, chauffer les serres et autres bâtiments d'élevage)...
3)- confiner notre pays, qui reste dans l'imaginaire de ces néo colonialistes un réservoir de matières premières indispensables pour leur industrie, un marché pour écouler leurs surplus de productions, et un fournisseur de main d'œuvre choisie, dans le statut de pays sous développé qui lui est dévolu par les puissants du moment.
Ce que nos compatriotes doivent garder à l'esprit c'est ;
-que notre pays a produit du blé dur depuis des millénaires et qu'il fut, selon des historiens les plus reconnus par leurs pairs, le grenier à blé de Rome et fournisseur de l'empire Français, un blé que ce dernier n'a toujours pas payé. Notre pays,terrain de prédilection du blé dur, une céréale faisant partie de notre histoire, de sa culture, de son art culinaire... (contrairement au blé tendre) ,le produit et continuera de le produire.
Il suffira pour le produire en quantités suffisantes en vue de satisfaire la demande nationale en blés, certes croissante, d'orienter notre plan de production national vers la production de cette denrée de base irremplaçable qui fait corps avec nos habitudes alimentaires depuis des millénaires. Pour se faire, les pouvoirs publiques doivent nécessairement reprendre sérieusement le gouvernail que les décideurs des années 1980 avaient déserté au profit de colons d'un nouveau genre, plus préoccupés par le comment se remplir les poches que par la concrétisation de notre indépendance alimentaire sécurisée.
Le pays a les moyens et les potentialités naturelles nécessaires pour engager un plan de culture national axé sur la production des produits agricoles essentiels à la population classés prioritaires.
- Par le biais de ce marché, il est visé l'aggravation de notre dépendance alimentaire vis-à-vis de l'ex puissance coloniale, une situation utilisable, en cas de besoin, pour faire pression sur notre pays. Ceci est d'autant plus plausible que l'histoire récente de notre pays nous enseigne que le pouvoir politique français avait fait usage de ce genre de procédé en 1971, ( pour ne citer que ce fait dommageable), quand l'Algérie avait décidé, dans le cadre de politique de récupération de ses richesses naturelles mise en œuvre durant les années 1960 et 1970, de nationaliser les hydrocarbures.
Il convient de rappeler quecette décision souveraine de notre pays, qui avait jusque-là échappé au réseau France Afrique mis en place pour soumettre les anciennes colonies, avait donné l'occasion aux autorités françaisesdedéclencher une avalanche de sanctions visant à faire plier notre pays et à entraver son développement économique et social, Fort heureusement pour notre pays, les importations de technologies et de produits alimentaires de base à partir de la France étaient réduites à leur plus simple expression ce qui avait permis de mettre en échecles entreprises de sabordage de notre plan de développement national. Il est à souligner que la vigilance dont avaient preuve les acteurs politiques et économiques, en place à l'époque,s'est avérée salvatrice.
Par ailleurs, telle une bête blessée, le pouvoir politique français, impuissant devant la détermination des algériens à vivre pleinement leur indépendance, avait orchestré et mené sans retenue une campagne de dénigrement de notre pays dans toutes ses composantes allant jusqu'à déclarer que notre pétrole était... rouge, ce à quoi le Chef de l'Etat avaitrépliqué de manière cinglante : je cite de mémoire ; «oui notre pétrole est rouge du sang de nos martyrs». Comme toujours, hélas, c'était aussi l'occasion pour les réactionnaires de tous bords de s'en prendre physiquement aux algériens résidents en France, de déverser leur fiel et de déclamer des slogans hostiles à ces derniers et à notre pays: «pas de pétrole pas de travail», «on n'a pas de pétrole mais on a des idées»... et la liste est loin d'être exhaustive.
