Et puis un jour, l’occupant a fini par partir… En douze tableaux, l’historienne Malika Rahal raconte l’été de l’indépendance, quand, pour la première fois depuis cent trente-deux ans, les Algériens se sont retrouvés maîtres chez eux.
Explosion de joie à Alger à la proclamation de l’indépendance, le 5 juillet 1962. (©Marc Riboud / Fonds Marc Riboud au MNAAG)
650 000 départs
Il n’y a pas « une date » précise où les Français d’Algérie sont partis. Il convient plutôt de parler d’une vague de départs, dont le pic est atteint aux mois de mai, juin et juillet 1962. Les historiens ont établi qu’ils avaient commencé plus tôt. A l’approche de la fin de la guerre, beaucoup avaient déjà fait leurs valises. Mais, dès le 19 mars, à l’annonce du cessez-le-feu, le mouvement s’accélère, entraînant de sérieux problèmes de logistique. On atteint ce chiffre incroyable d’à peu près 650 000 départs au cours de l’année 1962, sur un million de Français d’Algérie. Pour certains, les conditions déjà difficiles de cet exode ont été aggravées par l’Organisation Armée secrète (l’OAS) qui menaçait ceux qui partaient : il fallait préparer discrètement son voyage.
Aller simple
Après avoir vécu dans une Algérie française qui leur donnait un statut privilégié, beaucoup appréhendent la République algérienne qui promet l’égalité. La plupart sont nés dans ce pays, qui va connaître une transformation si profonde qu’il va cesser de leur être familier. Mais rien n’est simple : les billets se font rares et la demande est forte. Certains ne savent pas s’il s’agit d’un aller simple ou s’ils pourront revenir, comme après des vacances. Leurs voisins s’attendront d’ailleurs à les voir revenir à la rentrée. Dans les aéroports et les ports du pays, des milliers d’hommes, de femmes et d’enfants entassés, bagages à la main, attendent l’embarquement durant plusieurs jours.
Objets à vendre
Il est impossible de tout emporter. Des témoignages comme celui de l’historien Benjamin Stora nous renseignent sur la pénurie de « cadres », comme on appelait alors les caisses pour le transport. Dans la chaleur de l’été, on enfile parfois plusieurs couches de vêtements pour pouvoir en emporter davantage. Les familles se résolvent à abandonner les objets et meubles encombrants. Dans les maisons vidées de leurs habitants, il reste souvent des lits, des étagères ou des tables, parfois des livres et, exceptionnellement, des affaires plus intimes comme des photographies. Les nouveaux occupants choisissent de les conserver précieusement ou au contraire de s’en débarrasser. Dans l’Algérie de l’après-1962, de vastes marchés aux puces permettront de vendre et d’acheter les biens laissés par les Français.
Le retour des combattants
Les autorités de l’Armée de Libération nationale (ALN) n’avaient pas mis en place de procédure de démobilisation. Certains combattants, qui se considéraient davantage comme des militants que comme des soldats, se sont senti le droit de se démobiliser d’eux-mêmes, parfois dès le cessez-le-feu. Le retour au foyer est souvent le temps des premières retrouvailles avec les familles car les permissions n’ont pas toujours été possibles pendant les combats. C’est l’occasion d’échanger les nouvelles, bonnes ou mauvaises, de plusieurs années ; c’est l’heure des bilans, où l’on évoque les morts et les disparus, où l’on prie pour ceux que l’on attend toujours. Dans les familles, ces retours donnent lieu à des séries de fêtes, entrecoupées de temps de deuil lorsque les maquisards apportent la nouvelle de la mort de camarades.
Avec ces réunions s’accomplit un indispensable travail de partage entre les morts et les vivants. Les témoignages de ceux qui étaient enfants à l’époque évoquent des moments de vie très intenses, où se mêlent la tristesse, la joie, les récits des combattants, les poèmes, les chansons composées par les femmes. L’un des témoins que j’ai rencontrés m’a expliqué avoir découvert la danse cet été-là, en 1962, après des années de guerre. Pour ceux qui reviennent, réapprendre la vie sans le combat n’est pas toujours simple. Beaucoup se retrouvent sans travail, d’autres avaient interrompu leurs études. Se réengager dans une armée de métier, l’Armée nationale populaire, constitue un débouché.
