Depuis soixante ans, la France et l’Algérie ont, en principe, séparé leurs destins, tout au moins en ce qui concerne le régime politique qui gérait la colonie et qui avait nécessairement des retombées dans l’hexagone. Chaque pays honore sa temporalité à sa façon. Si l’on parle plus volontiers, en France, de la date des Accords d’Évian, en Algérie, on évoque la date de l’indépendance. Fin février, ARTE proposait le documentaire de Raphaëlle Branche et Rafael Lewandowski, En guerre(s) pour l’Algérie, qui s’appuie, comme l’ouvrage paru le même mois, sur les témoignages de « quinze femmes et hommes (qui) ont accepté de confier leurs souvenirs de jeunesse. Leurs témoignages sont essentiels pou écrire une histoire qui ne soit pas seulement celle des décisions et des grands événements politiques et militaires ».
À la même date sensiblement, on a pu trouver dans les points de presse ou en librairie le N°15-16 de la revue Enjeux de société : Mémoires en jeu. Quelle(s) mémoire(s) pour la guerre d’indépendance algérienne 60 ans après, numéro consistant de 234 p. ; également, Le Point, un hors série, La France et l’Algérie – Deux siècles d’histoire, de 98 p. rejoignant par son option sur la longueur historique le point de vue de Benjamin Stora qui insiste toujours sur la prise en compte des années de colonisation depuis 1830 pour comprendre la guerre d’indépendance. Le documentaire de Georges-Marc Benamou avec Benjamin Stora a été programmé sur France 2 les 14 et 15 mars 2022, « C’était la guerre d’Algérie ».
Il nous a semblé intéressant, en écho à ces plongées, et il y en aura d’autres, de signaler l’importance de la littérature algérienne et des mémoires qu’elle écrit, à partir d’un ouvrage édité en Algérie. Il en parcourt les œuvres de 1962 à 2010, en ménageant, en conclusion, une ouverture sur les romans qui s’écrivent ces toutes dernières années, tant en Algérie qu’en France… car l’histoire n’est pas finie ! Mounira Chatti, Professeure des littératures francophones à l’université Bordeaux Montaigne, a interrogé Christiane Chaulet Achour sur son travail de critique littéraire et sur l’apport de cette littérature à la connaissance de l’Histoire.
Mounira Chatti – Le titre de votre livre, Échos littéraires d’une guerre, met en relief une problématique qui vous est chère, celle de l’entrecroisement entre la fiction et l’Histoire. Vous affirmez par ailleurs que « le texte littéraire offre une gamme de positionnements dans l’Histoire » et que « l’écrivain fait émerger du réel et de l’historique un monde transformé par l’élaboration esthétique ». L’approche critique d’un texte francophone, plus précisément algérien, doit-elle obligatoirement s’articuler autour de la relation entre « fait et fiction » et doit-elle faire émerger la manière dont l’écrivain « pétrit » le matériau historique ?
Christiane Chaulet Achour – Cette approche critique prenant en charge la dimension historique du texte littéraire n’est pas obligatoire mais c’est plutôt celle que je privilégie. Pour la littérature algérienne mais aussi pour n’importe quelle littérature… Il me semble qu’un texte de création, même s’il apparaît déconnecté de son temps, est nécessairement relié à lui et l’étude de sa dimension historique s’avère alors éclairante. De plus, en ce qui concerne cet ouvrage, mon sujet central, circonscrivant le rapport à la guerre de libération nationale, à la résistance au colonialisme français, ne pouvait éviter l’Histoire, bien évidemment. Ce qui m’intéressait avant tout, c’était de montrer combien les histoires que racontent les écrivains, les fictions qu’ils élaborent, sont révélatrices de la complexité des séquences temporelles vécues par les collectivités et les individus. Là où l’historien a une argumentation reposant sur des faits et des preuves – ce qui ne l’empêche pas d’interpréter sous couvert d’une rhétorique de l’objectivité –, l’écrivain interroge, questionne, met en danger le réel et privilégie l’individuel plutôt que le collectif et donc les variations de points de vue.