Le marché de dupes que proposent, ou plutôt, mettent sur la table des négociations, du blé contre du gaz pour, entre autre, booster la production de ... blé, ces ténors de la politiquefrançaise, me donne l'occasion de rappeler une pertinente et parlante caricature des années 1980,qui résumait la situation qui prévalait déjà à l'époque placée sous l'empire du slogan «pour une vie meilleure». A défaut de la reproduire je la décrispour les lecteurs:«Une carte géographique où l'on découvre deux pays- la France et l'Algérie- reliés par deux imposants tuyaux : l'un charriant toutes sortes de victuailles en provenance de France relié autube digestif de l'algérien,et en retour un pipeline transportant du pétrole pour alimenter le parc industriel français.»C'est sans commentaire ! Si j'ai tenu à restituer cette caricature méconnue, c'est pour dire que la politique ultralibérale visant la remise en cause de la politique d'égalité des chances mise en œuvre durant les 60 et 70, favorisant les importations tous azimuts de produits «made in ailleurs», poursuivie depuis, ayant induit le déclassement et le délaissement des productions nationales(agricoles et industrielles) semble donner du grain à moudre aux nostalgiques de l'Algériefrançaise et à ceux qui mettent sur la table ce marché de dupes déséquilibré et très favorable à tous points de vue à l'ex puissance coloniale.
DE MACRON A PRESIDENT MACRON : LA STRATÉGIE DE RECONQUÊTE DU PERDU
Le Macron candidat devenu Président Macron,pour arriver à ses fins, a pris depuis, l'habitude et la liberté de fouler aux pieds les règles de bienséance que tout responsable se doit d'observer dans ses relations avec l'autre, s'interdire de s'ingérer dans les affaires intérieures de ses voisins, de juger et de noter les responsables de pays de son ancien empire perdu à jamais. Un rappel des principales déclarations pour éclairer les lecteurs sur cette personnalité politique de premier plan s'impose :
1) - de passage à Alger pour lancer sa campagne électorale à la présidentielle française de 2017, le citoyen-candidat Macron, en quête de soutiens, a franchi le Rubicon en déclarant que la colonisation est un crime contre l'humanité.Comme il fallait s'y attendre, (comme on dit : c'est trop beau pour être vrai !), une fois installé au palais de l'Elysée où l'attendaient l'armure que tout nouveau locataire doit enfiler, forgée par les idéologues du néocolonialisme, et la panoplie d'instruments qui vont avec, qu'il doit manier avec dextérité et sans état d'âme, il n'a pas hésité à se renier. Ce n'est plus le citoyen qui s'exprime mais le porte-drapeau d'une puissance néocoloniale qui rumineencore notre indépendance.
2) -le journal «le Monde» avait rapporté dans son édition du trente septembre 2021 les propos tenus par le Président de la République Française devant 18 jeunes médusés, réunis au somptueux palais de l'Elysée, à la veille de la commémoration des massacres perpétrés par Papon le 17 octobre 1961 et du déclenchement de la révolution de libération nationale,pour entendre leur Président dire que leurs parents leur ont menti sur l'histoire de la guerre d'Algérie et qu'il leur promet de la réécrire, et que l'Algérie est une «création française». Il a usé et abusé de sa posture présidentielle, pour faire non sans arrogance, dans le déni de notre histoire plusieurs fois millénaires en rejoignant ainsi, la cohorte de nostalgiques de l'Algérie française, confortant ainsi, les promoteurs et les défenseurs de la colonisation positive.
3) -Le sommet Afrique-France organiséà l'initiative de l'actuel Président de la République Française qui avait décidé de convoquer 3.000 personnes triées sur le volet pour assister à une messe organisée à Montpellier, baptisée pour la circonstance «sommet Afrique-France» devait remplir deux objectifs :
- dresser ce qu'il nomme pompeusement «société civile» contre les dirigeants de leurs pays qualifiés de vieillissants, de corrompus...etc., copieusement stigmatisés par les médias de l'ex puissance coloniale.
- et de recruter des«harkis» modernisés, bardés de diplômes, de connaissances, pour servir de têtes de pont au néocolonialisme, et pour gérer directement l'aide extérieure en lieu et place de l'Etat et de ses démembrements.
4) - Lors de sa visite officielle en la «Maison Algérie», il n'a pas hésité à utiliser le sol Algérien en guise de tribune pour s'en prendre vertement à la chine, la Russie, et la Turquie, une façon de faire que même un quelconque personnage se trompant d'époque et de lieu, peu respectueux des usages et des traditions de la maison hôte ne peut oser raisonnablement emprunter, surtout publiquement et devant les caméras.Ignore-t-il à ce point que la règle de bienséance suggère que lorsqu'on est invité à déguster un couscous royal méchoui suivi d'un thé à la menthe, et qu'on est accueilli avec des égards, on se garde de se servir de cet instant convivial pour s'adresser aux enfants de cette grande maison chaleureuse et généreuse pour pérorer et designer à la vindicte les amis, à plus forte raison les meilleurs d'entre eux, en nourrissant l'illusion de dresser les enfants contre leurs parents et les faire douter de leur roman national écrit page par page, depuis des temps immémoriaux, par leurs ascendants.
