« En visitant la région de Mâcon, j’ai eu l’impression d’être en Algérie »
Wassyla Tamzali lors du festival Etonnants Voyageurs à Saint-Malo en 2012. (ALAIN JOCARD / AFP)
Confrontée adolescente à l’assassinat de son père, militant indépendantiste tué par vengeance par un membre du FLN, l’écrivaine et militante féministe revient sur ses combats, ses rêves, et partage cette révélation : les révolutions mangent leurs enfants.
A l’approche du 60e anniversaire de l’indépendance de l’Algérie, une semaine après la remise du rapport Stora, « l’Obs » publie une trentaine de témoignages de personnalités dont l’histoire s’entremêle avec celle du pays. L’album complet « Nos mémoires d’Algérie », en kiosque le 28 janvier, est à consulter ici. Lisez les souvenirs de Faïza Guène, Alice Zeniter, Arnaud Montebourg. Ou de Wassyla Tamzali, qui pense qu’une révolution ne peut être que ratée lorsqu’un peuple se contente de réclamer d’être reconnu pour ce qu’il est. Au lieu de vouloir changer.
« Ce qui fut le plus traumatisant dans l’assassinat de mon père en 1957, c’est que cette mort fût l’acte d’une jeune recrue du FLN obéissant aux ordres d’un petit chef qui agissait par vengeance. Si sa mort était venue de la main d’un soldat français ou d’une bombe, elle aurait été traumatisante, la mort d’un père est toujours traumatisante. Cette mort-là a un contenu politique qui a pris pour moi une dimension d’autant plus importante que, avec le temps, j’ai mis à nu sa signification profonde. Cet acte a orienté mon engagement contre la guerre, contre la violence, pour l’Algérie. J’ai travaillé, au sens psychanalitique du mot, sur ce drame, et suis parvenue à en faire une question qui s’incérait dans la grande Histoire. Une histoire personnelle prise dans la grande histoire. D’où sans doute cette sensibilité et intelligence particulières de l’histoire d’Algérie, qui m’ont libérée d’un sentiment d’injustice étouffant. Bien des années plus tard, j’ai vécu une autre confrontation avec l’histoire, devant ma maison natale nationalisée puis squattée par des familles descendant des montagnes. Les populations chassées par les Français dans les montagnes, privées de leurs terres reprenaient leur place comme un fleuve détourné. Un constat historique important, universel. La force de la grande histoire sur l’histoire de chacun. Les révolutions dévorent leur enfant, tel Saturne.
Je réalise alors que mon père a été dévoré, avalé par la révolution qu’il portait comme une utopie, un projet dans lequel il était engagé dans le transport d’armes, de médicaments, de personnes, d’argent… Ma famille avait un prestige social important, elle était plus ou moins intouchable, du moins ménagée publiquement. Ce semblant de liberté de mouvement elle l’a mis au service de la révolution.
Famille d’élites colonisées nationalistes
Et devant cette maison que j’ai appelée “la maison pourfendue”, (en référence au “Vicomte pourfendu” d’Italo Calvino), qui était coupée mais toujours vivante en moi, j’ai éprouvé le sentiment d’appartenir à l’histoire qui a contribué à la libération de l’Algérie. Ma famille faisait partie de ce qu’on appelait les élites colonisées nationalistes, qui ont puisé dans les leçons arrachées au colonialisme “l’utopie d’une République”. Un nationalisme républicain, qui a été vite submergé par un nationalisme identitaire, puis religieux. Le drame de l’Algérie. Une histoire qui écrasait ce qu’avait été ma vie, et qui avait besoin de le faire pour passer
Ce sont les leçons que je tire de cette mort du père… Quant à moi, en 1962, j’ai 20 ans, je suis portée par l’indépendance, capable de penser, de rêver, et de payer aussi ce rêve, au prix d’anciens privilèges. Je rêve alors d’une Algérie socialiste. Pour moi, le socialisme était à ce moment-là − je le réalise maintenant − avant tout une révolution sexuelle. Par-là j’entends la liberté des femmes, ma liberté vis-à-vis de la morale bourgeoise. Comme mon père qui s’était inscrit au PPA, le parti de Messali Hadj, le parti populaire et non celui de la bourgeoisie, j’ai la conviction que c’est avec le peuple tout entier qu’on peut se libérer.
C’est ce que je retrouve chez Simone de Beauvoir. Enfant de la bourgeoisie urbaine éclairée, universitaire, elle considère qu’elle a un privilège qui lui donne accès à une liberté individuelle, qu’elle veut utiliser pour la liberté de toute-s les femmes. Mon grand-père et mon arrière-grand-père s’étaient libérés individuellement pourrait-on dire, leur ambition était pour la famille. Mon père, lui, se libèrerait avec toute l’Algérie. Je vais faire la même chose en 1962. Je crois aux vertus de la révolution socialiste algérienne et je vais y perdre mes rêves.
