Ancien colonel du KGB, le maître du Kremlin utilise de longue date les services et les espions de son pays pour déstabiliser l’Occident. Son objectif ? Miner les démocraties libérales de l’intérieur pour réussir sa reconquête de l’empire russe. Dont la guerre en Ukraine est le dernier acte. Histoires d’une armée de l’ombre.
Le président russe Vladimir Poutine. (PHOTOMONTAGE D’APRÈS : MIKHAIL SVETLOV/GETTY IMAGES - EMRAH GUREL/AP/SIPA)
Ce 17 août 2020, les vacances du lieutenant-colonel L. se terminent − sa vie d’avant aussi, mais il ne le sait pas encore. L’officier, qui vient de passer quelques semaines de congé en France avec sa famille, s’apprête à regagner son lieu de travail à l’étranger : la base de Lago Patria, près de Naples. C’est le siège du commandement de l’Otan d’où sont dirigées les opérations de l’Alliance atlantique sur son flanc sud, jusqu’à la mer Noire. Mais L. ne retournera pas à Lago Patria. Plus jamais.
La DRSD, le contre-espionnage militaire français, estime qu’il serait trop dangereux de laisser revenir cet officier français dans ce site hautement stratégique où sont planifiés les éventuels affrontements avec la Russie. L. pourrait sortir des documents confidentiels et les remettre à l’officier traitant russe qu’il a rencontré à plusieurs reprises. Les autorités préfèrent l’arrêter et le placer en détention à Paris. Dans la foulée, il est mis en examen pour « livraison d’information à une puissance étrangère » et « intelligence » avec celle-ci « portant atteinte aux intérêts fondamentaux de la nation » − bref, pour espionnage. Au profit de Moscou.
A la surprise générale, la ministre des Armées confirme l’arrestation d’un officier français pour trahison. « D’ordinaire, ces affaires demeurent dans l’ombre, explique alors un haut responsable. Mais cette fois, le plus haut sommet de l’Etat veut signifier au Kremlin que trop, c’est trop ! L’agressivité des services russes devient insupportable. » Au même moment – c’est-à-dire quelques mois avant l’invasion de l’Ukraine – plusieurs autres responsables occidentaux dénoncent, eux aussi, l’activisme des agents du Kremlin. « Nous voyons l’étendue et l’agressivité des actions russes dans toute l’Europe, prévient John Sawers, l’ancien patron du MI6, le service d’espionnage britannique. Et nous ne connaissons probablement que 10 % de ce qu’ils font. »
Le chef du contre-espionnage allemand assure, lui, que « le Kremlin a mis en place en Allemagne des réseaux d’espionnage très complexes dans presque tous les domaines d’activité ». Et son homologue du BND (le renseignement extérieur) note un « changement dans la morale » des agents russes, qui sont désormais « impitoyables ». Bref, le lieutenant-colonel L. n’est que l’un des pions dans la stupéfiante guerre secrète que Vladimir Poutine mène contre l’Occident.
Recrutement de sources mais aussi manipulation d’élections, cyberattaques et même assassinats… le maître du Kremlin a ordonné à ses services spéciaux de recourir à toutes leurs techniques de l’ombre en Europe et aux Etats-Unis, jusqu’aux plus sales. Son but : affaiblir les démocraties libérales et leur bras armé, l’Otan. Afin d’avoir les mains libres dans sa reconquête de l’empire russe, dont la guerre actuelle en Ukraine est – à ce jour – le dernier acte.
Plus que tout autre chef d’Etat, Vladimir Poutine s’appuie sur les services secrets en tout, pour son action extérieure comme pour la gestion du pays. Lui-même ancien patron du FSB, il a construit son régime autour d’eux, de leur idéologie, de leur manière d’agir et de penser. Son entourage le plus proche, son clan, est composé, pour la plupart, d’hommes issus comme lui du KGB. Tous se revendiquent tchékistes, du nom de la Tcheka, la sinistre police politique créée en 1917, dont ils se disent les continuateurs.
SVR. Service des Renseignements extérieurs de la Fédération de Russie. Créé en 1992, c’est le successeur du KGB et l’équivalent russe de la DGSE. Depuis 2016, il est dirigé par un proche de Poutine, Sergueï Narychkine.