5) -«Une histoire d'amour qui a sa part de tragique» : en osant une telle affirmation (ce n'est pas une allusion suggestive) qui dépasse tout entendement a un moment particulier marqué par l'annonce de la création d'une commission bipartite d'historiens pour traiter la colonisation de notre pays, et la montée en puissance de l'extrême droite française, le Président de l'ex puissance coloniale n'a fait que révéler son vrai visage. Cette inqualifiable déclaration qui est loin d'être fortuite, faite tout de même par le Président de l'ex puissance coloniale en possession de ses moyens, sain de corps et d'esprit ne peut passer pour une maladresse de plus. Elle serait ditepour :
- balayer d'un revers de main la montagne d'horreurs commises durant 132 ans de colonisation française, à l'endroit de la nature et des humains,et permettre de passer sans état d'âme par perte et profit, les quelques cinq millions d'indigènes victimes de la colonisation française et la dévastation de notre écosystème par l'atome et le napalm ;
- constituerune orientation politique balisant les travaux de la commission mixte d'historiens.
-caresser dans le sens du poil l'électorat français, qui, au regard des résultats des dernières législatives, se droitise de manière inquiétante. Il fait de la politique !
Tout un chacun sait que le mélange du rouge et du blanc donne du rose, couleur symbolisant l'amour et le bonheur, une alchimie à laquelle semble s'essayer le locataire de l'Elysée pour oser qualifier une effroyable colonisation qui a tout de même duré 132 interminables années, d'histoired'amour contrarié, sous-entendu, par des enfants indignes de leurs parents. Transformer des rivières de sang des indigènes (terme générique usité durant l'occupation pour ne pas dire algériens) que ses aïeux avaient fait couler, en un fleuve d'amour «il n'y a que ceux qui se lavent avec l'urine qui osent le clamer», dixit un dicton populaire bien de chez nous.Ces gens-là, sont sans scrupule !
Conclusion
Les faits historiques nous enseignent que notre pays a de tout temps été utilisé par les pouvoirs politiques français pour faire diversion, sauvegarder leurs privilèges et faire prospérer leur économie, et c'est de bonne guerre. Depuis l'expédition d'Alger décidée en conseil des ministres le 31janvier 1830, pour sauver l'autorité chancelante du roi de Charles X, opération en préparation depuis 1827, pour permettre au roi de garder pour quelque temps son trône et à la France de s'affranchir du paiement du blé qu'elle avait reçu d'Algérie, en passant par la visite officielle effectuée en France en 1982 par le président algérien (soit vingt ans après notre indépendance), une France dirigée alors par celui qui avait dit que l'Algérie c'est la France et qui n'avait pas hésité à faire actionner la guillotine sur le cou de notre Zabana, s'était soldée par une moisson de contrats juteux qui ont permis à la France de se redresser économiquement, de se replacer premier fournisseur de notre pays devenu poubelle de cette dernière et d'ouvrir le marché algérien aux entreprises françaises pour le siphonner. Le néocolonialisme, leur commande de tout entreprendre pour conserver le marché algérien réputé porteur et sécuriser leurs approvisionnements en matières premières indispensables pour faire tourner leur économie productive.
L'erreur que commettent ces personnalités est de prendre nos qualités pour de faiblesses au point de se positionner en maitres des lieux feignant d'oublier que notre pays n'est plus territoire français depuis le 05 juillet 1962. Ce sont de mauvais élèves ! Dixit le Généralissime Giap. J'en veux pour preuve, s'il en fallait une,le one, twa, Three,Viva l'Algérie, (slogan qui a succédé au «ONE, TWA, FREE vival'algérie des années de braises» entonné par les indigènes des années cinquante pour revendiquer l'indépendance totale de leur Algérie,)que les algériens rescapés du colonialisme désormais indépendants depuis soixante ans, ont entonné pour dire de manière éléganteà la France néocoloniale : FAKOOO !BASTA !