La fête !
Les festivités de 1962 sont folles ! Les plus connues sont celles qui ont eu lieu autour du 5 juillet, au moment de l’indépendance, mais en réalité elles ont commencé dès le mois de mars, avec l’annonce du cessez-le-feu. Elles se passent dans les quartiers algériens et ne débordent pas sur l’espace plutôt européen des centres-villes. Il ne faut pas oublier que plane toujours la menace de l’OAS. En revanche, à partir de juillet, des foules immenses investissent toutes les rues, même celles des centres-villes, en brandissant les symboles de l’identité retrouvée. On sort les drapeaux cousus à la maison, les robes et les calots aux couleurs de l’Algérie. Le véhicule roi de ces fêtes, c’est le camion, qui permet à des groupes de prendre de la hauteur, à la fois pour voir la foule et pour être vus. Il y a le désir, souvent explicite, de se montrer au reste du monde, comme une spectaculaire manifestation d’existence après des décennies de négation par la colonisation. Les participants entonnent à en perdre la voix des chants restés clandestins durant la guerre.
Quel hymne ?
Il n’y a pas un seul hymne en 1962, mais plusieurs chants patriotiques. Certains circulaient dans le monde arabe, tel « Mawtini » (« Ma patrie »). D’autres sont plus propres à l’Algérie, comme « Min Djibalina » (« De nos montagnes ») ou « Kassaman » (« Nous jurons »), le futur hymne national, dont le texte a été écrit par le poète Moufdi Zakaria. J’ai retrouvé dans les archives américaines le rapport du consul à Alger qui devait préparer la visite du chef du gouvernement, Ahmed Ben Bella, aux Etats-Unis en octobre 1962. Il cherchait à se procurer l’hymne algérien, en vain. Il envoie finalement à Washington, écrite à la main, une partition qu’un inconnu lui a présentée comme celle de l’hymne national, sans être certain que ce soit le bon. En 1962, il y a d’autres urgences que de publier cette partition ! « Kassaman » devient l’hymne officiel avec la Constitution de 1963.
Les clés
A partir du cessez-le-feu et jusqu’à l’indépendance, à mesure que l’armée française se retire, des comités locaux sont créés pour résoudre les problèmes quotidiens des populations, notamment le ravitaillement ou le règlement des conflits. Il arrive que des Français sur le départ leur confient un bien, en espérant ainsi le protéger. Ou laissent parfois la clé d’un magasin ou d’un logement à des voisins. Certains parviennent à vendre leur boutique : le bulletin municipal de Guelma, dans l’est du pays, est rempli d’annonces notariées indiquant le changement de mains des commerces de la ville durant la période de transition. D’autres encore quittent le pays dans la panique. A partir de juillet 1962, les premiers journaux algériens publient des appels des autorités contre la prise de possession sauvage des biens laissés vacants, et des mesures sont arrêtées pour geler ou annuler toutes les ventes informelles.
Les services publics
Le départ des Français, d’une rapidité imprévue, désorganise les services publics et de nombreuses entreprises. Sous la colonisation, les Algériens souffraient d’un faible taux d’alphabétisation et de scolarisation par rapport à la population coloniale. Il n’y a donc pas assez d’Algériens diplômés pour occuper les postes vacants – même les plus essentiels. Le gouvernement provisoire puis le premier gouvernement appellent les médecins et étudiants en médecine algériens à l’étranger à revenir et accueillent des équipes médicales de différents pays, notamment Cuba. A partir de l’automne, des blessés de guerre sont envoyés à l’étranger pour y être soignés.
Nécessité faisant loi, de nombreux hommes et femmes très jeunes se voient confier des responsabilités inhabituelles, parce qu’ils sont instruits. Il arrive que certains, notamment les anciens combattants, prennent des postes pour lesquels ils ne sont pas formés. Durant des années, ces Algériens sont envoyés se former dans des écoles d’administration à l’étranger, ou passent des capacités en droit en cours du soir afin d’acquérir les diplômes correspondant aux fonctions qu’ils exercent. Il faut que les structures de l’Etat tournent.