Pas mes utopies. On ne perd pas ses utopies. Elles ne meurent jamais, les erreurs structurent au contraire. Cette utopie d’une Algérie, libre, égale, pour les femmes et les hommes reste vivante, même si je dois encore une fois constater qu’à travers la révolution du « Hirak », nous avons échoué. Provisoirement ? Le Hirak a été un mouvement de protestation, mais qu’elle était l’utopie qui le portait ? L’utopie fait que l’on dépasse ce qu’on est, se projette loin dans l’avenir. Si un peuple s’en tient à dire ce qu’il est, alors il rate sa révolution. On ne fait une révolution que lorsqu’on énonce ce qu’on veut être. Une révolution ce n’est pas être soi-même, c’est énoncer ce qu’on veut être et aller vers ce but. Sinon c’est un feu de paille qui disparaît sans laisser de trace.
Le malheur de la colonisation
Nous avons été confrontés durant le Hirak à des événements très durs liés avec la condition des femmes, qui ont réveillé en moi le souvenir d’autres événements, de l’indépendance, de la guerre d’Algérie. Il y avait comme une répétition de cette incapacité de se dépasser, d’aller vers ce qu’on n’est pas et de vouloir absolument faire reconnaître ce qu’on est, ses traditions. L’égalité et la liberté des femmes ce n’est pas notre tradition. Voilà ce qu’on a entendu parfois pendant le Hirak.
Au centre de cela il y a la question de l’identité. Cette question identitaire est résiduelle du colonialisme. Pourquoi les Algériens sont-ils restés dans ce malheur de la colonisation ? On ne peut pas comparer la colonisation algérienne avec d’autres colonisations sinon, peut-être, la colonisation américaine et canadienne, une colonisation de peuplement. On a voulu remplacer un peuple par un autre. C’était le conseil de Tocqueville aux parlementaires ; s’ils choisissaient de poursuivre la colonisation des terres conquises, il faudrait qu’ils exterminent les occupants. Il y a eu un projet génocidaire, flagrant et réussi, un projet etnocide.
Quand j’ai visité pour la première fois la région de Macon en France j’ai eu l’impression d’être en Algérie. J’ai vécu mon enfance et mon adolescence dans une maison construite par un petit noble de la région de Lyon qui a fait de son domaine agricole un coin du Mâconnais. Emblématique du déni d’existence qui frappa les Algériens. Nous n’avons jamais accepté cette situation.
Les révoltes se sont succédées, les résistances au coeur des populations ; de la société civile qui commençait à sortir du tsunami de la conquête. Mon grand-père et son père ont cru qu’ils pouvaient trouver une dignité en se libérant économiquement. C’est la génération de mon père qui va être confrontée au cœur sombre de la colonisation : le racisme, à l’organisation des populations en deux catégories raciales.Les Algériens étaient une sous race, sans nom puisq’on les appelait « musulmans d’Algérie, » ou arabes comme Albert Camus. Mon père a pris très tot conscience de cette situation, même si, riche et puissant il n’en subissait pas les coups de plein fouet. Le racisme, la perte de sa dignité d’homme c’est de là que va naitre, avec les massacres de 1945, le désir d’indépendance qui va porter tous les Algériens, diplômés, médecins, avocats, riches, pauvres vers l’action collective.
Aujourd’hui, il reste à la France à reconnaître ses responsabilités. Il n’y a qu’une chose qui sauve les victimes de grands drames de déshumanisation : la reconnaissance solennelle par celui qui a mis en désordre l’ordre du monde de sa responsabilité. C’est ce que j’ai appris en travaillant sur le viol, l’inceste, la prostitution toute chose qui remettent en question l’ordre du monde tel que l’humanité s’accorde à le reconnaitre. Le colonialisme, le viol, l’inceste, la prostitution sont désuhumanisants. La seule réparation est la reconnaissance solennelle de cette transgression par celui qui en est coupable.
L’ordre des choses n’est pas qu’un soldat indigène ait besoin de moins de mètres cubes d’air pour respirer qu’un soldat français dans une tente sur le front, alors qu’ils défendent tous les deux la France (on faisait dormir 70 indigènes là où dormaient 50 soldats français). C’est cela la colonisation. Et il faut le reconnaître. Et le dire. Pas uniquement nos amis et ils nombreux, non, l’Etat français. »
Propos recueillis par Céline Lussato
Wassyla Tamzali est née en 1941 à Béjaïa. Avocate, militante féministe, elle travaille longtemps à l’Unesco sur les questions d’égalité femmes/hommes et de violence contre les femmes. Egalement écrivaine, elle est notamment l’auteure de « Une éducation algérienne », récit autobiographique publié en 2007 chez Gallimard.1827 Exaspéré que Paris ne règle pas une dette de près de trente ans pour une livraison de blé, le dey d’Alger donne un coup de chasse-mouches au consul de France. Le roi Charles X utilise le prétexte pour engager un bras de fer avec « la régence d’Alger », dépendant de l’Empire ottoman depuis le XVIe siècle, et ordonner le blocus des côtes d’Algérie.
