À Alger comme à Paris, la mémoire des militants du Parti communiste algérien a presque été évincée des récits nationaux. Si le cinéma a tenté de combler ce manque, les films hommages demeurent focalisés sur quelques noms connus, et exclusivement sur les hommes communistes européens.
Adapté du roman éponyme de Joseph Andras, le film De nos frères blessés, réalisé par Hélier Cisterne et sorti sur les écrans en mars 2022 en France, retrace la vie de Fernand Iveton, ouvrier et délégué de l’Union générale des syndicats algériens pour l’usine d’électricité et gaz d’Algérie à El Hamma, à Alger. Militant communiste, pied-noir, Iveton s’est engagé en faveur de l’indépendance de l’Algérie. Arrêté à la fin d’octobre 1956 après une tentative ratée d’attentat à l’explosif contre l’usine où il travaillait, il est torturé, puis jugé par un tribunal militaire. Il est condamné à mort bien qu’il ait affirmé à maintes reprises que son acte ne visait pas des civils et relevait du sabotage. Fernand Iveton sera guillotiné en novembre 1956.
En retraçant le parcours du seul condamné à mort européen à avoir été exécuté, le film rappelle au public la participation et les sacrifices des communistes algériens (qu’ils soient pieds-noirs ou, comme on le disait alors, « musulmans ») pendant la guerre d’indépendance. Un pan de l’histoire que l’Algérie et la France ont, pour des raisons différentes, des réticences à mettre en avant. C’est peut-être trop attendre du cinéma que de lui demander de réparer les manquements de la justice comme dans l’affaire Iveton, ou de remplir les pages manquantes du récit national algérien. Mais le septième art peut permettre et accompagner des avancées mémorielles majeures. Le film de Cisterne s’inscrit dans la tradition de ces œuvres qui ont remis sur le devant de la scène des récits souvent minorés dans les discours officiels. Elles sollicitent et éveillent ainsi tout un imaginaire qui contribue à une meilleure connaissance du passé.
LA RUPTURE APRÈS LE VOTE DES « POUVOIRS SPÉCIAUX »
Le mouvement communiste en Algérie débute en 1920 avec la formation de trois fédérations du Parti communiste français (PCF), dont l’effectif modeste est pour commencer presque totalement européen. Le Parti communiste algérien (PCA) est formellement fondé en octobre 1936 et constitue l’un des rares espaces politiques de l’époque où se côtoient Européens et musulmans. Mais le PCA ne jouit pas d’une totale autonomie politique. Pendant la lutte antifasciste et la seconde guerre mondiale, il suit la politique du PCF et met de côté la question coloniale en promouvant l’unité de la France et de l’Algérie. En mai 1945 il appelle même à la répression du nationalisme populaire. Après la guerre, les intérêts du PCF et du PCA vont diverger, le PCA s’impliquant de plus en plus dans la lutte anticoloniale. Le divorce est définitif lorsque les « pouvoirs spéciaux » sont votés le 12 mars 1956 par l’Assemblée nationale française, y compris par les députés PCF. Ce décret accorde en effet à l’armée française des pouvoirs très étendus et officialise un état d’exception dans l’Algérie coloniale1.
Deux ans plus tôt, en 1954, le PCA avait autorisé un soutien clandestin au Front de libération nationale (FLN) dans la région des Aurès, là où avait été lancée la majorité des attaques de novembre2. Ce sont ensuite des unités armées qui sont créées par le comité central du parti : les Combattants de la libération, composées de groupes armés et de groupes de sabotage, dont Fernand Iveton fait partie. Les autorités coloniales réagissent d’abord en interdisant le PCA en septembre 1955, puis en en réprimant les militants impliqués dans la lutte armée, d’autant qu’en juillet 1956, deux cents communistes (Européens et Algériens) ont intégré l’Armée nationale de libération du FLN.