FSB. Service fédéral de Sécurité de la Fédération de Russie. C’est le plus puissant. Poutine l’a dirigé de 1996 à 1999. Chargé du contre-terrorisme et du contre-espionnage à l’intérieur du pays, il s’occupe aussi du renseignement dans les pays de l’ex-URSS (dont l’Ukraine). Il a la responsabilité du Fapsi, le service des écoutes à l’étranger. Depuis 2008, son directeur est Alexandre Bortnikov.
GRU. Direction générale des Renseignements de l’Etat-major. Responsable de l’espionnage militaire, il portait le même nom du temps de l’Union soviétique. Outre le renseignement, il est chargé des assassinats d’opposants à l’étranger. Malgré sa petite taille, il est le plus craint des services secrets russes. Depuis 2018, il est dirigé par Igor Kostioukov.
Le maître du Kremlin ne rate d’ailleurs pas une occasion de leur rendre hommage. Le 10 janvier 2020, lors du 100e anniversaire du bureau des « illégaux » (ces espions qui prennent l’identité d’un mort pour s’infiltrer pendant des années à l’Ouest, comme dans la série « The Americans »), il a lancé : « Nous sommes fous d’eux ! » Il a ajouté :
« Ce sont tout simplement des personnes uniques. Tout le monde ne peut abandonner sa vie actuelle, ses proches et quitter le pays pendant de nombreuses années, consacrer sa vie au service de la patrie. Seuls les élus peuvent faire cela. »
D’ailleurs il a accueilli avec tous les honneurs les dix « illégaux » arrêtés en 2010 aux Etats-Unis puis échangés. L’une d’entre eux, la désormais célèbre Anna Chapman, anime une émission sur une grande chaîne d’Etat.
A quel moment Vladimir Poutine a-t-il pris la décision de lancer ses agents secrets à l’assaut de l’Occident ? Un homme de l’art confie :
« Les opérations clandestines du Kremlin se sont multipliées et durcies après l’annexion réussie de la Crimée en 2014 par les forces spéciales russes. Comme si ce succès avait convaincu Poutine que ses services spéciaux étaient tout-puissants, qu’ils pourraient affaiblir durablement et profondément l’Occident et ainsi préparer l’affrontement final. »
Pour mettre en œuvre ce plan, les différents services russes – le FSB, le GRU et le SVR – ont d’abord embauché à tour de bras, à tel point qu’ils ont dû agrandir plusieurs fois leurs locaux. Selon des images satellites, le siège du SVR, situé à Yasenevo, dans la banlieue sud de Moscou, a quadruplé de taille en quelques années.
Ensuite, ils ont dépêché des centaines d’agents en Europe et aux Etats-Unis, une véritable armée de l’ombre. Rien qu’en France − pays particulièrement visé puisque à la fois allié des Etats-Unis, membre permanent du Conseil de Sécurité de l’ONU, important exportateur d’armement et détenteur de la bombe atomique − leur nombre dépasserait 300, selon un haut responsable au fait de ces questions.
A Bruxelles, ils seraient, d’après un rapport du Service européen pour l’Action extérieure, au moins 200 : la moitié d’entre eux se trouveraient sous couverture diplomatique (ils ne risquent ainsi aucune poursuite judiciaire), les autres œuvrant dans des ONG, des entreprises et des médias. On en compte sans doute autant à Berlin et à Londres. Et des dizaines à Madrid, Rome ou La Haye. Un grand nombre également au Mexique, où se trouverait « la plus grande partie des effectifs du GRU dans le monde […] à l’affût de n’importe quelle occasion pour influer » sur l’Amérique, a déclaré le chef du commandement Nord des Etats-Unis, le 24 mars dernier.
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L’Otan, nid d’espions russes
Première mission, donc, de ces centaines d’espions infiltrés à l’Ouest : le recrutement de sources, et d’abord parmi les officiers basés à l’Otan, leurs cibles principales. Auprès de ces militaires, ils cherchent à découvrir l’ordre de bataille de l’Alliance, les failles de ses armements, le profil de ses hommes clés, ses modes de communication, ses divisions… Autant de secrets décisifs pour qui veut, un jour, faire plier l’Occident.
Pour convaincre les militaires ou les civils détachés à l’Otan de trahir, les Russes utilisent toutes les ficelles du métier. Leurs leviers : l’argent, la compromission, l’idéologie et l’ego. Afin d’amadouer le lieutenant-colonel L., ils auraient joué sur une blessure d’orgueil.
