Agnès Levallois, maître de recherche à la Fondation pour la recherche stratégique, répond aux questions de « L’Orient-Le Jour ».
Le prince héritier d’Arabie saoudite Mohammad ben Salmane et le président russe Vladimir Poutine participent à une rencontre à l’occasion du sommet du G20 à Osaka, le 28 juin 2019. Photo d'archives AFP
Depuis l’annonce de l’invasion russe en Ukraine, de nombreux pays du Moyen-Orient, traditionnellement alliés aux États-Unis, ont décidé d’adopter des positions conciliantes vis-à-vis de la Russie. La dernière décision de l’OPEP+ de réduire sa production de pétrole semble s’inscrire dans cette dynamique. Mis à part la Syrie qui soutient pleinement la politique de Vladimir Poutine, le Moyen-Orient se distingue par son jeu d’équilibrisme entre les deux camps.
En dehors des considérations d’alliances politiques et stratégiques, les pays du Golfe mettent en avant des impératifs économiques pour justifier leurs décisions. Ils cherchent ainsi à s’imposer comme des acteurs à part entière.
L’ESA Business School accueille le 25 octobre un colloque sur le sujet intitulé « Les conséquences de la guerre en Ukraine pour le Moyen-Orient ». Parmi les participants, Agnès Levallois, maître de recherche à la Fondation pour la recherche stratégique et copilote de l’Observatoire sur le monde arabo-musulman et le Sahel. Elle se penche pour L’Orient-Le Jour sur ces bouleversements en cours, l’ambiguïté stratégique d’une partie du Moyen-Orient et l’autonomisation inédite des politiques étrangères.
Dans un article pour la Fondation pour la recherche stratégique, vous expliquez que le Moyen-Orient est fracturé par le conflit ukrainien. Pourriez-vous développer cette idée ? S’agit-il de nouvelles fractures ou d’une exacerbation d’une scission préexistante ?
Je pense que la guerre en Ukraine confirme des tendances qui étaient déjà à l’œuvre dans la région. On retrouve d’un côté les alliés inconditionnels de la Russie – l’Algérie et la Syrie – et de l’autre des pays cherchant surtout à préserver leurs intérêts. Il y a notamment une autonomisation des politiques extérieures de la part de pays comme l’Arabie saoudite qui n’ont pas à prendre parti pour la coalition occidentale ou les Russes. En choisissant de ne pas appliquer les sanctions demandées par les Occidentaux, ils font part d’une volonté de placer les intérêts nationaux au premier plan. Cela se traduit notamment par le choix de Riyad de ne pas augmenter la production de pétrole, contrairement à ce que souhaite Joe Biden. Cette décision a été perçue comme un soutien aux Russes qui bénéficient de cette politique. Un choix qui satisfait la majorité de la population dans ces pays où la Russie continue de profiter d’une image globalement positive.
Quelques mois après le début du conflit et les difficultés de la Russie dans cette guerre, comment les positions ont-elles évolué dans la région ?
Le support des pays du Moyen-Orient n’est pas conditionné par les résultats des affrontements. Le recul de la Russie sur le terrain n’a ainsi pas eu de réel impact dans le positionnement de ces derniers. Ils ne cherchent pas à se placer du côté des gagnants mais simplement à préserver leurs alliances. La Syrie n’a ainsi pas changé de position depuis le début du conflit, ce qui s’explique par sa dépendance envers Moscou. Elle a soutenu et continue à soutenir la Russie. Les pays du Golfe continuent quant à eux d’appliquer leur doctrine de « pragmatisme commercial », à savoir profiter, engranger des bénéfices grâce à l’augmentation des prix du pétrole ; ne surtout pas choisir entre les Russes et les pays occidentaux – et essayer de rester à distance des deux.
Les pays producteurs de pétrole sont les grands gagnants de l’invasion russe sur le court terme, mais qu’ont-ils à y gagner sur le moyen terme ?
À court terme, les pays du Golfe cherchent à engranger le plus de bénéfices possible, le but est premièrement économique. À moyen terme, l’objectif est de garder une relation avec la Russie tout en maintenant des liens avec le camp de Washington, et de diversifier les partenariats stratégiques. Ils cherchent ainsi à montrer qu’ils ne sont pas seulement dépendants des pays occidentaux. On assiste à une autonomisation des politiques étrangères des pays de la région qui entendent aujourd’hui défendre leurs intérêts avant tout, allant jusqu’à prendre une certaine distance avec les Américains.
Le choix de l’Arabie saoudite de ralentir sa production de pétrole apparaît comme un cadeau offert à Poutine. Quelles en sont les raisons ? Riyad a également récemment annoncé une aide humanitaire à Kiev, comment expliquer ce double discours ?
La relation entre Biden et le prince héritier saoudien Mohammad ben Salmane (MBS) n’est pas au beau fixe. MBS tente notamment de prendre sa revanche après les déclarations de Biden suite à l’affaire Khashoggi. Malgré les excuses du président américain, il y a eu une perte de confiance entre les deux hommes. Pour l’Arabie saoudite, les récents événements sont une façon de démontrer qu’elle poursuit sa propre stratégie, qu’elle n’est plus obligée de suivre la position exigée des Américains. Il est important de retenir que pour l’Arabie saoudite comme pour ses voisins, cette guerre n’est pas la leur et ils n’ont aucun intérêt à prendre parti pour l’un ou l’autre des camps. L’aide saoudienne apportée à l’Ukraine entre tout à fait dans cette analyse, à savoir garder des relations des deux côtés : une relation avec Poutine dans le cadre de la politique pétrolière, tout en apportant une aide humanitaire à l’Ukraine. Jusqu’à quand cela sera possible, c’est une question à laquelle nous n’avons pas la réponse. Cela dépendra du temps que durera le conflit.
Peut-on aujourd’hui parler du début d’un Moyen-Orient postaméricain ?
Le Moyen-Orient est en évolution et la guerre en Ukraine fait apparaître des tendances et des évolutions géopolitiques déjà en place auparavant. Ce conflit les démontre, les confirme et les accentue. Aux États-Unis, les démocrates ont clairement montré une certaine défiance vis-à-vis des Saoudiens. Cela ne veut cependant pas dire qu’ils souhaitent se retirer de la région, ils y ont trop d’intérêts. Si on peut parler de désengagement, le retrait n’est quant à lui nullement envisagé. Pour les pays du Golfe, la même logique est en place ; on recherche une relation plus équilibrée, moins dépendante, sans couper les ponts. On assiste donc à des évolutions durables, accentuées par la guerre en Ukraine, mais dont on ne doit pas exagérer l’importance.
OLJ / Propos recueillis par Pauline VACHER, le 23 octobre 2022 à 15h00
https://www.lorientlejour.com/article/1315502/-la-guerre-en-ukraine-accentue-les-evolutions-geopolitiques-en-cours-au-moyen-orient-.html
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