Les rédactions, tous médias confondus, ont rarement été aussi fragilisées. Et au-delà des entreprises de presse qui risquent de mettre la clé sous la porte les unes après les autres, et des centaines de travailleurs qui vont se retrouver au chômage dans la foulée, c’est un principe fondamental qui s’en trouve ébranlé : le droit à l’information.
Après plusieurs jours d’absence sur les étals des buralistes, El Watan retrouve ses lecteurs ce mercredi. Mais pour combien de temps ? Tout le monde le sait : les jours du journal que vous tenez entre les mains sont véritablement en danger. Une précarité que le quotidien lancé le 8 octobre 1990 partage avec de nombreux titres qui sont tout aussi exposés à une menace de disparition pure et simple. Au risque de se répéter, c’est tout le paysage médiatique national qui se trouve aujourd’hui bouleversé. La profession n’a jamais été aussi proche du néant.
Il est bien triste de devoir une nouvelle fois établir ce constat qu’à l’heure même où notre pays célèbre le soixantième anniversaire de son indépendance, le bilan de nos acquis en matière d’ingénierie médiatique est affligeant. Le 14 avril dernier, le quotidien Liberté disparaissait définitivement, et El Watan risque fort de connaître la même fin brutale.
Deux titres emblématiques dont l’extinction est un très mauvais signal. Les rédactions, tous médias confondus, ont rarement été aussi fragilisées. Et au-delà des entreprises de presse qui risquent de mettre la clé sous le paillasson les unes après les autres, et des centaines de travailleurs qui vont se retrouver au chômage dans la foulée, c’est un principe fondamental qui s’en trouve ébranlé : le droit à l’information. Pourtant, dans les textes, c’est un droit proclamé urbi et orbi. La liberté de la presse comme la liberté d’expression sont, elles aussi, clairement garanties. Dans la Constitution de 2020, l’article 54 dispose : «La liberté de la presse écrite, audiovisuelle et électronique, est garantie.»
Et la Loi fondamentale d’expliciter : «La liberté de la presse comprend notamment : la liberté d’expression et de création des journalistes et des collaborateurs de presse ; le droit des journalistes d’accéder aux sources d’information dans le respect de la loi ; le droit à la protection de leur indépendance et du secret professionnel ; le droit de fonder des journaux et toute autre publication sur simple déclaration ; le droit de créer des chaînes télévisuelles, radiophoniques et des sites et journaux électroniques dans les conditions fixées par la loi ; le droit de diffuser des informations, des idées, des images et des opinions dans le cadre de la loi et du respect des constantes et des valeurs religieuses, morales et culturelles de la nation.»
«Un droit fondamental»
Notre défunt professeur Brahim Brahimi, qui était un ardent défenseur du droit à l’information, estimait que ce droit devait être soutenu «par l’Etat et par la société». Dans un texte intitulé : «Algérie : le droit à l’information ou l’apprentissage difficile de la démocratie», il écrit : «Il faut rappeler que la notion de droit à l’information est apparue après la Seconde Guerre mondiale dans les pays occidentaux.
Elle signifie aujourd’hui le droit aux sources de l’information, la recherche de l’objectivité et de la vérité ; le droit à une information neutre, honnête, complète, loyale, exacte, équilibrée, démocratique, bénéficiant de l’aide de l’Etat (et de la société) tout en étant autonome par rapport au pouvoir de l’Etat et celui de l’argent.»
Sous le titre «Le droit à l’information, ses conditions et ses conséquences», Henri Maler, cofondateur d’Acrimed, un observatoire des médias fondé en 1996 en France (et dont le nom est l’acronyme de Action-Critique-Médias), souligne de son côté : «Le droit à l’information recouvre en vérité deux droits indissociables : le droit d’informer et le droit d’être informé.
Le préambule de la Charte de Munich adoptée en 1971 par des représentants des fédérations de journalistes de la communauté européenne, de Suisse et d’Autriche, ainsi que par diverses organisations internationales de journalistes, s’ouvre sur la proclamation suivante : ‘‘Le droit à l’information, à la libre expression et à la libre critique, ainsi qu’à la diversité des opinions, est une liberté fondamentale de tout être humain.»
Un tel principe, légitime s’agissant d’une «Charte des droits et devoirs des journalistes», devrait être précisé pour être élevé au rang de principe général. Henri Maler ajoute : «En toute rigueur, parler de droit à l’information, c’est invoquer le droit d’être informé. Mais ce droit fonde et conditionne le droit d’informer.
Le droit à l’information recouvre donc deux droits indissociables : celui d’informer (de produire des informations), et celui d’être informé (de disposer de ces informations). Et ces droits supposent que soient garantis les moyens de les exercer.»
Le modèle Hamrouche
Dans son livre Economie de la presse et des médias (OPU, 2013), le professeur Belkacem Ahcene-Djaballah insiste sur la nécessité de mettre en place des dispositifs d’aide à la presse. «Dans la plupart des pays, relève-t-il, l’Etat intervient directement ou indirectement dans le secteur de la presse écrite, par un dispositif d’aides qui peut être varié et même coûteux, et qui peut toucher l’ensemble des titres comme une partie précise.»