Russophile et russophone, l’officier aurait basculé lorsqu’il était en poste dans une ancienne République soviétique. Issu d’une grande famille de la noblesse et qualifié de « brillant » par certains de ses collègues, ce diplômé de Saint-Cyr était promis à une carrière prestigieuse. Mais, en bisbille avec sa hiérarchie qu’il accuse de harcèlement au point de lancer en vain une procédure judiciaire, ce quinquagénaire n’est même pas colonel. Et il ne supporte pas de voir ses camarades progresser plus vite et plus haut que lui.
Et puis, il y a cet ancêtre fascinant, rallié aux Russes pendant la Révolution française, un officier royaliste qui est allé combattre Napoléon dans l’armée d’Alexandre Ier et qui – sinistre ironie de l’histoire – a participé à la constitution de la « Nouvelle Russie » autour d’Odessa. Le lieutenant-colonel L. a-t-il voulu l’imiter et aider le tsar Poutine dans son entreprise impériale ? Le mystère sera probablement levé lors de son procès.
Quoi qu’il en soit, ses avocats assurent que leur client, qui a fait un an de détention provisoire, conteste « catégoriquement les accusations portées contre lui ». Ils ajoutent que « l’Obs » n’a pas le droit de publier le nom de ce militaire puisque son « identité est protégée par l’article 413-13 du Code pénal ». Ce qui signifie qu’il est, ou a été, membre d’un service secret français.
Ces dernières années, il y a eu bien d’autres affaires d’espionnage russe contre l’Alliance atlantique – et encore ne connaissons-nous que celles qui ont été rendues publiques, donc la partie émergée de l’iceberg. Par exemple, en 2020, deux officiers supérieurs bulgares sont incarcérés pour avoir vendu à des hommes du GRU des renseignements sur les modifications apportés à l’avion de combat américain F-18 que Sofia venait de commander.
En mars 2021, un capitaine de frégate italien affecté à l’état-major est pris en flagrant délit alors qu’il reçoit 5 000 euros en liquide des mains de son officier traitant russe. Et, le 15 mars dernier, après le début de la guerre en Ukraine, quatre officiers du GRU sont expulsés de Slovaquie. L’un d’eux a été filmé en train de donner des ordres à un blogueur prorusse. La mission de ce dernier : identifier parmi ses abonnés les militaires qui seraient susceptibles de collaborer avec les espions du Kremlin.
Dans la vidéo qui est visible sur internet, on entend le blogueur en question, un certain Bohus Garbar, demander à son officier traitant une rallonge d’argent à cause de « la hausse des prix du gaz » ! Le Russe lui glisse alors 1 000 euros…
Le siège de l’Otan à Bruxelles est évidemment le terrain de chasse par excellence des espions de Poutine. Et il est d’autant plus accessible que, depuis 1997, la Russie y est représentée par une mission diplomatique. A cette délégation officielle, le Kremlin affecte évidemment bien plus d’officiers de renseignement que de vrais diplomates.
Tels des loups dans la bergerie, les agents tentent de recruter à tour de bras. Dernière affaire en date, en janvier 2022, quatre d’entre eux sont priés de rejoindre Moscou, dont Alexandre Smushko, l’interprète personnel en anglais de l’actuel ministre de la Défense et dauphin putatif de Poutine, Sergueï Choïgou.
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Missiles, engins militaires… : les secrets industriels ciblés
Focalisés sur la préparation d’une guerre contre l’Ouest, les espions du Kremlin cherchent aussi à voler des secrets industriels dans le secteur de la défense, notamment les missiles. En juin 2021, le contre-espionnage allemand arrête un employé du centre aérospatial allemand. Selon le procureur de Bavière, il aurait remis à son officier traitant, un « diplomate » du consulat de Russie à Munich, des renseignements sur le lanceur d’Ariane, en particulier sur les matériaux de la fusée − et donc des missiles balistiques − qui supportent de très fortes variations de températures. D’après le quotidien « Die Welt », il déposait 2 500 euros en cash sur son compte après chacune de ses rencontres avec l’espion russe – son salaire de taupe, en quelque sorte.
