On a fait grand bruit sur une grosse compilation de quelques 400 pages, intitulée « les Porteurs de valises ». Ses auteurs sont deux jeunes journalistes de feu « Politique-Hebdo », Hervé Hamon et Patrick Rotman. Ils ont cru pouvoir donner comme sous-titre à leur pavé : « la résistance française à la guerre d’Algérie ». Une résistance que, vu leur âge, ils ne peuvent avoir vécue et sur laquelle ils ne dissertent que par ouï-dire. Une résistance dont ils n’évoquent qu’une des phases, chronologiquement la plus tardive, politiquement la plus déficiente et aussi la plus tendancieuse, puisqu’elle se bornait à une assistance technique et clandestine (bien que courageuse et généreuse) à l’une des composantes de la révolution algérienne.
J’ai moi-même, dans un livre paru simultanément, essayé de retracer les étapes de l’appui politique donné par les diverses tendances de la gauche française aux différents porte-parole du peuple algérien en lutte. Mon témoignage vécu a peu de rapport avec la laborieuse enquête des deux jeunes journalistes.
Ne pouvant faire appel à leur mémoire, ils ont dû interroger une ribambelle d’ « anciens » sélectionnés à dessein parmi les plus tendancieux, ou les plus sectaires, ou les plus débiles politiquement. L’un d’eux, qui s’y connaît davantage en théâtre qu’en luttes sociales, ignorait, au moment où il allait s’engager au service du F.L.N., jusqu’au nom de Ben Bella et de ses compagnons. Un autre, dont, par amitié, je tairai l’identité, n’avait jamais entendu parler de Messali, le fondateur, dès avant 1930, du mouvement de libération algérien, ce qui ne l’empêchait pas de se ranger parmi ses pourfendeurs !
Il ressort du livre même d’Hamon et Rotman que les fameux « porteurs » et leurs soutiens étaient, pour une large part, des chrétiens « progressistes », enfants d’Emmanuel Mounier, formés à l’école de l’Action catholique. Leur touchante naïveté acquise au contact des tabernacles, s’accompagnait trop souvent d’une absence quasi totale de bagage politique. Ils étaient inspirés par deux motivations : l’une était de pallier la carence scandaleuse du mouvement ouvrier français face à la guerre d’Algérie les « communistes » votant les pleins pouvoirs bellicistes et répressifs du président du Conseil « socialiste » Guy Mollet. L’autre motivation de ces idéalistes était leur besoin de déculpabiliser leur chère patrie en s’exposant à de grands risques ou, en se soumettant à la férule du « supérieur » de la Fédération de France du F.L.N., le dur Omar Boudaoud. Le sacrifice de ces pénitents, tout comme celui de la messe, était un sacrifice propitiatoire.
Il se trouvait, il est vrai, parmi eux, quelques personnes moins innocentes, lesquelles servaient un dessein plus conscient. Elles avaient un pied dans les sacristies, l’autre dans les allées, parfois les plus souterraines, du pouvoir. Elles intriguaient pour ce que j’ai appelé dans mon livre un « impérialisme intelligent ». Tel fut le cas des Mandouze, Barrat et autres intercesseurs.
Dès ses premières pages, l’ouvrage d’Hamon et Rotman annonce la couleur. Comme Francis Jeanson sera plus tard le fondateur du célèbre « Réseau » du même nom, le livre ne pouvait manquer de faire un éloge enthousiaste du bouquin que Jeanson, avec sa femme d’alors, Colette, avait, dès la fin de 1955, consacré à « L’Algérie hors-la-loi ». Or ce livre, à sa parution, avait été jugé, par la quasi totalité de l’anticolonialisme français, courageux certes, mais d’une regrettable partialité. Truffé d’attaques injustes contre le vieux leader, Messali Hadj. La rédaction de l’hebdomadaire « France-Observateur », toutes tendances réunies, m’en fit rédiger une critique, précédée d’une « Note de la rédaction » qui, faisant confiance à mon impartialité, conférait à cet article un caractère collectif.
J’y relevais notamment la très grave calomnie selon laquelle le gouverneur général d’Algérie, Soustelle, aurait, tout récemment, déclaré à Louis Massignon : « Messali est ma dernière carte. » Le grand islamisant se trouvait alors au Caire. Je lui télégraphiai, pour m’assurer de l’authenticité de ce propos. Massignon écrivit aussitôt à l’hebdomadaire pour s’élever contre « la citation incorrecte de Jeanson (…) qui risque, en déformant ma pensée, de me faire nuire à un homme qui est un patriote et un croyant convaincu ». A nouveau, l’année suivante, en novembre 1956, dans une circulaire privée adressée à des amis, intitulée « To whom it may concern », (selon la formule en usage en langue anglaise), Massignon protestera énergiquement contre « le texte odieux publié en mon absence, et sans m’avoir prévenu, par Colette et Francis Jeanson ».
