Dans “l'Art français de la guerre”, Alexis Jenni raconte la Résistance, les guerres d'Indochine et d'Algérie, pour mieux s'interroger sur les réflexes racistes de la France contemporaine. C'est un premier roman magistral.
Photo prise le 3 juillet 1954, de soldats d'infanterie française en batterie au carrefour sud de Phu-Ly, lors de la guerre d'Indochine. ((c)AFP)
Autant aller à l'essentiel. «L'Art français de la guerre» est un premier roman, son auteur s'appelle Alexis Jenni; et ce coup de Jenni est un coup de maître. Il était temps, semble-t-il avoir pensé, de raconter enfin «la guerre de vingt ans», cette guerre sans nom née dans les maquis de la Résistance pour échouer dans les salles de torture d'Alger après avoir erré dans la jungle d'Indochine. Jusqu'ici, un seul écrivain avait réussi, en faisant presque passer ces défaites bien françaises pour des victoires.
C'était de Gaulle, «le plus grand menteur de tous les temps», qui «construisit, par la force de son verbe, pièce à pièce, tout ce dont nous avions besoin pour habiter le XXe siècle». On avait sauvé l'honneur, et perdu tout le reste.
Pour contredire cette autorité désormais périmée, Jenni a imaginé l'épopée d'un officier parachutiste né en 1926 chez des petits commerçants lyonnais. Il l'a doté d'un prénom de vainqueur, d'un patronyme franchouillard et d'une aptitude au dessin qui lui permet de sauver son âme au milieu du chaos.
Au maquis, ce Victorien Salagnon est formé à des «techniques de meurtre très nouvelles» comme le couteau à énuquer. Au Tonkin, le voilà lieutenant dans une forêt humide où il croise des têtes de Viets sur des piques, des militaires noyés dans le pastis pour qui «toute l'Indochine est peuplée de suspects», et des villages qu'il faut incendier avec leurs habitants. Les ordres sont les ordres, même quand ils ne mènent à rien. Et, en Algérie, le voilà capitaine dans une ville où des bombes explosent, où l'on traîne 24.000 coupables potentiels dans de sinistres sous-sols, et où tout le professionnalisme des paras chargés de «dératiser» aboutit au tragique résultat que l'on sait.
«L'Art français de la guerre» n'est pourtant pas seulement le récit virtuose, moite et sanglant d'un passé honteux. Car Salagnon croise ici un héros de notre temps, un homme sans histoire et sans grandes qualités qui accepte d'écrire sa biographie en échange de leçons de peinture. C'est un «enfant de la 1ère République de gauche», un garçon qui va travailler lorsqu'il est «à bout d'idées pour justifier son absence» et qui se bornerait volontiers, un peu comme le clown d'Henri Michaux, à être «heureux du bonheur de n'être rien».
Ce blanc-bec ressemble à son époque, il n'a jamais connu la guerre. Rien ne le destinait donc à devenir le scribe d'un ancien para, mais le romanesque naît de rencontres hasardeuses. Avec Salagnon, il découvre l'art de la guerre et son antidote, l'art du pinceau. Il se demande où la France de son enfance avait caché ses dangereux compagnons d'arme. Il observe ce qu'elle est en train de devenir en fréquentant l'un d'eux, Mariani, un type assez contaminé par «la pourriture coloniale» pour dire qu'on «devrait étendre la notion d'AOC aux populations» et pour vivre, armé jusqu'aux dents, dans un appartement barricadé de sacs de sable
Photo prise le 3 juillet 1954, de soldats d'infanterie française en batterie au carrefour sud de Phu-Ly, lors de la guerre d'Indochine. (c)AFP.
Un grand roman sur la guerre peut-il être autre chose qu'un roman contre la guerre? A la lecture, on s'interroge beaucoup sur le sens de ce voyage au bout de la nuit rédigé dans une langue somptueuse qui claque à chaque phrase. A-t-on affaire à un remarquable roman fasciste, où la violence refoulée et l'obsession de la race refont surface? Ou s'agit-il d'un chef-d'oeuvre gauchiste, voué à dénoncer le retour d'une rhétorique coloniale et la militarisation de la police face à «l'émeute qui vient» dans la France contemporaine? La thèse qui s'imprime finit par laisser peu d'hésitation, mais une ambiguïté gênante a plané, qui ajoute à la puissance du livre.
Sans doute y a-t-il des maladresses, et parfois du bavardage dans ce pavé où il est question de guerre, d'amour, de peinture chinoise, d'identité nationale, et d'une difficulté grammaticale liée à l'emploi du «nous». Il s'y trouve même sûrement des passages discutables, puisqu'il y aura beaucoup de monde pour en discuter. Mais cela devait finir par arriver.
A force de promettre des coups de Kärcher, de la vidéosurveillance et des contrôles d'identité musclés, nos grands hommes ont inspiré un écrivain assez gonflé pour leur répondre, en un peu plus de 600 pages qui racontent, exhument, dissèquent les débris d'histoire nationale charriés par leurs vigoureux discours. Comme si nos belles années sécuritaires étaient faites pour aboutir à un grand livre sur l'armée coloniale, ses crimes inutiles et ses encombrants fantômes.
https://bibliobs.nouvelobs.com/rentree-litteraire-2011/20110822.OBS8906/l-art-francais-de-la-guerre-le-coup-de-jenni.html
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