Les propos racistes du responsable de la politique étrangère de l’UE ne sont rien d’autre qu’un écran de fumée destiné à dissimuler le néocolonialisme continu de l’Europe en Asie et en Afrique.
Josep Borrell au Conseil de l'Europe à Luxembourg, le 17 octobre. (Virginia Mayo/AP)
Filant la métaphore raciste avancée en 2002 par l’ancien Premier ministre israélien Ehud Barak, né Brog et d’origine lituanienne, lorsqu’il avait décrit Israël comme « une villa dans la jungle », le responsable de la politique étrangère de l’Union européenne (UE), Josep Borrell, s’est exprimé en ces termes la semaine dernière : « Oui, l’Europe est un jardin. Nous avons construit un jardin […] Le reste du monde – et vous le savez très bien, Federica [Mogherini] – n’est pas exactement un jardin.
La plus grande partie du reste du monde est une jungle, et la jungle pourrait envahir le jardin. »
Josep Borrell, un socialiste espagnol originaire de Catalogne, qui a été volontaire en 1969 dans un kibboutz fondé par des colons juifs polonais en 1946, semble être sur la même longueur d’onde que l’ancien dirigeant israélien.
Au XIXe siècle et pendant une grande partie du XXe, la métaphore favorite employée par les racistes colonialistes européens face au reste du monde consistait à souligner que l’Europe représentait la « civilisation », tandis que le reste du monde incarnait la « sauvagerie » et la « barbarie ».
Les autochtones des Amériques ont été décrits très tôt comme des sauvages. Toute résistance aux génocides coloniaux de l’Europe, à l’époque ou plus tard, était considérée comme de la barbarie, au même titre que les descriptions faites par les Français de la résistance des Africains asservis de Saint-Domingue, du peuple algérien, des Kanaks de Nouvelle-Calédonie et de tant d’autres populations.
Dans la même veine, Theodor Herzl, le fondateur du sionisme, avait proposé de faire de la future colonie juive en Palestine « un morceau du rempart [de l’Europe] contre l’Asie, […] la sentinelle avancée de la civilisation contre la barbarie ».
Civilisation et « barbarie »
Des sommités libérales européennes telles que John Stuart Mill s’exprimaient ainsi : « Les nations qui sont encore barbares n’ont pas dépassé la période durant laquelle il est probablement dans leur intérêt d’être conquises et soumises par des étrangers. »
En 1848, Alexis de Tocqueville était avant tout préoccupé par le sort des Américains blancs si les esclaves venaient à être libérés. Il espérait que le sort de la population blanche d’Haïti et du reste des Caraïbes serait différent de celui des colons blancs des États-Unis : « Dans les Antilles, c’est la race blanche qui semble destinée à succomber ; sur le continent, la race noire. » Non sans inquiétude, il ajoutait cependant : « Peut-être arrivera-t-il alors à la race blanche du Sud ce qui est arrivé aux Maures d’Espagne. »
Le racisme de plus en plus institutionnalisé à l’encontre des populations non blanches d’Europe, que ce soit en Espagne ou en Allemagne, en Italie ou en France, en Grande-Bretagne ou aux Pays-Bas, […] ne suffit manifestement pas à dissuader Josep Borrell de croire à l’image fictive qu’il se fait de l’Europe
Vomissant sa métaphore impérialiste et raciste dans son discours d’ouverture à l’Académie diplomatique européenne, la semaine dernière à Bruges, Josep Borrell s’adressait à l’experte italienne en islam et ancienne communiste Federica Mogherini, rectrice du Collège d’Europe, ancienne Haute représentante de l’Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité.
Il a employé le lexique malthusien du contrôle de la population lorsqu’il a fait part à son interlocutrice de ses craintes : « La jungle a une forte capacité de croissance, et le mur ne sera jamais assez haut pour protéger le jardin. »
Comme Alexis de Tocqueville avant lui, et même comme l’ancienne Première ministre israélienne d’origine ukrainienne Golda Meir (née Mabovitch), qui n’arrivait pas à s’endormir en pensant au nombre d’enfants palestiniens conçus ou naissant chaque nuit, le principal souci de Josep Borrell est que les habitants de la jungle n’envahissent le jardin.
Josep Borrell pense ceci : « Il y a une grande différence entre l’Europe et le reste du monde – enfin, par le reste du monde, vous comprenez bien ce que je veux dire, non ? – : c’est que nous avons des institutions fortes. […] La grande différence entre les pays développés et non développés n’est pas l’économie, ce sont les institutions. »
« Je ne peux pas aller dans les pays émergents et construire des institutions pour eux – elles doivent être construites par eux », a-t-il ajouté. « Sinon, ce serait une sorte de néocolonialisme. »
Un néocolonialisme dissimulé
Ce qui est le plus déconcertant dans le discours de Borrell, ce n’est pas son ignorance du colonialisme et du néocolonialisme, choses dont il est évidemment conscient, mais le fait qu’il pense qu’ils n’affectent que la « jungle » et non le « jardin ».