Ce n’était pas par galanterie que le nom de Colette précédait celui de Francis. Massignon savait sans doute que le libellé était beaucoup plus l’œuvre de Colette que de Francis, alors soigné dans une clinique, et Colette tenait ses sources de militants du F.L.N. particulièrement haineux, les mêmes qui, toujours en novembre 1955, avaient traité Messali, séquestré en Charente par la police française, de « vieillard honteux qui tient le front d’Angoulême à la tête d’une armée de policiers qui assure sa protection contre la colère du peuple » !
Encore une calomnie, car un militant anarchiste notoire, qui avait organisé avec moi, au lendemain de la Toussaint 1954, le premier meeting contre la répression en Algérie (meeting interdit par le ministre de l’Intérieur Mitterrand), m’écrivit, quelques mois plus tard, que nul, sauf son avocat, ne pouvait approcher Messali, en résidence forcée.
La contre-vérité propagée par les Jeanson (Messali « dernière carte » de Soustelle) marquera le début d’une très longue et systématique campagne de dénigrement contre le père du nationalisme révolutionnaire algérien. On la retrouvera dans la plateforme adoptée au congrès de la Soummam du F.L.N., le 20 août 1956, à l’instigation du « dur » Abane Ramdame, qui enragerait de n’avoir pu faire assassiner Messali. La Fédération de France du F.L.N. répétera, en août 1959, la même calomnie, dans une brochure antimessaliste intitulée « De la contre-révolution à la collaboration ou la trahison des messalistes ». Encore en 1962 Amer Ouzegane, beau-frère du bourgeois Lebjaoui, la rabâchera dans son livre « le Meilleur Combat ».
Quant au tract traitant Messali de « vieillard honteux », il sera reproduit complaisamment par André Mandouze dans sa revue « Consciences maghribines », au point que parfois je me suis demandé, à tort ou à raison, s’il n’avait pas trempé dans sa rédaction.
Les deux auteurs des « Porteurs de valises » ne manquent pas de claironner que le livre des Jeanson exerça « une très importante influence sur les militants anticolonialistes » et qu’il fut en quelque sorte leur bréviaire. Ma critique de ce livre me valut, à moi aussi, une pluie d’injures de la part de la Fédération de France du F.L.N. Dans un tract où Messali et ses partisans étalent traités de « traîtres que l’on abat », elle ajoutait : « N’en déplaise aux Dechezelles (l’avocat de Messali), Guérin et autres Bourdet. »
Nombre d’écrivains anticolonialistes ayant exprimé leur vive émotion à la nouvelle de l’assassinat de Filali, un des meilleurs militants syndicalistes et messalistes, la Fédération de France (elle encore) déclara, dans son « Bulletin » du 5 novembre 1957, que les signataires de cette déclaration, dont je faisais partie, étaient « pour la plupart des ennemis du peuple algérien » et qu’ils ne s’étaient jamais prononcés nettement pour la légitimité de sa cause et de son combat. » !
Encore une contre-vérité. Je serai invité par l’éditeur François Maspero, le 14 novembre 1959, à rendre compte d’un livre qu’il venait de publier : « l’An V de la révolution algérienne » de Frantz Fanon. Dans mon article, je féliciterai le docteur Fanon, Martiniquais, de s’être mis à la disposition du F.L.N. et d’être devenu « un militant de la libération nationale, un morceau de la chair algérienne ». Et Je terminais en affirmant que son livre serait, qu’il était déjà, « un des classiques de l’Algérie libre. »
Aujourd’hui, certes, l’Algérie est libérée du colonialisme, mais elle n’est pas encore libérée de sa bourgeoisie nationale, de ses bureaucrates et de ses militaires. Il n’est pas sûr que le livre sur les « Porteurs de valises », malgré ses bonnes intentions, aide les masses populaires à engager la lutte contre leurs nouveaux oppresseurs. Puisse le livre de Mohammed Harbi, à paraître prochainement sous le titre « De l’insurrection à la bureaucratie », faire davantage la lumière !
Daniel GUERIN.
Références : « les Porteurs de valises », Editions Albin Michel. Mon livre « Quand l’Algérie s’insurgeait », Editions La Pensée sauvage, Harbi, « De l’insurrection à la bureaucratie », Editions Jeune Afrique.
28/01/2022
Article de Daniel Guérin paru dans La Rue, n° 28, 1er trimestre 1980, p. 94-97
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