La famille, comprendre Algérie, et l'esprit de famille qui caractérise le peuple algérien constituent la ligne rouge qu'il n'est pas permis de franchir. Ce qui est permis aux membres de la famille à l'intérieur de celle-ci ne l'est pas forcément aux étrangers. Autrement dit, quand la famille est attaquée même verbalement, tous ses membres, transcendent leurs éventuels différents pour se dresser comme un seul homme pour défendre l'honneur de la famille .
Aussi, il me plait de rappeler ici une des sagesses, en relation avec l'objet de la présente contribution, de notre terroir que nos aïeux à travers nos parents, nous ont enseignées ; «Ne jamais oublier que la personne que vous avez humiliée publiquement cherchera à se venger, il faut s'en méfier. Et si par le fait d'une force majeure vous devez faire un bout de chemin ensemble, il faut la mettre devant ou à défaut sur le côté et garder des distances de sécurité». Les colonialistes français, administration et armée, humiliés par des indigènes, n'oublient pas et semblent, si l'on juge à travers les déclarations de l'actuel Président de la République Française et pas que, pas prêts d'oublier. C'est pourquoi cette sagesse que nous ontléguée nos aïeux est plus que jamais d'actualité et mérite d'être observée dans nos relations avec l'ex puissance coloniale. Ne dit-on pas à toute chose malheur est bon !? Les déclarations depersonnalités politiques françaises et duPrésident de la République Française doivent nous interpeler et nous incitent à rester vigilants et unis pour leur signifier clairement que nous somme une famille viscéralement jalouse de son indépendance.
Je reste persuadé que les déclarations intempestives et autres provocations sus-rappelées, auxquelles il faut ajouter toutes celles qui ne sont pas rendues publiques, qui ont heurté profondément les patriotes attachés à leur indépendance très chèrement acquise, produiront un effet contraire à celui attendu par leurs auteurs et ne manqueront pas de booster notre cohésion nationale, déjà au beau fixe, comme vient de le démontrer le mémorable mouvement populaire authentique de février 2019. Le «one, twa, three, viva l'Algérie qui a fusé fin aout dernier dans la rue d'une Algérie résiliente, est là pour rappeler avec constance cette réalité!
Nous voulons bien oublier, mais le peut-on ? Le passage des générations est-il suffisant ? Nous ferions bien d'oublier, mais quelle gloire nous épargnera le ressentiment ?
Bien sûr, nos avis peuvent diverger, il y a de quoi. Nous ne sommes pas tous marqués de la même manière par l'expérience coloniale. Certains, rares, mais qui ont peut-être de la voix, peuvent même regretter le temps de la colonisation. L'indépendance leur ayant coûté plus qu'elle ne leur a apporté.
Mais comment oublier le passé, si celui-ci a laissé ses marques, vit et revit d'une manière ou d'une autre dans le présent ? Si l'on se heurte régulièrement aux divisions de la guerre, à ce qui faisait le statut du colonisé, si l'on vous empêche d'oublier ? Et que faire face à un passé qui se fait oublier, mais est bien présent ? Que faire face à des structures qui n'émergent plus à notre conscience, mais continuent de nous façonner à notre insu ? Continuer de les subir ?
Depuis notre indépendance, sommes-nous partis sur un nouveau pied ou les luttes antérieures se sont-elles poursuivies ? Les citoyens sont-ils devenus égaux par enchantement ou des positions ont continué d'être héritées ? Avons-nous vraiment réglé nos comptes[1] de sorte que nous puissions commercer librement ? Nous sommes devenus propriétaires de nos ressources, ce qui améliore notre vie matérielle, notre santé et notre éducation, mais nous continuons à exporter des matières premières. Nos habitudes de pensée et de comportement n'y sont pour rien ?
Comment et pourquoi oublier tout ce que les opérations coloniales ont fait subir au corps social ? Leurs traces se sont-elles estompées ? L'espace qu'elles ont configuré, les villes qu'elles ont formées, les manières dont elles ont été agglomérées et distribuées, toutes ces lourdes opérations qui trament notre corps social, que les uns appellent bienfaits de la colonisation et d'autres modernité, sur quels dégâts ont-elles été construites ? Les dégâts ont-ils disparu ou sont-ils toujours entretenus ? Croirons-nous que nous en avons fini avec le désordre structurel qu'elles ont créé ?