Dans l’introduction, vous présentez ce livre comme la résultante de « quarante années de lecture et d’appréciation d’œuvres algériennes et de problématiques induites par une guerre de résistance au colonialisme dans une colonie de peuplement » et vous vous démarquez de la tentation qui consiste à croire que « cette période est désormais dépassée et qu’il faut se préoccuper du présent immédiat » : « Nous sommes persuadée, pour notre part, que le présent se construit en grande partie à partir du passé et qu’oublier le passé est une façon d’en enkyster les effets négatifs et d’occulter ce qu’il a représenté de positif et de dynamique » (p. 5). Quel lien envisagez-vous entre l’exigence de transmettre l’Histoire et la création littéraire ? Quelle est la fonction de la littérature dans cette dialectique passé/présent ? La littérature est-elle donc un pilier dans la construction nationale algérienne ?
Oui effectivement, je pense que la durée dans la réflexion sur ces œuvres littéraires est fondamentale. Non pas qu’on ne puisse pas avoir une interprétation pertinente sur un roman ou une pièce de théâtre que l’on vient de lire ; mais lorsqu’il s’agit de comprendre des constantes, des convergences et des divergences, on ne peut s’appuyer sur une seule œuvre mais en embrasser le plus possible. Les écrivains aiment bien être appréciés dans leur singularité. C’est juste, effectivement ! Mais qu’ils le veuillent ou non, ils appartiennent à des moments historiques qu’il faut cerner, à des générations, à une manière de dire et de vivre que leurs textes révèlent.
La résistance au colonialisme et la participation – ou non –- à la guerre est très proche de nous, certains de ses acteurs sont encore vivants, ce qui s’est passé dans cet hier si présent reste souvent enkysté dans le silence des familles et des groupes. Le discours officiel a eu tendance à figer en stéréotypes des données « légitimes » : oui, alors, la littérature, les textes les plus forts, sont là pour rappeler des réalités diversifiées et contradictoires. Les lire permet de comprendre les potentialités d’un pays, ses dérives aussi.
Un lecteur qui n’avait pas regardé de qui était l’illustration de la couverture, m’a demandé si c’était une représentation d’un des vendredis depuis le 22 février 2019 dans le mouvement du Hirak. Et Arezki Metref donne des arguments à ma recherche et une réponse à votre question, dans une de ses dernières chroniques, « Le drapeau de novembre » (Rubrique Ici mieux que là-bas, Le Soir d’Algérie, 26 mai 2019). Il fait état des questions posées à quelques militants dans le cadre d’une enquête pour Le Monde diplomatique sur l’état de la gauche algérienne, durant l’été 2018 : « Le but était (…) de s’interroger sur l’existence d’une transmission de l’expérience et des valeurs de la gauche aux jeunes générations post-décennie noire ». Il se dit surpris de certaines propositions, pour lui alors, « anachroniques ». Mais « relues à la lumière du mouvement du 22 février, ces propositions qui nous paraissaient surprenantes s’avèrent aujourd’hui des plus justes ». [Ces propositions de militants de gauche préconisaient de s’appuyer sur les valeurs de novembre pour reconstruire la nation]. « Le mouvement qui a démarré le 22 février leur a donné complètement raison puisqu’il a puisé dans la nécessité de réhabiliter les symboles et les valeurs de Novembre, à commencer par le drapeau pour le symbole, et pour les valeurs, par la détermination patriotique à reconquérir la possibilité d’agir sur son destin, la réaffirmation de sa dignité et même d’une certaine manière le recouvrement d’une indépendance confisquée. […] La leçon du mouvement du 22 février est là, dans ce besoin de réappropriation de Novembre spolié, dénaturé, perverti. Le sens ne trompe pas : le fait que Djamila Bouhired soit adoptée comme une icône, les retrouvailles avec Abane Ramdane, Larbi Ben M’hidi, Didouche Mourad, et les vrais héros qu’on a essayés de gommer, sont autant de traceurs qui montrent cette volonté de retourner à la source, souillée, et de la nettoyer ». Je pense que cet article répond bien à la question, pour l’Algérie actuelle, de l’intrication passé/présent. Modestement, mon travail y contribue.
Échos littéraires d’une guerre. Œuvres algériennes et guerre de libération nationale est un livre généreux, c’est-à-dire un livre qui balise un domaine de recherche et offre une bibliographie quasiment exhaustive, commentée et chiffrée. Cet ouvrage s’adresse-t-il prioritairement aux chercheurs et a-t-il pour vocation de les inciter à se saisir de cet immense corpus pour y explorer la question de la fiction et de l’Histoire ?