«Les aides, détaille le professeur Ahcene-Djaballah, recouvrent soit des aides directes qui font l’objet de crédits budgétaires soumis au vote du Parlement par le biais de la loi de finances (aides à la diffusion dans le pays et/ou à l’étranger, aides à la modernisation, aides à la formation, aides à l’achat/importation de papier, aides au maintien du pluralisme, aides à des entreprises publiques stratégiques), soit des aides indirectes qui sont principalement à la charge du budget général d’entreprises publiques (tarifs préférentiels pour les transports des journaux et des journalistes, régime postal préférentiel) ou du budget général de l’Etat et des collectivités locales (moins values fiscales).» Belkacem Ahcene-Djaballah observe qu’«en Algérie, le soutien de l’Etat à la presse a, depuis 1990, pris selon les périodes l’une ou l’autre de ces formes avec un impact tout aussi variable».
«Lors de l’ouverture des champs médiatiques et de la libéralisation de la presse, insiste-t-il, l’apport de l’Etat fut déterminant. C’est grâce aux mesures de la circulaire gouvernementale du 19 mars 1990 (gouvernement de Mouloud Hamrouche) et à l’allocation des trois ans de salaires (en fait entre deux et deux années et demie, la mise en application ayant tardé) aux journalistes désireux de quitter le secteur public que les premiers journaux privés ont pu être lancés. La circulaire prévoyait d’autres facilités en termes de logistique (prêts bancaires rapides pour l’acquisition de matériels informatiques, entre autres, d’exonération fiscale et de facilité d’accès aux imprimeries publiques, les seules existantes, qui n’ont pas fait l’objet de privatisation (jusqu’à ce jour).»
L’auteur précise en outre : «La Maison de la presse d’Alger (érigée en entreprise à caractère administratif sous tutelle du ministère de la Communication) et ses annexes à Oran et Constantine, entre autres, abritent les sièges de dizaines de titres et d’entreprises de communication audiovisuelle et publicitaire, en contrepartie de loyers longtemps symboliques (50 DA le mètre carré, charges comprises).» A noter, par ailleurs, la loi de finances de 1991, rapporte l’universitaire, qui avait prévu «la création d’un compte d’affectation spéciale n° 309 059 intitulé : ‘‘Fonds de promotion de la presse écrite et audiovisuelle’’».
Ce fonds avait été doté de 400 millions de dinars. «Toutes ces facilités, fait remarquer le professeur Ahcene-Djaballah, ont continué à bénéficier surtout à la presse privée, l’Etat n’hésitant pas non plus à prendre en charge, sur le budget global dégagé, le différentiel du prix (élevé) du papier journal pour éviter une flambée des tarifs d’impression, ainsi que, durant les années 1990, les loyers des logements dits sécuritaires.»
Presse privée, service public
A l’heure actuelle, on voit bien que tout ce dispositif s’est effiloché, à croire que ces mesures n’étaient que conjoncturelles et n’avaient plus leur raison d’être dès lors que cette première «promotion» de journaux libres a pris son envol. Or, la sagesse aurait sans doute recommandé d’intégrer ces leviers dans une vision stratégique. D’en faire les instruments d’une politique pérenne qui transcende les contingences immédiates de son implémentation. Une politique qui affirmerait solennellement l’engagement de l’Etat à garantir une offre médiatique diversifiée et équilibrée.
Force est de constater : depuis longtemps maintenant, le seul instrument d’aide aux médias, en particulier la presse écrite, c’est l’ANEP et sa publicité sélective. Beaucoup de journaux – dont El Watan – ont dû affronter avec leurs maigres moyens les mutations du marché, la récession économique qui a commencé à s’installer dès 2014, provoquant un effondrement des recettes publicitaires qui venait s’ajouter au tassement inexorable des ventes.
Puis il y a eu la pandémie de Covid-19 qui a porté un coup très dur à la trésorerie de ces périodiques. Et pour couronner le tout, il y a eu la crise mondiale du papier et la flambée du prix des matières premières. A toutes ces déconvenues en cascade, il faut adjoindre, en sus, toutes les charges dont doit s’acquitter n’importe quelle entreprise.
A ce propos, nos lecteurs doivent savoir qu’il n’y a pas de régime fiscal particulier pour les entreprises de presse. Pourtant, on parle tout de même d’un produit – le «print», le journal papier – qui n’est pas tout à fait un produit commercial. Indépendamment de son statut juridique, publique ou privé, la presse fait avant tout du service public. Et l’information est un bien public. D’où l’urgence de préserver les derniers lambeaux de journalisme qui ont miraculeusement survécu à toutes les violences qu’a subies ce métier.
https://elwatan-dz.com/el-watan-et-les-autres-le-droit-a-linformation-en-danger
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