1830 Débarquement de 30 000 soldats français sur la presqu’île de Sidi-Ferruch et prise d’Alger.
1844 Les troupes françaises, placées sous les ordres des généraux Cavaignac puis Bugeaud, commencent à pratiquer les « enfumades », consistant à allumer des feux à l’entrée de grottes pour asphyxier les tribus rebelles qui y sont réfugiées.
1847 Reddition de l’émir Abd el-Kader, le chef militaire et religieux qui avait lancé la résistance contre les occupants français.
1848 La partie nord du territoire algérien est divisée en trois départements français, d’Alger, d’Oran et de Constantine.
1863 Deux sénatus-consultes de Napoléon III prévoient la protection de la propriété des tribus (1863) puis la naturalisation des indigènes musulmans et juifs (1865). Le barrage des colons face aux deux mesures, le peu d’enthousiasme des indigènes pour la seconde les rendent inappliqués.
1870 Adolphe Crémieux, ministre de la Justice du gouvernement de défense nationale français, signe un décret octroyant automatiquement la nationalité française à tous les juifs d’Algérie.
1871 Révolte de Kabylie, la plus grande insurrection avant la guerre d’indépendance. Plus de 250 tribus, menées par le cheikh El Mokrani, se soulèvent contre les Français. Elle est écrasée par une répression féroce et se conclut par une confiscation de terres massive.
1881 Adoption du « code de l’indigénat », qui soumet les musulmans à un régime pénal d’exception.
1889 Loi de naturalisation massive de tous les colons d’origine européenne (majoritairement espagnols, italiens et maltais).
1898 Point d’orgue de la haine antisémite des Européens. En mai, les législatives donnent quatre des six sièges de la colonie à des députés « antijuifs » dont Edouard Drumont, auteur de « la France juive » et leader antidreyfusard. En juin, émeutes sanglantes contre les juifs à Alger (après celles de 1896 dans la même ville, et celles d’Oran en 1897). En novembre, élection à la mairie de l’agitateur antisémite Max Régis (révoqué deux mois plus tard en raison de sa violence).
1902 Création des Territoires du Sud, administrant l’immense partie du Sahara conquise par la France.
1914-1918 La Première Guerre mondiale fait 23 000 morts parmi les 150 000 Français d’Algérie mobilisés et 25 000 parmi les 173 000 indigènes musulmans.
1926 Fondation de l’Etoile nord-africaine. D’abord liée aux communistes, l’organisation va devenir, sous la direction de Messali Hadj, un des premiers partis prônant l’indépendance de l’Algérie.
1936 Le projet Blum-Viollette (du nom d’un ancien gouverneur d’Algérie), porté par le Front populaire, prévoit d’étendre la nationalité française à environ 20 000 musulmans. Il est violemment rejeté par les Européens.
1940 L’Algérie se range du côté de Pétain en juin. Révocation du décret Crémieux de naturalisation des juifs, en octobre.
1942 Les Alliés anglo-américains débarquent en Afrique du Nord. Alger devient en 1943 la capitale de la France libre.
1943 Ferhat Abbas publie le « Manifeste du peuple algérien » qui demande un nouveau statut pour la « nation algérienne », et réclame l’égalité pour les musulmans. Il est assigné à résidence par le général de Gaulle.
1945 Une manifestation indépendantiste à Sétif dégénère le 8 mai. Une centaine d’Européens sont tués. Les autorités françaises déclenchent une répression qui, à Sétif et Guelma, fait des milliers de victimes musulmanes.
1954 Le FLN, nouvellement créé, déclenche une série d’attentats sur le territoire algérien dans la nuit du 1er novembre. La « Toussaint rouge » marque le début de la guerre d’Algérie.
1956 Le gouvernement du président du Conseil socialiste Guy Mollet fait voter les « pouvoirs spéciaux » pour le « rétablissement de l’ordre » en Algérie.
1957 La « bataille d’Alger » est marquée par les attentats du FLN et l’utilisation massive de la torture par l’armée française.
1958 Retour au pouvoir du général de Gaulle en mai. Depuis le balcon du gouvernement général, à Alger, il lance son célèbre « je vous ai compris » en juin.
1959 De Gaulle propose l’autodétermination aux populations d’Algérie.
1960 Les partisans de l’Algérie française organisent à Alger la « semaine des barricades ».
1961 Putsch avorté des généraux Challe, Jouhaud, Salan et Zeller.
1962 Signature des accords d’Evian et du cessez-le-feu les 18 et 19 mars. L’Algérie est officiellement indépendante le 5 juillet. A Oran, des enlèvements et massacres de colons déclenchent, durant tout l’été, l’exode massif des pieds-noirs.
1967 Conformément aux accords d’Evian, l’armée française évacue les diverses bases du Sahara (In Ecker, Reggane) dans lesquelles elle procédait à des essais nucléaires.
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