L’ouvrage a un double objectif. Bien sûr, j’ai été très attentive à recenser le plus de textes possibles, à donner des références précises, à explorer des pistes de travail et à en indiquer certaines pour que d’autres reprennent les recherches : donc, il s’adresse aux chercheurs car la recherche, c’est avant tout un exercice de relais et non une virtuosité personnelle. Mais je crois aussi – en tout cas, c’est ce que j’avais à l’esprit – avoir fait un effort de clarté dans mes formulations pour que le lecteur, intéressé par l’Histoire de l’Algérie, y trouve matière à une connaissance plus approfondie et dérangeante. L’approximation est néfaste, quel que soit le lecteur. Et je ne pense pas seulement au lecteur algérien : car le travail de nos écrivains est mal connu en dehors de quelques vedettes mises à l’honneur à la faveur de telle ou telle occasion. Je voulais aussi (dé)montrer combien les écrivains algériens, malgré les impasses de leur statut alors, ont été au rendez-vous de l’Histoire.
La division de votre livre en cinq chapitres n’obéit pas à un découpage chronologique. Vous faites le choix d’une autre structure construite autour de 1962, « date symbolique et historique » ou « année à deux visages » (p. 11), ce qui donne lieu à une première recension de ce qu’ont publié des Algériens cette année-là. Quels sont les enseignements de cet état des lieux ? La date de 1962 marque-t-elle la véritable naissance d’un champ littéraire national ?
Nécessairement ! Il fallait l’indépendance pour que puisse se construire un champ littéraire national qui ne pouvait exister sans la nation : il suffit de relire à l’appui de cette affirmation le chapitre IV des Damnés de la terre de Fanon, « Sur la culture nationale ». Le recul d’une cinquantaine d’années me permettait de bien mesurer ce qui pouvait se jouer effectivement au seuil de la libération : combien d’écrivains, ce qu’ils faisaient, où ils étaient, etc. C’est une sorte de bilan avant le grand saut de la construction. Si l’on prend la peine de le lire, c’est aussi un bilan qui montre les failles et les promesses, qui fait entrevoir la difficulté que l’Algérie enfin indépendante doit affronter dans le domaine de la littérature et de la culture. Et encore, je ne me suis intéressée qu’au volet francophone !
Vous dites à la fin du chapitre I : « Étudier ces années de débats, de célébrations et d’ostracismes, c’est entrer dans l’après 1962 » (p. 34). L’Algérie contemporaine a-t-elle enfin liquidé les déchirements et les blessures de ce lourd passé ?
Certainement pas. Mais justement la lecture des écrivains nous aide à regarder en face ce passé. Une aussi longue période de colonisation et une guerre aussi éprouvante ne peuvent se régler en deux temps trois mouvements ! La seule manière d’alléger la lourdeur du passé est de l’affronter dans différents domaines. Et il était normal que le pays, nouvellement advenu dans son indépendance, s’interroge – et souvent de façon musclée ! – sur les « devoirs » du créateur, la langue d’expression etc. Les choses ont avancé mais c’est loin d’être réglé. J’espère avoir montré combien la littérature a à nous dire pour comprendre les débats d’aujourd’hui.
La force de votre ouvrage provient non seulement de la démarche herméneutique qui consiste à penser (et à embrasser) systématiquement un ensemble de phénomènes en confrontant des périodes historiques et littéraires différentes, mais aussi de votre impressionnant effort de recenser et d’analyser les divers genres (témoignage, essai, roman, théâtre, poésie, nouvelle). Quelles sont les formes littéraires de prédilection ? Quels sont les choix esthétiques les plus pertinents pour expliciter le rapport entre littérature et guerre de libération ?
Si l’on prend strictement la période de la guerre, je pense avoir montré que les genres littéraires les plus empruntés sont soit les genres de réflexion comme l’essai, soit les genres courts et émotionnellement forts comme la poésie ou la nouvelle. Mais elle avait été précédée par la génération de ceux qu’on reconnaît aujourd’hui comme les classiques de la littérature algérienne, Mouloud Feraoun, Mouloud Mammeri, Mohammed Dib, Kateb Yacine et quelques autres qui avaient déjà fait entendre les souffrances d’un pays : il suffit de penser à L’Incendie de Dib ou à Nedjma de Kateb.
