Le quotidien francophone, symbole de la presse privée née dans les années 1990, croule sous les dettes et ne peut plus payer ses salariés.
Un homme lit le quotidien « El Watan », à Alger, en septembre 2019.
Le journal « s’achemine vers la fermeture définitive ». Le constat du directeur de publication d’El Watan, Mohamed Tahar Messaoudi, confirme à sa façon la fin de « l’aventure intellectuelle », terme utilisé en 1990 pour désigner le démarrage, avec l’aide de l’Etat, d’une presse privée. Le quotidien francophone algérien, florissant il y a encore quelques années, est incapable de payer ses salariés depuis mars.
De guerre lasse, ceux-ci se sont engagés le 12 juillet dans une grève à répétition. Dimanche 24 juillet, ils ont entamé une nouvelle grève de quatre jours qui pourrait devenir illimitée. Trois mois après la décision du milliardaire Issad Rebrab de saborder le journal Liberté sans possibilité de reprise, c’est donc un autre titre phare de cette « aventure intellectuelle » qui risque de disparaître.
Lancé en 1990 par des journalistes venus du secteur public, El Watan a connu une longue période faste qui lui a permis d’investir, en association avec le journal arabophone El Khabar, dans une imprimerie. Mais depuis quelques mois, sa situation est devenue intenable. Ses comptes sont bloqués, l’administration fiscale lui réclamant 55 millions de dinars (près de 370 000 euros) de charges impayées tandis que le Crédit populaire d’Algérie exige le paiement d’une partie d’un crédit de 45 millions de dinars.
Des dettes largement contractées, selon la direction, durant la période de la pandémie de Covid-19, qui « a lourdement impacté la santé financière de l’entreprise ».
Un « paquebot » désespérément vide
Si pour une partie du lectorat – qui s’est considérablement effrité au fil des ans –, El Watan est un « journal de référence » qu’il faut défendre à tout prix, d’autres réservent leur soutien aux salariés, en conflit avec les 18 actionnaires, auxquels ils reprochent une « mauvaise gestion » et l’absence de « geste envers les employés ». En aparté, des salariés estiment que les actionnaires ont suffisamment engrangé de dividendes, durant la longue période où le journal a été abondamment servi en publicité, pour être en mesure de débloquer la situation.
Des salariés estiment que les actionnaires ont engrangé assez de dividendes pour être en mesure de débloquer la situation
Les échanges ont tourné à l’aigre entre les deux parties à la suite du placardage d’une affiche clamant : « Nous travaillons, ils profitent ». En réaction, M. Messaoudi a accusé la section syndicale, dirigée par la journaliste Salima Tlemçani, d’être manipulée par l’ancien ministre de la communication Amar Belhimer, qui a mené une politique particulièrement agressive contre les médias indépendants.
Le directeur de publication a ainsi vu dans le slogan une « étrange similitude » avec le discours de M. Belhimer cherchant à accréditer, selon lui, la thèse qu’il y a « d’un côté une direction exploiteuse, qui profite affreusement du labeur de ses employés, et de l’autre un potentiel de travailleurs soumis à une exploitation implacable ». La direction devrait « regarder un peu du côté de la gouvernance de l’entreprise depuis sa création », a rétorqué la section syndicale.
L’une des erreurs de gouvernance les plus visibles est celle du nouveau siège du journal, construit au quartier des Oasis, à Hussein-Dey, avec vue imprenable sur la baie d’Alger. Le « paquebot » de huit étages, terminé en 2016, est resté en cale sèche, désespérément vide, l’administration refusant de donner un certificat de conformité en raison d’une surélévation non prévue dans le plan. Les dirigeants du journal ont ainsi offert une « aubaine » légale au clan du président de l’époque, Abdelaziz Bouteflika, qui n’avait guère apprécié ses prises de position, en 2014, contre un quatrième mandat du chef de l’Etat.
A partir de cette année-là, le journal a vu la publicité institutionnelle se tarir, tandis que les opérateurs privés, par prudence ou sous pression, quittaient eux aussi le navire. Si la chute de M. Bouteflika au printemps 2019, à la suite du mouvement du « Hirak », a permis un rétablissement de la publicité publique, celle-ci a finalement été stoppée en août 2020 après la publication d’un article sur les biens des enfants de l’ancien chef de l’armée, le général Ahmed Gaïd Salah.
« On sablera le champagne à Rabat »
Les difficultés d’El Watan illustrent la situation de crise de la presse écrite en Algérie, dont le modèle économique est totalement dépendant de la publicité. Un levier puissant entre les mains des autorités, qui peuvent ainsi « réguler » les médias sans avoir à recourir aux suspensions et aux fermetures de titres.
Avec l’arrivée au pouvoir de M. Bouteflika, en 1999, une flopée de titres au tirage anecdotique avaient vu le jour pour émarger à la publicité institutionnelle, qui transite obligatoirement par l’Agence nationale d’édition et de publicité (ANEP). La gestion de la manne a favorisé les dérives, comme l’a illustré en juin la condamnation à six mois de prison de l’ancien international de football Rabah Madjer, propriétaire de deux journaux qui ont continué de recevoir pendant une année des chèques publicitaires alors qu’ils avaient cessé de paraître.
A partir de 2012, les ressources de la publicité (estimées par certains spécialistes à 200 millions d’euros par an), notamment des opérateurs de téléphonie et de l’agroalimentaire, ont largement quitté la presse écrite pour les télévisions privées, au statut précaire et révocable sans aucune forme de procès. Résultat : les autorités ont aujourd’hui un pouvoir de vie et de mort sur l’ensemble des médias.
Dans un éditorial-plaidoyer en direction des pouvoirs publics, El Watan affirme que si le journal venait à disparaître, « on sablera le champagne à Rabat », où l’on goûte peu son soutien au mouvement indépendantiste sahraoui du Front Polisario ; quant aux intégristes religieux, contre lesquels le quotidien a bataillé durant la décennie noire des années 1990, ils « trinqueront ». Mais chez les journalistes en grève, le sentiment prévaut que ni les actionnaires ni le pouvoir ne veulent éviter la fin de parcours du journal.
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