La mathématicienne et écrivaine, dont le père, Maurice Audin, a été assassiné par l’armée française en 1957 alors qu’elle n’avait que 3 ans, se souvient des enfants algériens « à genoux dans la rue, et pas à l’école, en train d’apprendre à lire ».
Michèle Audin avec Emmanuel Macron le 13 septembre 2018 à Bagnolet. Ce jour-là, le chef de l’Etat a reconnu la responsabilité de l’Etat français dans la mort de son père, Maurice Audin, mathématicien militant de l’indépendance de l’Algérie, en 1957. (THOMAS SAMSON / AFP)
A l’approche du 60e anniversaire de l’indépendance de l’Algérie, une semaine après la remise du rapport Stora, « l’Obs » publie une trentaine de témoignages de personnalités dont l’histoire s’entremêle avec celle du pays. L’album complet « Nos mémoires d’Algérie », en kiosque le 28 janvier, est à consulter ici. Lisez les souvenirs de Faïza Guène, Alice Zeniter, Arnaud Montebourg. Ou de Michèle Audin, qui raconte qu’à la publication d’un livre en 2013, une voisine d’Alger se demandait encore comment elle et sa famille avaient pu être amie avec des Arabes.
« Née à Alger en 1954, j’y ai vécu jusqu’en 1966. A la fin de la période coloniale, j’avais 8 ans. C’est assez pour des souvenirs. Surtout que les différences sont bien visibles, criantes même, entre les “Européens” (dont je suis) et les “musulmans”, ou les “Arabes”, ou encore les “Indigènes”, dénominations inadéquates mais pas vraiment insultantes, je vous passe les autres. Personne ne peut ignorer que, dans la rue, les uns tutoient les autres ; au marché, les unes font porter leur couffin par les autres, pour quelques douros [ancienne monnaie espagnole] ; sur les trottoirs, ces autres cirent les chaussures des uns. Je me souviens d’eux, qui étaient souvent des gamins, mais je me souviens aussi de ma mère, à la révolte toujours intacte, devant ce scandale : des enfants à genoux dans la rue, et pas à l’école, en train d’apprendre à lire.
A une voisine qui s’inquiète que “des Arabes” viennent chez nous, ma mère répond : “Ce sont des amis.” Cette femme m’en a reparlé, après la parution de mon livre « Une vie brève », pour me dire qu’elle ne comprenait pas. Plus de cinquante ans après, toujours pas. Comment des Arabes pouvaient-ils être des amis ? En effet, nous avions des amis arabes. Sans nous dire qu’ils étaient des amis arabes : ils étaient des amis. Je me souviens que les fils de Bachir Hadj Ali, poète communiste ami de mes parents, venaient chez nous le jeudi, jour sans école, nous mangions tous ensemble, puis ma mère nous emmenait à la piscine. Smaïl m’a dit il y a quelques années seulement : “Je détestais cette piscine, parce que mon frère et moi étions les seuls Arabes.” La piscine n’était pas interdite aux Arabes. Un bon petit apartheid à la française.
Quelques années plus tard, je découvre la France
Et puis, il y a les “colons”. Les sœurs de ma grand-mère et leurs maris sont des cultivateurs de la Mitidja. Je suis allée chez certains d’entre eux avant 1957, je ne m’en souviens donc pas. Mais je me rappelle très bien des descriptions que faisait ma mère sur la façon dont ces colons traitaient leurs ouvriers agricoles, faisaient “suer le burnous”. Ma mère disait aussi que leurs méthodes avaient participé à la formation anticolonialiste de leur neveu, mon père.