Il est certain que le souffle poétique soutient les résistants et que les analyses dans différents revues et hebdomadaires aident à y voir plus clair. Mais finalement ce n’est peut-être pas le genre littéraire emprunté qui est le plus important mais la manière de traiter les réalités dans différents registres selon la marque de l’écrivain. Ce qu’on a nommé « la poésie algérienne de combat », bien connue grâce à deux anthologies – éditées en 1963 et 1967, Espoir et parole, et, Diwan algérien –, en est un exemple éloquent.
Dans le chapitre II, vous étudiez les « écritures algériennes de la guerre en langue française » en proposant un état des lieux précis et exhaustif (190 recensées !) des trois périodes : celle de la guerre (1954-1962), puis celle d’après l’indépendance (1962-1992) et, enfin, celle de 1992 à 2010. Quelles sont les caractéristiques de l’écriture et de la représentation de la guerre, des cycles de violence et d’horreur ?
C’est en établissant ce recensement que j’ai eu la conviction qu’il fallait traiter différemment les textes qui s’écrivent dans le brûlant de la lutte de ceux qui s’écrivent après. Et comme j’avais le recul de cinquante ans de production, la coupure en 1992 – après donc octobre 1988 et l’ouverture démocratique éphémère qui a suivi – était une date significative. L’Algérie était à un tournant et il est normal qu’on ne traite plus de la même manière cet événement fondateur. Les trente ans qui marquent le début d’une existence nationale engrangent nombre de récits et autres textes qui reviennent sur la guerre ; les mémoires sont encore là, meurtries. Après 1992, c’est bien un troisième regard.
Le chapitre III occupe le centre du livre avec ce titre : « La Torture, chambre noire de la guerre ». Comment dire/écrire la torture ? Comment inscrire dans le texte les blessures innommables qui avaient été inscrites sur les corps algériens ? Comment construire la mémoire de ces traces indélébiles ?
C’est une question qui m’a habitée longuement et douloureusement. Il est difficile de traiter de ces textes-là. Nous vivons avec des personnes qui ont subi la torture et refusent d’en parler. Mais il n’était pas possible de les contourner ni d’esquiver ce débat à propos de cette pratique où l’inhumanité de l’Homme donne toute sa mesure car il a été un point de bascule en France : il y a eu un autre regard des Français sur le conflit lorsqu’on n’a plus pu nier que la torture était pratiquée quotidiennement. Tout ce qu’on a pu lire et relire autour de Maurice Audin par exemple ces derniers mois rappelle bien l’horreur découverte et l’inadmissible. Mais il fallait montrer aussi, du côté algérien, les témoignages de ce que les êtres ont subi : l’inscription dans les textes… eh bien ! il faut lire les textes car chacun a sa manière de nous imposer d’affronter l’innommable… J’ai été surprise aussi, à travers mes lectures des historiens – qu’ils soient Français ou Algériens –, du peu de cas qu’ils faisaient des écrits de Fanon, le dernier chapitre des Damnés, sur les troubles mentaux engendrés par cette guerre et les projections pour l’avenir après l’indépendance si ne sont pas prises en charge les atteintes profondes et parfois irrémédiables de la torture sur les individus.
Vous privilégiez la dialectique comme méthode de compréhension des phénomènes historiques et littéraires. Aussi, le chapitre IV intitulé : « D’une guerre à l’autre en Algérie 1954/1992 » met-il en relief l’effet de miroir entre les deux guerres. Vous citez Frantz Fanon, un auteur qui vous accompagne depuis le début de votre carrière et auquel vous avez consacré de nombreux textes. Vous proposez alors de lire certaines fictions à la lumière des textes de F. Fanon où il est question de « cet enkystement de la violence », de la torture et de « “réparation” ». Pouvez-vous nous expliquer ces notions et leur déploiement dans les œuvres littéraires ?