Après l’indépendance (5 juillet 1962), le système du parti unique est mis en place en Algérie, avec l’interdiction du Front des forces socialistes (FFS) d’Hocine Aït Ahmed et le Parti de la révolution socialiste de Mohamed Boudiaf, deux figures importantes de la lutte de libération au sein du FLN. Le PCA est, comme tous les autres partis sauf le FLN, lui aussi interdit dès le 29 novembre 1962. Certains de ses membres décident en 1963 d’intégrer les rangs du FLN, sans que la greffe n’ait jamais pris. Des cadres du PCA qui se sont battus pour l’indépendance de l’Algérie continuent à militer et sont emprisonnés, notamment après le coup d’État de Houari Boumediene du 19 juin 1965, et pour certains torturés, comme le poète et premier secrétaire du PCA Bachir Hadj Ali. Héritier du PCA, le Parti de l’avant-garde socialiste (PAGS), bien qu’interdit, optera à partir de 1974 pour une stratégie de « soutien critique » au régime d’Houari Boumediene, et soutiendra ses réformes socialistes (collectivisation des terres, nationalisation des hydrocarbures, etc.). Pour consolider sa place au pouvoir, le FLN cherche à faire « table rase »3 de tout ce qui s’est passé au sein du mouvement indépendantiste avant 1954. L’histoire officielle relatera donc de manière ambivalente et souvent tronquée la participation des communistes au combat indépendantiste.
En France, les premières dispositions juridiques d’amnistie sont prises dès la signature des accords d’Évian en mars 1962. Si l’on suppose souvent que la décision de François Mitterrand d’abolir la peine de mort en 1982 est en lien avec l’affaire Fernand Iveton, qui le hantait4, car il s’était opposé à la grâce du militant communiste, l’ancien président ne va pas jusqu’à amnistier Iveton à titre posthume, alors qu’il impose l’amnistie des généraux français impliqués dans le putsch de 19615. Cette loi avait pourtant été rejetée par le parlement. Le gouvernement de Pierre Mauroy l’imposera avec l’utilisation de l’article 49-36.
L’AFFAIRE MAURICE AUDIN ET L’OPÉRATION HENRI MAILLOT
Certains noms de militants communistes se sont toutefois imposés, notamment grâce à la toponymie de certains espaces publics, côté algérien. Beaucoup d’Algériens pensent que l’actuel hôpital Lamine Debaghine de la capitale algérienne a également porté le nom d’Henri Maillot alors qu’en réalité, ce nom date de l’époque coloniale et renvoie à François Maillot, un chirurgien militaire français qui y a exercé. Maurice Audin est sans conteste la figure la mieux connue des publics algérien, mais aussi français. Son nom est donné en 1963 à l’une des principales places du centre d’Alger, devenu un lieu de ralliement lors du mouvement de protestation du Hirak, enclenché en février 2019. Bien avant qu’Emmanuel Macron reconnaisse officiellement en 2018 son assassinat en détention en 1957, de nombreux témoignages, récits, films documentaires et de fiction évoquent son arrestation, la torture qu’il a subie et son exécution.
C’est d’abord le témoignage d’Henri Alleg, publié en 1957 par les éditions de Minuit, qui revient sur son propre emprisonnement et les actes de tortures qu’il a subis et dont il a été témoin qui contribue à rendre public ce qui deviendra « l’Affaire Maurice Audin ». Son livre La Question a été adapté au cinéma par Laurent Heynemann en 1977 sous le même titre. Le film retrace le parcours d’Henri Alleg, journaliste et directeur du journal Alger Républicain. On le suit depuis sa période de clandestinité à Alger après l’interdiction du journal en septembre 1955, jusqu’à son arrestation fortuite, sa détention illégale dans l’immeuble en construction boulevard Clemenceau dans le quartier d’El Biar où il a été torturé, puis son emprisonnement à la prison de Barberousse (aujourd’hui prison Serkadji) où il rédige son livre. Le film s’achève avec son évasion de l’hôpital de Rennes, le 4 octobre 1961.