On dirait que ce ne sont pas les propres institutions coloniales et néocoloniales de l’Europe qui ont permis de construire ce « jardin » européen, grâce au travail des immigrés du « reste du monde » et aux richesses volées au « reste du monde ». Mais plutôt, selon Josep Borrell et les derniers suprémacistes blancs européens, grâce à l’ingéniosité fantasmée des Européens eux-mêmes.
Cela s’applique à son propre pays, l’Espagne, qui s’est construit sur les ruines des Amériques et le génocide des Amérindiens, tout autant qu’à la Grande-Bretagne, dont les pirates ont volé une grande partie de l’or et de l’argent dérobés par les Espagnols aux Amériques et l’ont redirigé vers l’Angleterre.
Ce sont le colonialisme et l’esclavage qui ont construit le « jardin » européen – du Portugal à la France, en passant par la Belgique et les Pays-Bas – et non l’ingéniosité ou la bonne volonté des Européens. L’inquiétude de Josep Borrell quant à la possibilité d’un nouveau néocolonialisme européen n’est rien d’autre qu’un écran de fumée destiné à dissimuler le néocolonialisme continu de l’Europe en Asie et en Afrique.
Alexis de Tocqueville, qui était si épris de la république américaine de l’esclavage qu’il appelait « démocratie », décrivait l’importante « vanité nationale » des Américains blancs : « Les Américains, dans leurs rapports avec les étrangers, paraissent impatients de la moindre censure et insatiables de louanges. […] Ils vous harcèlent à tous moments pour obtenir de vous d’être loués ; et, si vous résistez à leurs instances, ils se louent eux-mêmes. On dirait que, doutant de leur propre mérite, ils veulent à chaque instant en avoir le tableau sous leurs yeux. Leur vanité n’est pas seulement avide, elle est inquiète et envieuse. »
Les Européens souffrent manifestement d’un mal similaire. Josep Borrell s’engage sur ce terrain : « Le monde a besoin de l’Europe. L’expérience que j’ai acquise en voyageant dans le monde entier montre que les gens nous regardent comme un phare. Pourquoi tant de gens viennent-ils en Europe ? Y a-t-il des flux de migrants illégaux ou irréguliers vers la Russie ? Pas beaucoup. Non, ils viennent en Europe, mais pour de bonnes raisons. »
Plus ça change, plus c’est la même chose
Ce que Josep Borrell ne semble pas comprendre, c’est que contrairement à la Russie, l’Europe a volé et continue de voler les ressources du monde en Asie et en Afrique pour les garder en Europe, rendant la vie impossible pour les habitants de ces deux continents.
Ces Asiatiques et ces Africains qui affluent en Europe et qui sont capables de sauter par-dessus ses hauts murs suivent la trace de leurs richesses volées pour pouvoir vivre. Contrairement à Josep Borrell, ils ne sont pas épris de la « liberté » et de la « démocratie » dont se targue l’Europe, qui leur ont causé et continuent de leur causer de nombreuses souffrances en Europe et en dehors.
« Nous ne sommes pas un peuple jeune au passé innocent et au maigre héritage. [...] Territorialement, nous avons tout ce que nous voulons, et notre prétention à jouir sans encombre de nos immenses et splendides possessions, acquises essentiellement par la violence, largement conservées par la force, paraît souvent moins raisonnable aux autres qu’à nous-mêmes »
- Winston Churchill
Le racisme de plus en plus institutionnalisé à l’encontre des populations non blanches d’Europe, que ce soit en Espagne ou en Allemagne, en Italie ou en France, en Grande-Bretagne ou aux Pays-Bas, pour ne citer que les exemples les plus marquants, ne suffit manifestement pas à dissuader Josep Borrell de croire à l’image fictive qu’il se fait de l’Europe.
L’impérialiste et antisocialiste Winston Churchill comprenait bien mieux la position de l’Europe que le socialiste Josep Borrell, sans parler de l’ancienne communiste Federica Mogherini.
Il a déclaré en 1914 : « Nous ne sommes pas un peuple jeune au passé innocent et au maigre héritage. Nous avons accaparé une part tout à fait disproportionnée de la richesse et des échanges du monde. Territorialement, nous avons tout ce que nous voulons, et notre prétention à jouir sans encombre de nos immenses et splendides possessions, acquises essentiellement par la violence, largement conservées par la force, paraît souvent moins raisonnable aux autres qu’à nous-mêmes. »
L’appel final lancé par Josep Borrell aux jeunes Européens – « Gardez le jardin, soyez de bons jardiniers. Mais votre devoir ne sera pas de prendre soin du jardin lui-même mais de la jungle à l’extérieur » – n’est en effet rien d’autre qu’une directive de plus les invitant à devenir de meilleurs racistes et colonialistes. Cet appel n’est guère nouveau. Plus ça change, plus c’est la même chose…
- Joseph Massad est professeur d’histoire politique et intellectuelle arabe moderne à l’université Columbia de New York. Il est l’auteur de nombreux livres et articles, tant universitaires que journalistiques. Il a notamment écrit Colonial Effects: The Making of National Identity in Jordan, Desiring Arabs et, publié en français, La Persistance de la question palestinienne (La Fabrique, 2009). Plus récemment, il a sorti Islam in Liberalism. Ses livres et articles ont été traduits dans une douzaine de langues.
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