Ma réponse ne peut que suivre ma réponse précédente. Prendre quelques exemples de fictions d’après 1992 et confronter le dit de la guerre des années 1990 avec le dit de la guerre de libération montre bien la justesse des analyses du psychiatre, même si aucun des écrivains choisis ne s’appuie sur ses écrits. Quand le rapport à la violence n’est pas affronté et déconstruit, il a une grande propension à la répétition, avec d’autres arguments mais toujours avec le même objectif d’imposer à l’autre un « nouvel » ordre inadmissible. La comparaison entre les deux époques est éclairante mais j’insiste sur le fait que s’il y a des convergences, il y a aussi de profondes différences et qu’on ne peut simplement confondre les deux conflits. Prise dans sa dominante, la guerre de libération nationale/guerre d’Algérie n’a pas été une guerre civile interne à un pays, comme veut l’accréditer, par exemple, Alexis Jenni dans L’Art, français de la guerre, mais une guerre contre un colonisateur. La guerre des années 1990 est elle bien une guerre civile interne. Je voudrais ajouter que j’ai continué à creuser ce sillon si difficile dans un livre élaboré avec mon amie psychanalyste à Alger, Faïka Medjahed, Viols et filiations – Incursions psychanalytiques et littéraires en Algérie, édité en 2020 aux éditions Koukou. L’analyse de textes littéraires et celle des paroles des analysants montrent la prégnance de la guerre aujourd’hui, « les ratées, les dysfonctionnements et les entraves dans le collectif et les parcours individuels » qu’elle a provoqués.
Dans le chapitre V, « Écrits d’Algériennes et guerre d’indépendance. Témoignages et créations », vous proposez « un dossier regroupant des documents à (re)lire de ce que furent les voix/voies féminines algériennes, entre 1954 et 1962 et comment elles ont dû négocier leur place dans la nation émergente, avec stagnations, avancées et régressions comme d’autres groupes de la société algérienne ». Votre approche de l’entrée dans la violence repose sur « la conviction de la nécessité de cette lutte pour l’indépendance puisque le colonialisme refusait de baisser les armes » (p. 97). Pourquoi un tel focus sur l’expérience et la parole des femmes ? Dans l’Algérie contemporaine, ces dernières jouissent-elles d’une place et d’un statut satisfaisants ?
Je ne crois pas avoir privilégié les femmes pour exprimer cette « conviction de la nécessité de la lutte ». Mais il est certain que, dans leur cas, ce n’était pas gagné d’avance étant donné la pesanteur des sociétés : la société coloniale persuadée que « faire tomber le voile » était la victoire assurée des valeurs occidentales et la société autochtone se cabrant dans des positions identitaires de repli, par réflexe de protection contre l’agression culturelle réelle qu’elle subissait. Et les femmes sont alors aux premières loges des enjeux. Lorsque j’ai cité précédemment la chronique d’Arezki Metref, on y voit apparaître le nom de Djamila Bouhired : qu’elle (re)devienne une icône aujourd’hui est un grand espoir d’une vraie prise en considération du rôle des femmes dans une libération socio-politique. Sur la question des femmes, la réalité algérienne est très contradictoire entre textes juridiques conservateurs et souvent régressifs et pratiques d’ouverture et de fermeture. Ici aussi l’expérience de la guerre des femmes est une sacrée dynamique pour les luttes d’aujourd’hui.
En conclusion de votre livre, vous proposez des pistes d’analyse qui font jaillir l’entrecroisement d’œuvres algériennes et françaises et la nécessité d’une lecture conjointe : « En mettant en parallèle ces corpus contrastés, on peut entrer dans la parole de l’autre, de part et d’autre, pour mieux réaliser, à l’échelle humaine, la complexité de la guerre et les traces vivaces qui ressurgissent dans des circonstances attendues ou insolites. Demeurent aujourd’hui encore des mémoires, irréconciliables peut-être pour les générations qui ont vécu la guerre, mais à maîtriser pour tous ceux qui en “héritent” et souhaitent que l’Histoire soit éclairante pour avancer. Adopter cette démarche, c’est engager une plongée dans les récits post-coloniaux, écrits par des “héritiers” du conflit des aînés. Dans les deux pays, ces œuvres invitent à réfléchir aux retombées qui concernent tous les “groupes” en présence et aux fractures identitaires et sociétales provoquées par les traumatismes vécus » (p. 125). À l’idée d’un temps successif, Jorge Luis Borges préfère la mémoire comme un « tas de miroirs cassés ». Des deux rives de la Méditerranée, que fait la littérature de ce « tas de miroirs cassés » ?