Les noms des personnages dans le film ont été changés, car, comme le rappelle l’insert en début de film : « La loi du 22 mars 1962 interdit de citer les noms des militaires et fonctionnaires compromis dans des affaires de torture en Algérie. » Ne pouvant admettre de nommer les victimes tout en créditant les bourreaux « d’une prime à l’anonymat », l’œuvre attribue à tous les personnages des noms de remplacement. Mais l’on devine que le Henri Charlègue interprété par Jacques Denis n’est autre qu’Alleg, de même qu’il ne fait aucun doute que le jeune mathématicien joué par Christian Rist est bel et bien Maurice Audin, auquel le film est dédié.
ASSÉNER LES FAITS PLUTÔT QUE LES ROMANCER
Tout ce qui est montré à l’écran se veut le compte rendu fidèle d’une réalité historique. Le réalisateur ponctue son film d’effets de réel, en insérant non seulement des images d’archives (opérations de contrôle à la Casbah, visite du général de Gaulle à Alger), mais également des éléments informatifs avérés, prononcés par des personnages du film. On apprend ainsi de la bouche d’un prisonnier qu’en 1957, la prison de Barberousse compte 2 400 détenus — dont 120 condamnés à morts —, dans une prison prévue pour 700 personnes. Le silence qui étreint la société française à l’époque oblige à établir et asséner les faits, plutôt qu’à les romancer. C’est d’ailleurs ainsi qu’il faut comprendre l’une des réponses qu’Henri Alleg lance à ses tortionnaires : « Tout se sait toujours. »
Heynemann revient par ailleurs en filigrane sur l’une des raisons pour lesquelles les militants communistes ont été réprimés durement par l’armée française, et ce même lorsqu’ils étaient Européens. L’armée qui est mobilisée en Algérie met en effet un point d’honneur à faire oublier la guerre perdue en Indochine après la capitulation de Diên Biên Phu, le 7 mai 1954. Beaucoup d’officiers de la 10e division parachutiste impliqués dans le système d’arrestation-détention-torture étaient des anciens d’Indochine. Certains avaient même été faits prisonniers. Ils avaient une revanche à prendre et méprisaient en particulier les militants communistes, les associant aux « Viets ».
Dans les décennies suivant le film de Heynemann, l’affaire Audin sera de plus en plus évoquée à l’écran. En France, le documentaire Maurice Audin, la disparition de François Demerliac fera date en 2010. En Algérie, alors que les manuels scolaires n’accordent aujourd’hui encore qu’une place infime à la participation d’Européens à la guerre d’indépendance, Maurice Audin demeure l’exception, comme l’atteste le documentaire intitulé Maurice Audin, Algérien jusqu’au bout, réalisé en 2014 par Mohamed Khilidi, sur un scénario de Nasser Merzaoui et produit pour la télévision par le Centre national sur le mouvement national et la révolution du 1er novembre 1954. Le documentaire alterne séquences fictionnelles jouées qui s’inspirent beaucoup du témoignage d’Henri Alleg et du film de Heynemann, et séquences documentaires constitués de plusieurs témoignages comme ceux des historiens Fouad Soufi et Sylvie Thénault, ainsi que de Pierre Audin, fils du mathématicien. En décembre 2021, une bande dessinée de Mohammed Boudjella est consacrée à la vie du militant communiste.