Quelques mois auparavant, c’est un Suédois d’origine russe, Kristian Dmitrievski, qui est pris en flagrant délit en train de recevoir 278 000 couronnes, soit 2 800 euros, de la main d’un officier du SVR. En échange, il lui livrait depuis deux ans des secrets de la firme Volvo où il travaillait. Selon les enquêteurs, il ne faisait pas de copie papier des documents confidentiels de cette société automobile qui possède une branche défense, notamment pour des engins de transport de troupes ; suivant les ordres de son officier traitant, Dmitrievski les chargeait sur son ordinateur puis les photographiait sur l’écran avec son smartphone.
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Des lieux de pouvoir sur écoute
Autre terrain d’action des agents russes : la politique. Leur Graal étant de retourner un officiel proche du pouvoir. Ainsi, comme « l’Obs » l’a révélé à l’époque, Emmanuel Macron a, en décembre 2017, expulsé en catimini un agent du GRU qui tentait depuis plusieurs mois de recruter une source importante dans l’appareil d’Etat français, en profitant de sa couverture diplomatique à la mission économique de l’ambassade russe à Paris.
Il y a plus simple : « sonoriser », comme disent les experts, les lieux de pouvoir. En Lituanie, un officier du SVR, Nikolaï Filiptchenko, vient d’écoper de dix ans de prison pour avoir recruté un membre des services de sécurité du pays : l’agent double devait poser un micro dans le bureau du président de la République. En novembre 2021, c’est un Allemand de 56 ans, qui travaille alors pour une firme de sécurité, qui est arrêté pour avoir livré à un agent russe un CD-Rom contenant les plans du sous-sol du Bundestag et de son réseau de communication sécurisée.
A Paris, la Russie a failli disposer d’un vaste espace pour écouter les hauts responsables français. En 2010, elle avait demandé que le terrain qu’elle venait d’acheter au bord de la Seine pour construire une cathédrale orthodoxe soit considéré comme emprise diplomatique, c’est-à-dire un lieu dans lequel la police française ne peut entrer sauf accord de l’ambassadeur.
Mais le contre-espionnage français a convaincu l’Elysée de ne pas accorder ce statut. Il redoutait que le Kremlin ne profite de ce statut protégé pour installer des systèmes d’écoute dans cet endroit situé au cœur du quartier des ministères. Est-ce un hasard ? De drôles de constructions ont été récemment installées sur le toit de l’ambassade de Russie, près du bois de Boulogne…
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Recruter des agents d’influence, mode d’emploi
Les services secrets russes s’attellent également à une autre tâche : recruter des sources et des agents d’influence dans les partis, les médias ou les universités, dans le but de faire basculer les opinions publiques en faveur du Kremlin – mission cruciale si l’on a comme objectif d’envahir un pays européen. Pour ce faire, les espions font leur marché principalement parmi les activistes prorusses d’extrême droite. La plupart des pays européens sont touchés. Mais très peu de cas ont été rendus publics.
Ainsi, en mai dernier, un certain Janusz Niedźwiecki, militant connu de longue date par les observateurs de l’extrémisme, est arrêté par le contre-espionnage polonais pour avoir tenté de « recruter des personnalités politiques polonaises et étrangères, y compris au sein du Parlement européen et cela sur ordre d’un service de renseignement russe ». Chez lui, les enquêteurs ont saisi l’équivalent de 67 000 euros en liquide.
En Lituanie, un certain Pyotr Chagin, agissant sous le pseudonyme de Petras Taraskevicius, est arrêté pour avoir tenté de manipuler la minorité russophone des pays Baltes, grâce à une organisation montée de toutes pièces par le GRU. En novembre 2021, il est échangé au poste frontière de Nida contre un espion norvégien emprisonné en Russie.
Ailleurs, il y a de forts soupçons mais pas de preuves. En Italie, des enregistrements non confirmés de conversations entre un représentant du leader populiste Matteo Salvini et un responsable russe font état de versements de plusieurs millions d’euros à la Ligue (ex-Ligue du Nord). Il est fort probable que les services secrets russes ont pris part au moins à la livraison de la somme en cash. En Espagne, certains affirment que le parti indépendantiste catalan, à la recherche de financement et de soutien politique, aurait pris secrètement contact avec le Kremlin et les services spéciaux russes.
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Le cyber, immense champ de bataille
Pour influencer le jeu politique occidental, les services russes utilisent aussi mieux que quiconque les ressources d’internet. En Grande-Bretagne, beaucoup sont convaincus que les agents secrets du Kremlin ont tenté de pousser le « Yes » lors du référendum sur le Brexit. Un rapport parlementaire de juillet 2020 regrette amèrement qu’aucune enquête officielle n’ait été conduite à ce sujet. « Le gouvernement britannique a activement évité de chercher des preuves d’une ingérence de la Russie », écrivent les rapporteurs, qui notent pourtant l’utilisation massive de bots et trolls russes sur Twitter pendant la campagne référendaire.