Oui, c’est une recherche encore en cours puisque les textes mêmes s’éditent chaque année. Et sur « la guerre d’Algérie », dans le domaine de la littérature, la littérature française a du retard par rapport à la littérature algérienne. Aujourd’hui s’écrivent, de part et d’autre de la Méditerranée, des témoignages et surtout des fictions impensables il y a seulement vingt ans. C’est pour cela que je préfère la notion de successivité, car cette parole littéraire est bien prise dans une continuité historique – il y a des vécus qu’on ne peut dire et écrire que maintenant… quand les canons se sont tus ! –, à la notion de « miroirs cassés » qui fait un constat immobile des dégâts et gomme les aspérités de l’Histoire et les effets de la distance temporelle. Je collabore régulièrement à Diacritik et, à la faveur de ce magnifique roman de Laurent Gaudé, Écoutez nos défaites, j’ai fait une première incursion dans ces corpus parallèles en janvier 2017. L’article est facilement lisible sur le site.
Ce neuvième roman de Laurent Gaudé interroge la guerre, qu’elle soit déclarée ou feutrée, dans le présent d’une Méditerranée bouleversée, submergée par ses identités particulières. Pour en mesurer les dimensions, il creuse l’interrogation dans une profondeur historique qui lui permet de sonder la « défaite » au sein même d’une victoire. Cette notion de « défaite » est particulièrement intéressante car porteuse de significations pour les guerres d’aujourd’hui dans la mouvance de la décolonisation et des fictions postcoloniales, algériennes et françaises. Ce désir d’une recherche en complémentarité m’est venu à la lecture des récits de Michel Serfati, Finir la guerre et de Joseph Andras De nos frères blessés.
Christiane Chaulet Achour, Échos littéraires d’une guerre. Œuvres algériennes et guerre de libération nationale, Boudouaou-Boumerdès-Alger, Dar Khettab, 2019, 151 p.
Pour terminer cette approche, nous concluons en présentant l’illustration de couverture qui a été reprise aussi dans l’ouvrage collectif édité chez Karthala, élaboré avec Pierre-Louis Fort, La France et l’Algérie en 1962, l’exemple de Jean Degueurce étant emblématique. Il est né le 13 décembre 1912 à Alger. Très tôt passionné par l’art, il suit les cours de l’École des Beaux-arts d’Alger et participe à une première exposition collective en 1931 au 14e Salon, « Nos essais », à Alger : Victor Barrucand lui consacre quelques lignes dans L’Algérie et les peintres orientalistes (1934). Jean Degueurce fréquente des peintres atypiques comme Sauveur Galliéro (1914-1963), Louis Benisti (1903-1995) et Jean de Maisonseul (1912-1999).
Il épouse en 1935 Antoinette Léonardon (1915-1998), pharmacienne travaillant à Alger après l’indépendance jusqu’à sa retraite. Membre du PCA et du Théâtre du travail animé par Albert Camus, il est en désaccord avec la programmation culturelle de ce dernier. Anti-fasciste, il participe en tant que volontaire au débarquement en Provence en août 1944 et est blessé au bras. Après la guerre, il reprend son art tout en exerçant le métier de représentant de commerce. Il a fait partie du Cercle « Lélian », fondé en juin 1946 par Jean Sénac. Il est expulsé par les autorités françaises en 1956 et vit en France jusqu’en 1961. A cette date, il rentre en Algérie et participe à l’exposition collective à Orléansville pour l’inauguration du Centre Culturel Albert Camus. Il doit de nouveau quitter l’Algérie au début 1962 pour échapper à l’OAS. Il est de retour dès juillet 1962 pour les fêtes de l’indépendance qui lui inspirent deux toiles de liesse. Il participe au 1er Salon de l’indépendance (13 au 21 juillet 1962) avec trois tableaux. Dès septembre 1962, il opte pour la nationalité algérienne dans le cadre des accords d’Évian, vivant dans la villa de son père au boulevard du Telemly à Alger. Il décède d’un accident de la route à Relizane le 19 novembre 1962.
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