Ce que l'on appelle ingouvernementabilité des anciens pays colonisés, dira-t-on qu'elle est de la production de leurs sociétés ? Bien sûr on ne cesse pas de répéter que leurs désordres sont de leur création : l'état de l'Afrique serait de sa fabrique. Mais où et quand ont commencé leurs désordres et où se sont-ils terminés ? Le colonialisme n'a-t-il pas gouverné notre société pendant plus d'un siècle par le désordre ? N'y a-t-il pas multiplié les désordres, les exodes pour mieux nous dresser les uns contre les autres et s'ériger en juge ? Et peut-on croire que ce qui a été fait en un siècle peut-être effacé sans un dur labeur en quelques décennies (de consommation) ? On a coutume de dire que les habitudes ont la vie dure : quelles habitudes a-t-on changées, a-t-on laissé faire ?
Il importe de faire la part des choses, de distinguer ce en quoi nous participons à un ordre injuste et ce en quoi nous le combattons. Car nous participons à notre servitude comme nous luttons à notre émancipation. La faute n'incombe pas qu'aux autres. Il nous a fallu plus d'un siècle pour nous libérer du colonialisme, il en faudra probablement plus d'un autre pour nous rendre compte que la compétition internationale exige de nous de nouvelles formations. Après un siècle d'humiliations, nous apprécions la paix et les bienfaits de l'indépendance politique. On ne peut pas se le reprocher. Les générations de la guerre pensent avoir fait leur devoir et se pensent quittes vis-à-vis de la société. Les générations qui les ont suivies sont restées subalternes, elles ont été mal éduquées. Pour ceux qui jettent la pierre aux générations de la guerre et qui préparent leurs enfants à l'exil, on peut demander : ont-ils mieux éduqué leurs descendants ? Cessons donc de jeter la pierre sur les autres, chacun a sa part de responsabilité dans l'état que nous subissons.
L'administration militaire de la société, que l'on oppose comme le diable à un modèle de démocratie prétendu universel, peut-on dire qu'elle soit de notre propre création ? Que le désarmement du peuple en armes et la formation d'une armée professionnelle soient de notre inspiration ? A-t-on jamais souhaité que les pays décolonisés puissent jouir d'une société démocratique ? On dit ce que l'on ne fait pas. Les modèles de développement, la modernité libérale proposée, ne visent-ils pas à reproduire le rapport de l'élève qui ne peut surpasser son maître ?
Quant à nous, l'on peut dire que nous avons failli dans la transformation des armes du peuple. Car, il ne s'agissait pas de désarmer la société, mais de l'armer davantage et avec de nouvelles armes, autrement dit, sans toucher à son esprit de peuple en armes. L'indépendance nous a fait entrer dans une arène bien plus grande et bien plus compliquée que celle de la lutte anticoloniale. Elle exige des ressources très variées. La compétition internationale ne désarme pas les sociétés, elle multiplie ses armes. Paix et guerre ne font que se mêler, jusqu'à se confondre et alterner. « Qui veut la paix prépare la guerre », disait le Prussien Clausewitz ; « l'art de la guerre, c'est de soumettre l'ennemi sans combattre » disait le Chinois Sun Tzu.
La compétition des valeurs
Les recettes et les conditionnalités des institutions internationales ont-elles favorisé l'ordre ou le désordre des pays décolonisés ? Les pays qui ont réussi à ne pas tomber dans la trappe du revenu intermédiaire[2], le doivent-ils aux recommandations des institutions internationales ?
Seuls les pays aux fortes valeurs non occidentales ont réussi à entrer dans la compétition internationale. Une société qui n'a pas ses propres valeurs, qui ne peut les valoriser, ne peut pas créer pour elle-même de valeur ajoutée. Elle n'accumulera pas de forces. Seules les sociétés disposant d'une certaine autonomie peuvent apprendre des autres sans se déprendre, se dissocier. La poule qui voulait marcher comme la perdrix a désappris la marche. Nous n'aimons pas nos produits, nous nous jalousons, mais ne jalousons pas les autres nations. Pourquoi peiner, travailler et se réjouir ? Pour consommer, avoir les produits des autres ? Alors, autant mieux quitter le pays pour être mieux servi. Nous ne valons pas grand-chose à nos yeux, nous avons perdu la mesure de nous-mêmes, que peuvent valoir nos produits ? De qui, de quoi, tenons-nous cela ?