La rentrée scolaire
Le nationalisme algérien a nourri de grands espoirs : la promesse de l’indépendance était que l’Etat algérien allait éduquer et soigner l’ensemble de la population, à la différence de l’Etat colonial. Symboliquement, il est donc impératif de réussir la rentrée de l’automne 1962. Les nouvelles autorités (pas plus que les anciennes d’ailleurs) n’avaient pas imaginé un tel exode des instituteurs et professeurs français. Dans la presse algérienne, des annonces les invitent à revenir enseigner en Algérie. Les inspections académiques recrutent à marche forcée, un stage de formation accélérée est organisé à l’école normale de Bouzaréah, à Alger, pour former d’urgence des enseignants. Cinq cents stagiaires, hommes et femmes à parité, dont une moitié d’arabophones, en sortent. Les manuels et les programmes scolaires français sont conservés, faute de temps pour les remplacer. Beaucoup d’acteurs de ces événements évoquent cette phase d’incertitude et d’improvisation comme un moment miraculeux. Cette rentrée était loin d’être parfaite – dans bien des endroits les enseignants manquaient –, mais qu’elle ait pu avoir lieu est souvent décrit comme un prodige.
Dans les fermes
Ce qu’il advient de la terre durant ces semaines de transition est un bouleversement si profond qu’il justifie à lui seul qu’on parle de révolution. Avec le départ des propriétaires dans les grandes régions agricoles, notamment dans la Mitidja, près d’Alger, et dans l’Oranie, les exploitations sont laissées à l’abandon. Les ouvriers créent des formes d’autogestion spontanée qui seront suivies, à partir de mars 1963, d’une autogestion organisée. Le but est de ne pas laisser se perdre les récoltes et de ne pas manquer le temps des semailles. C’est difficile car les secteurs bancaire et commercial sont désorganisés, et il n’est pas toujours possible de mettre en vente ce qui est récolté. Mais il y a urgence, d’autant que la famine menace. L’agronome René Dumont est invité à mener une mission en décembre 1962. Après une semaine, il écrit un courrier alarmant au ministre de l’Agriculture : une partie du matériel agricole a été emportée ou détruite, il faut parer au plus pressé avec des semences de patates douces, de pommes de terre, de lentilles et de pois chiches pour nourrir la population.
Il existait un état civil sous l’autorité française, mais les dernières années de guerre ont créé du désordre, notamment dans l’enregistrement des naissances et des décès. De plus en plus d’Algériens étaient réticents à s’adresser à l’administration coloniale. Avant même l’indépendance, des comités locaux constitués de membres de l’ALN, de figures locales (médecins ou avocats) et de militants commencent à inscrire les naissances et les décès. Avec la mise en place d’une autorité algérienne, à l’automne 1962, les choses s’organisent de façon plus formelle. Une loi prévoit par exemple de faciliter l’enregistrement du décès des personnes disparues. La transition se lit dans les documents, lorsque, dès l’été, des timbres postaux français sont surchargés d’un tampon « EA » pour « Etat algérien », car il n’est pas possible de créer encore de nouveaux timbres ! La République algérienne démocratique et populaire est proclamée le 25 septembre. La France installe des consulats pour ses ressortissants. Beaucoup les voient encore comme des préfectures : il faut du temps pour se faire à la nouvelle réalité d’une France devenue pays étranger en Algérie.
L’islam
Durant la période coloniale, l’islam a été un bastion, un refuge de l’identité algérienne, un lieu intime mais aussi collectif de résistance. Depuis les années 1930, l’Association des Oulémas musulmans algériens a progressivement créé le plus grand réseau d’écoles d’enseignement de la langue arabe. Au moment de l’indépendance, l’islam continue de jouer un rôle essentiel dans l’identité collective. A l’automne 1962, le premier gouvernement comprend un ministère des Affaires religieuses, dont le titulaire est Tewfik al-Madani, un ancien de l’association des oulémas. La religion a sa place dans ce système de gouvernance, alors que le pays se tourne vers le socialisme. Au cœur même des festivités, l’un des slogans les plus répandus est souvent clamé par les foules en levant l’index au ciel : « Allah yarham al-shouhada » : « Que Dieu accorde Sa miséricorde aux martyrs. »
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