A la décharge du gouvernement britannique, l’intervention massive des agents et des hackers russes dans un processus électoral n’est apparue clairement que quelques mois plus tard, dans les dernières semaines de la campagne présidentielle américaine de 2016. Un rapport du Congrès publié récemment désigne un coupable : l’Institut russe d’Etudes Stratégiques, organisme longtemps dépendant du SVR que Poutine a rattaché au Kremlin.
Depuis 2016, il est d’ailleurs dirigé par un proche du président russe, l’ancien Premier ministre Mikhaïl Fradkov, qui a été à la tête du SVR pendant dix ans. C’est cet institut qui aurait établi le plan d’action russe en faveur de Donald Trump. Baptisé « Projekt Lakha », ce dernier comprenait les usines à trolls installées notamment à Saint-Pétersbourg ; la création de milliers de faux comptes Facebook soutenant les idées du milliardaire populiste contre Hillary Clinton ; et le piratage d’e-mails du Parti démocrate qui ont été partiellement publiés sur un site créé lui aussi par des agents russes.
L’année suivante, en 2017, les mêmes hackeurs à la solde du GRU ont piraté certains e-mails de la campagne d’Emmanuel Macron afin de les mettre en ligne sur le site WikiLeaks, entre les deux tours du scrutin. Toujours en 2017, lors du référendum sur l’indépendance de la Catalogne jugé illégal par les autorités, les services espagnols se sont inquiétés de l’activisme de deux agents du GRU soupçonnés de vouloir favoriser les indépendantistes, afin d’affaiblir ce pays membre de l’Otan.
Aujourd’hui, les services russes tentent d’influer plus directement encore sur le résultat des scrutins en s’attaquant aux ordinateurs des commissions électorales. De cette façon, ils pourraient modifier le résultat officiel si celui-ci ne convient pas au Kremlin. C’est pour éviter une telle fraude que la petite République du Guyana (ex-Guyane britannique), alors en plein scrutin législatif et présidentiel, a expulsé en mars 2020 un hackeur, officier du GRU.
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Pirater des sites sensibles pour déstabiliser le jour venu
Les services russes ont développé d’autres capacités inquiétantes : la prise de contrôle à distance de centrales atomiques, de barrages hydroélectriques, de sites d’assainissement de l’eau, de réseaux de distribution de gaz, de pétrole, mais aussi le brouillage de télévisions ou de radios. Autant de piratages qui peuvent être terriblement déstabilisateurs en cas de tensions très fortes ou de conflit ouvert.
Le Kremlin y travaille depuis longtemps. En France, la première attaque d’envergure a lieu le 8 avril 2015. C’est TV5 Monde qui est alors visée. Pendant plusieurs heures, la chaîne qui émet dans 200 pays affiche un écran noir. Son site internet et ses comptes sociaux diffusent de la propagande djihadiste. Plus tard les spécialistes identifieront le coupable : APT28, aussi baptisé Fancy Bear, un groupe de hackeurs lié au GRU, qui mène des attaques coup de poing.
Un autre groupe de hackeurs russes fait également beaucoup de dégâts, mais à plus long terme. Il est surnommé APT29, ou Cozy Bear, et dépendrait, cette fois, du SVR. C’est à lui qu’en avril 2021 le FBI attribue la plus grande cyberattaque de l’histoire, baptisée « Solarwinds » du nom de la société qui commercialise un logiciel dont les hackeurs russes ont découvert une faille. Grâce à elle, ils ont pu, de mars à décembre 2020, prendre le contrôle des systèmes informatiques de centaines d’entreprises, d’ONG et d’infrastructures. L’affaire a conduit, en représailles, à l’expulsion de dix « diplomates » russes des Etats-Unis et la fermeture des deux derniers consulats américains en Russie, à Vladivostok et Iekaterinbourg.