Et la guerre. Il y a les Français et les Algériens, ça c’est facile. Nous sommes (avec) “les Algériens”. D’ailleurs, “les Français” ont tué mon père. Mais à l’école, où il y a surtout des Françaises, j’entends dire du mal de De Gaulle, qui est français. Je ne comprends pas bien. Ce qui est facile à comprendre, ce sont les bombes. La nuit, les charges de plastic [de l’OAS] explosent, à la joie des habitants du quartier qui, sur les balcons, scandent à coups de louches sur des casseroles : “ta-ta-ta ta-ta, Algérie française”. Je me souviens d’un matin où je vais chercher le lait, et où je ne trouve pas la boutique, dont le rideau de fer a été soufflé par une explosion. Mais le plastic pourrait aussi bien être posé sur la porte de notre appartement, alors nous dormons tous, mes deux petits frères, ma mère et moi, dans la pièce la plus éloignée de cette porte [Maurice Audin, le père de Michèle, a déjà été arrêté, et “s’était évadé”, selon l’armée].
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Heureusement, dans une sorte d’exfiltration, nous déménageons à Ben Aknoun, loin de l’OAS, dans une cité arabe où je vis la fin de cette guerre et où je participe à la grande fête de l’indépendance, le 5 juillet 1962.
Quelques années plus tard, je découvre la France.
Aujourd’hui, nous sommes là, nous, des millions d’Algériens de toute sorte, tous français. Je me souviens d’un slogan : “la France, c’est comme une mobylette” (il y fallait du “mélange”). Désuet, n’est-ce pas ? De moins en moins de mélange, dans ce pays. Peut-être aussi parce que, soixante ans après, il est toujours difficile de parler de la guerre d’Algérie, comme d’ailleurs de la colonisation. Après le bon petit apartheid, le bon petit racisme à la française ne trouve-t-il pas là sa source ? »
Michèle Audin, née en 1954 à Alger, est la fille aînée des militants Josette et Maurice Audin. Mathématicienne, écrivaine, et membre de l’Oulipo, elle a consacré son premier récit à son père, « Une vie brève », (Gallimard, 2013). Elle a publié en 2020 « C’est la nuit surtout que le combat devient furieux : Une ambulancière de la Commune, 1871 » aux éditions Libertalia.1827 Exaspéré que Paris ne règle pas une dette de près de trente ans pour une livraison de blé, le dey d’Alger donne un coup de chasse-mouches au consul de France. Le roi Charles X utilise le prétexte pour engager un bras de fer avec « la régence d’Alger », dépendant de l’Empire ottoman depuis le XVIe siècle, et ordonner le blocus des côtes d’Algérie.
1830 Débarquement de 30 000 soldats français sur la presqu’île de Sidi-Ferruch et prise d’Alger.
1844 Les troupes françaises, placées sous les ordres des généraux Cavaignac puis Bugeaud, commencent à pratiquer les « enfumades », consistant à allumer des feux à l’entrée de grottes pour asphyxier les tribus rebelles qui y sont réfugiées.
1847 Reddition de l’émir Abd el-Kader, le chef militaire et religieux qui avait lancé la résistance contre les occupants français.
1848 La partie nord du territoire algérien est divisée en trois départements français, d’Alger, d’Oran et de Constantine.
1863 Deux sénatus-consultes de Napoléon III prévoient la protection de la propriété des tribus (1863) puis la naturalisation des indigènes musulmans et juifs (1865). Le barrage des colons face aux deux mesures, le peu d’enthousiasme des indigènes pour la seconde les rendent inappliqués.
1870 Adolphe Crémieux, ministre de la Justice du gouvernement de défense nationale français, signe un décret octroyant automatiquement la nationalité française à tous les juifs d’Algérie.
1871 Révolte de Kabylie, la plus grande insurrection avant la guerre d’indépendance. Plus de 250 tribus, menées par le cheikh El Mokrani, se soulèvent contre les Français. Elle est écrasée par une répression féroce et se conclut par une confiscation de terres massive.
1881 Adoption du « code de l’indigénat », qui soumet les musulmans à un régime pénal d’exception.
1889 Loi de naturalisation massive de tous les colons d’origine européenne (majoritairement espagnols, italiens et maltais).
1898 Point d’orgue de la haine antisémite des Européens. En mai, les législatives donnent quatre des six sièges de la colonie à des députés « antijuifs » dont Edouard Drumont, auteur de « la France juive » et leader antidreyfusard. En juin, émeutes sanglantes contre les juifs à Alger (après celles de 1896 dans la même ville, et celles d’Oran en 1897). En novembre, élection à la mairie de l’agitateur antisémite Max Régis (révoqué deux mois plus tard en raison de sa violence).