En 2015, Okacha Touita réalise un film algérien qui revient sur la trajectoire d’une autre figure importante du PCA, Henri Maillot. Son film intitulé Les Sacrifiés évoquait déjà en 1982 des récits minorés de la guerre d’indépendance, en revenant sur la guerre fratricide qui a opposé en France le Mouvement national algérien (MNA) de Messali Hadj et le FLN, ainsi que les opérations armées au sein du FLN contre les harkis. Opération Maillot (2015) narre quant à lui la participation des communistes algériens aux efforts de guerre, en racontant la manière dont ce militant communiste, alors aspirant de l’armée française, déserte en emportant avec lui un lot d’armes destiné aux groupes des Combattants de la Libération, création du PCA. Le film n’hésite pas à indiquer que les négociations entre le FLN et le PCA ne sont pas simples, en mettant en scène la frustration de certains militants communistes, dont Maurice Laban, qui s’impatientent devant le lent acheminement des armes. On entend même l’un des combattants communistes affirmer à Laban : « Si tu rejoins le FLN, ils vont te tuer ». Les antagonismes entre les cadres du FLN et ceux du PCA ont en effet souvent abouti à des condamnations suivies d’exécutions, comme celles de l’avocat Laïd Lamrani, membre du PCA, et abattu en 1955 par des membres du FLN. Il semble important pour Touita — qui reste prudent, car il bénéficie de fonds publics — de rendre compte de la complexité et de la volatilité de la situation en 1956, deux ans après le début de la guerre d’indépendance. Ce film, comme ceux cités plus haut, fait preuve de didactisme, en multipliant les effets de réel, notamment en insérant des unes de journaux de l’époque, évoquant les différentes étapes de l’opération.
LES IMAGES MANQUANTES
Mais les grands oubliés des représentations cinématographiques des communistes pendant la guerre d’indépendance sont les femmes et les communistes non européens, qui ont eux aussi payé un lourd tribut. En effet, lorsque le FLN déclenche la lutte armée en novembre 1954, deux tiers des membres du PCA étaient non européens.
Outre Iveton, Maillot et Audin, d’autres figures importantes du parti communiste ont milité pour l’indépendance en Algérie. On peut citer Baya Allaouchiche, Abdelkader et Jacqueline Guerroudj, Abdelhamid Benzine et bien d’autres qui ont payé de leur vie ou ont été emprisonnés et torturés dans des conditions horribles. Parmi eux, on compte également des disparus. Les historiens Malika Rahal et Fabrice Riceputi ont raison de nommer leur site 1000 autres, car il existe — comme l’indique la page d’accueil — « des Maurice Audin par milliers ». Les deux historiens tentent ainsi de recenser tous les disparus de l’année 1957 (toutes appartenances politiques confondues), car il reste en effet bien des cas à nommer et des histoires à narrer.
Si Abdelkader Guerroudj apparaît comme témoin dans le documentaire de Mohamed Khilidi sur Maurice Audin, son parcours n’est pas narré. Guerroudj adhère au PCA en 1950 et établit le premier maquis communiste à Tlemcen. Fin décembre 1955, il devient le leader du groupe des Combattants de la libération à Alger. Guerroudj est arrêté en janvier 1957, torturé et envoyé à la prison de Barberousse. Sa femme, Jacqueline Guerroudj, elle aussi communiste et agente de liaison pour les Combattants de la libération, est arrêtée à son tour, torturée et envoyée à la même prison. Elle apparaît dans le documentaire algérien de Hassen Bouabdallah Barberousse, mes sœurs (1985) qui, à travers le témoignage d’anciennes prisonnières, a le mérite de rappeler le rôle des femmes pendant la guerre d’indépendance, mais à aucun moment on ne mentionne son appartenance au PCA.
Les témoignages existent pourtant. Abdelhamid Benzine, qui a rejoint en 1956 le maquis communiste des Combattants de la libération a relaté son séjour prison dans un ouvrage sur la prison de Lambèse7. Baya Jurquet-Bouhoune, plus connue en Algérie sous le nom de Baya Allaouchiche, a également publié le récit de ses engagements en faveur de la guerre de libération dans un récit intitulé L’Oued en crue8. Elle a aussi été au centre d’un ouvrage de Jean-Luc Einaudi9 et d’un documentaire intitulé Baya (2008) réalisé par Daniel Kupferstein. Autant de parcours et de trajectoires qui peuvent entrer dans les consciences des spectateurs et permettre des avancées mémorielles qui ne peuvent être la seule responsabilité des historiens, d’autant que l’on sait les États toujours lents à reconstituer le passé dans toute sa complexité.
MERYEM BELKAID
https://orientxxi.info/magazine/quand-le-cinema-restaure-la-memoire-des-communistes-algeriens,5744
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