Nous sommes devenus une société schizophrène : d'un côté nous avons la loi, d'un autre nous avons la « tribu » des cousins, des amis. L'individu moyen applique la loi à la personne anonyme, à l'étranger, et le don et le contre-don avec le familier. De haut en bas de la hiérarchie sociale. Celui qui ne s'en tient qu'à la loi et à l'individu, doit pouvoir se suffire et accepter de se retrouver à la marge de la société. Celui qui s'en tient à la confiance sort du marché officiel et se met sous la menace de la loi (dont la loi anti-corruption). Là, tout l'appareil d'Etat : le juge, la police et le contrat et ici, la confiance. Les individus qui s'en tirent le mieux sont des schizophrènes : ils ont mis des murs entre la loi et la confiance, entre les familiers et les autres. Comment une société qui sépare la loi et la confiance, qui a choisi un Etat avec ses appareils coûteux et renoncé à une confiance économique, peut-elle subsister ?
L'étatisme a ruiné l'État et la société. Au lieu de faire travailler chacun pour ses proches en travaillant pour tout le monde (l'individu pour le village, le village pour la région, la région pour le pays), il a fait travailler chacun pour tous (les abstractions d'État et de marché). Au lieu de leur apprendre à travailler, il a inspiré le revenu à vie pour tout le monde qui se met à son école. L'étatisme est le résultat de la transplantation d'un État d'origine monarchique (le roi et ses sujets) dans une société qui en ignorait le système. Il consiste en un effort d'organiser la société par le haut, sans en avoir vraiment l'autorité, les mécanismes.
Quel sens peut alors avoir la vie ? Celui du pouvoir d'achat immédiat ? Il a eu celui du pouvoir d'achat du pétrole. Le pouvoir d'acheter n'est qu'une partie du pouvoir de commander aux choses et aux personnes. Nous ne sommes plus capables de tenir une assemblée convenablement. Nous fuyons les assemblées. Quand elles sont institutionnalisées, elles sont perverties. Sur quelle confiance sont établies nos autorités ? Nous ne sommes plus capables d'aligner nos intérêts, de former des intérêts collectifs.
La croyance intéressée dans la « gratuité » a ruiné les États et les sociétés. Car rien n'est gratuit, l'entraide sociale, telle la « twiza » en Kabylie, qui caractérisait la société précoloniale n'était pas gratuite, le don présumait le contre-don qui tous les deux présupposaient la confiance. Rien n'est gratuit, tout est crédit. Jusqu'aux dons du Ciel et de la Terre. Nous avons rompu nos liens de confiance sans avoir fondé un état de droit. Celui-ci suppose une généralisation des liens contractuels que nous nous sommes pas donnés. Nous avons ruiné nos interdépendances au lieu de les approfondir et de les élargir. Car produire pour le monde exige des collectifs jaloux de leurs performances. Les équipes qu'il s'agit de monter aujourd'hui pour prendre place dans le monde ne peuvent être montées avec une collection d'individus qui ne peut pas faire corps. La volonté collective n'est pas la somme de volontés individuelles, mais le résultat d'une confiance qui conforte la possibilité d'un alignement des volontés sur des objectifs congruents, produisant alors un ordre de production et de répartition performant. Étant entendu que la confiance ne reconnait d'autorité que celle que l'expérience valide. Les temps difficiles qui arrivent promettent des catastrophes, mais aussi une conjoncture favorable à l'émergence de nouveaux héros. Pour le moment, nous ne disposons que de ceux que nous a offerts la résistance au colonialisme. Fasse Dieu qu'un nouveau temps des héros parvienne.
Notes
[1] Cette expression a pris une tournure péjorative, elle devrait pourtant dire que nous fonctionnons avec des comptes qui ont été épurés.
[2] Le piège du revenu intermédiaire (anglais : Middle income trap) désigne le développement économique d'un pays qui atteint un certain revenu, mais reste coincé à ce niveau, sans parvenir à augmenter ce revenu.
par Derguini Arezki*Enseignant chercheur en retraite, Faculté des Sciences économiques, Université Ferhat Abbas Sétif - Ancien député du Front des Forces Socialistes (2012-2017), Béjaia.
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