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Tuer… sans trop se cacher
Dernier outil, le plus féroce, dans la panoplie des agents russes : l’assassinat. En août 2019, un rebelle tchétchène est abattu en plein jour, à Berlin. Le tueur s’est approché de sa victime à vélo, avant de tirer sur lui à deux reprises avec un pistolet muni d’un silencieux puis de l’achever d’une balle dans la tête. En décembre dernier, l’assassin a été condamné à la prison à vie : selon le procureur, ce « commandant d’une unité spéciale des services secrets russes FSB » a bénéficié d’une « aide active » de l’ambassade de son pays.
L’année suivante, en 2020, un tueur du FSB arrive, sous couverture diplomatique, à l’aéroport de Prague. Il porte une mallette contenant selon la police tchèque de la ricine, un poison violent. Sa cible, d’après le magazine d’investigation « Respekt » : le jeune maire de Prague, Zdenek Hrib, qui, quelques semaines auparavant, avait décidé de rebaptiser la place située devant l’ambassade russe du nom de l’opposant Boris Nemtsov, assassiné en 2015 devant le Kremlin. Une gifle pour Vladimir Poutine. Mais le projet d’attentat est déjoué par les autorités tchèques. Depuis, le maire est accompagné, 24 heures sur 24, de gardes du corps.
A en croire les divers services occidentaux de contre-espionnage, certains contrats du Kremlin sont exécutés par un groupe du GRU : l’unité 29155. Deux de ses hommes ont, en 2014, fait sauter en République tchèque un dépôt d’armes à destination de l’Ukraine.
Un an plus tard, ils ont assassiné un marchand d’armes bulgare fournisseur de Kiev. Et en 2018, à Salisbury en Grande-Bretagne, ils ont empoisonné Sergueï Skripal, un ancien du GRU retourné par les services de Sa Majesté.
Pour cela, ils ont utilisé du Novitchok, un neurotoxique de fabrication soviétique − une façon de signer l’opération punitive et de mettre en garde les agents russes contre toute tentative de passer à l’Ouest. Quelques jours après cette tentative, Poutine a qualifié Skripal de « traître » et d’« ordure ».
Un responsable proche du renseignement français explique :
« Cet attentat à l’arme chimique contre Skripal, qui aurait pu tuer plusieurs personnes, aurait dû davantage nous alerter sur la dangerosité de Vladimir Poutine en Europe. Les capitales occidentales ont, en rétorsion, pris des sanctions contre le pouvoir russe. Mais ce n’était sans doute pas assez : à travers cet attentat quasiment revendiqué et d’une brutalité sans précédent, Poutine disait à son peuple et à nous-mêmes que, pour atteindre ses objectifs, il était prêt à tout. Nous l’avons compris trop tard, quand il a lancé l’invasion de l’Ukraine. »
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Comment l’Occident riposte efficacement
Les difficultés que l’armée russe rencontre dans cette guerre en Ukraine montrent néanmoins que les espions de Poutine sont loin d’être infaillibles. Manifestement mal informé sur l’état de la société et de l’armée ukrainiennes, le maître du Kremlin a d’ailleurs, quelques jours après le début de l’invasion, limogé le patron de la branche du FSB chargé du renseignement dans les anciennes Républiques soviétiques, ainsi que l’a révélé le spécialiste des services russes Andreï Soldatov.
La veille de l’offensive, il a aussi publiquement humilié le directeur du SVR, Sergueï Narychkine, pourtant un ami de plus de quarante ans. Probablement parce que, malgré les centaines d’espions russes dépêchés aux Etats-Unis et en Europe, Poutine jugeait que les renseignements sur les intentions et les plans secrets des Occidentaux dont il disposait étaient insuffisants. Alors que les services américains de renseignement avaient, eux, découvert les plans de guerre du président russe et les détaillaient publiquement jour après jour.
Vladimir Poutine serait d’autant plus de fou de rage que la précision des informations sur les préparatifs de la guerre conduit à penser que Washington dispose d’une ou de plusieurs taupes au Kremlin. Ce ne serait pas la première fois. Si l’on en croit les médias américains, un diplomate russe de haut rang, Oleg Smolenkov, aurait informé la CIA pendant des années avant d’être exfiltré aux Etats-Unis en 2017. C’est lui qui, l’année précédente, aurait révélé l’implication personnelle de Poutine dans le « Projekt Lakha » visant à faire triompher Donald Trump. Humiliation suprême pour l’ancien colonel du KGB.
·Publié le
https://www.nouvelobs.com/russie/20220331.OBS56432/l-immense-reseau-d-espions-de-poutine-pour-mener-sa-guerre-secrete-contre-l-occident.html
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