1902 Création des Territoires du Sud, administrant l’immense partie du Sahara conquise par la France.
1914-1918 La Première Guerre mondiale fait 23 000 morts parmi les 150 000 Français d’Algérie mobilisés et 25 000 parmi les 173 000 indigènes musulmans.
1926 Fondation de l’Etoile nord-africaine. D’abord liée aux communistes, l’organisation va devenir, sous la direction de Messali Hadj, un des premiers partis prônant l’indépendance de l’Algérie.
1936 Le projet Blum-Viollette (du nom d’un ancien gouverneur d’Algérie), porté par le Front populaire, prévoit d’étendre la nationalité française à environ 20 000 musulmans. Il est violemment rejeté par les Européens.
1940 L’Algérie se range du côté de Pétain en juin. Révocation du décret Crémieux de naturalisation des juifs, en octobre.
1942 Les Alliés anglo-américains débarquent en Afrique du Nord. Alger devient en 1943 la capitale de la France libre.
1943 Ferhat Abbas publie le « Manifeste du peuple algérien » qui demande un nouveau statut pour la « nation algérienne », et réclame l’égalité pour les musulmans. Il est assigné à résidence par le général de Gaulle.
1945 Une manifestation indépendantiste à Sétif dégénère le 8 mai. Une centaine d’Européens sont tués. Les autorités françaises déclenchent une répression qui, à Sétif et Guelma, fait des milliers de victimes musulmanes.
1954 Le FLN, nouvellement créé, déclenche une série d’attentats sur le territoire algérien dans la nuit du 1er novembre. La « Toussaint rouge » marque le début de la guerre d’Algérie.
1956 Le gouvernement du président du Conseil socialiste Guy Mollet fait voter les « pouvoirs spéciaux » pour le « rétablissement de l’ordre » en Algérie.
1957 La « bataille d’Alger » est marquée par les attentats du FLN et l’utilisation massive de la torture par l’armée française.
1958 Retour au pouvoir du général de Gaulle en mai. Depuis le balcon du gouvernement général, à Alger, il lance son célèbre « je vous ai compris » en juin.
1959 De Gaulle propose l’autodétermination aux populations d’Algérie.
1960 Les partisans de l’Algérie française organisent à Alger la « semaine des barricades ».
1961 Putsch avorté des généraux Challe, Jouhaud, Salan et Zeller.
1962 Signature des accords d’Evian et du cessez-le-feu les 18 et 19 mars. L’Algérie est officiellement indépendante le 5 juillet. A Oran, des enlèvements et massacres de colons déclenchent, durant tout l’été, l’exode massif des pieds-noirs.
1967 Conformément aux accords d’Evian, l’armée française évacue les diverses bases du Sahara (In Ecker, Reggane) dans lesquelles elle procédait à des essais nucléaires.
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https://www.nouvelobs.com/memoires-d-algerie/20210125.OBS39325/mon-algerie-par-michele-audin-ce-qui-est-facile-a-comprendre-ce-sont-les-bombes.html
Description
"Dans ce livre, il est question d'une vie brève. Pas de celle d'un inconnu choisi au hasard, parce que j'aurais vu sa photo, son sourire, dans un vieux journal, mais celle de mon père, Maurice Audin. Peut-être avez-vous déjà croisé son nom. Peut-être avez-vous entendu parler de ce que l'on a appelé "l'affaire Audin". Ou peut-être pas. Je le dis d'emblée, ni le martyr, ni sa mort, ni sa disparition ne sont le sujet de ce livre. C'est au contraire de la vie, de sa vie, dont toutes les traces n'ont pas disparu, que j'entends vous parler ici." Prix Ève-Delacroix de l'Académie française 2013
https://www.coopuqam.com/424582-Une-vie-breve-produit.html
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UNE VIE BRÈVE
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