Des Algériens arrêtés, après une manifestation pacifique à Paris le 17 octobre 1961 © AFP -
Le 17 octobre 1961, Djamila Amrane manifestait avec son nourrisson dans les bras. Soixante ans après le massacre des Algériens à Paris, cette "guerrière dans l'âme" livre un dernier combat: à 87 ans, elle transmettra, "tant qu'il faudra", une mémoire longtemps occultée.
A l'époque, elle battait pavé aux côtés de milliers d'hommes et de femmes à l'appel de la fédération de France du FLN (Front de libération nationale), dont elle était alors agent de liaison en Seine-Saint-Denis, contre le couvre-feu imposé aux "Français musulmans d'Algérie".
"Ce devait être une manifestation pacifique. Les organisateurs nous avaient dit de n'avoir rien sur nous, même pas une épingle à nourrice. On voulait simplement combattre l'injustice", raconte l'un des derniers témoins de cette soirée, le cheveu et la mise impeccables.
Angoissée à l'idée qu'on "oublie" cette page de l'Histoire, la vétérante du FLN déroule d'une voix douce le fil de ses souvenirs.
"Certaines des femmes à qui j'avais demandé de venir s'étaient bien habillées, croyant aller à une sorte de fête. Moi je savais ce que l'on risquait. Je voulais pouvoir courir", retrace Djamila Amrane, caressant des symboles kabyles portés en pendentifs.
Elle reçoit avec une tasse de thé à La Courneuve (Seine-Saint-Denis), dans les locaux d'Africa, une association antiraciste et féministe qui veut replacer l'épisode dans "l'Histoire de France".
Impossible d'établir un bilan précis de la répression orchestrée par le préfet de police Maurice Papon, mais les historiens s'accordent a minima sur plusieurs dizaines de morts pendant la nuit, tués par balle ou jetés dans la Seine.
- Témoins taiseux -
Djamila Amrane aussi "aurait bien pu mourir" le 17 octobre 1961. Poursuivie par la police avec son bébé de deux mois, elle doit la vie, s'émeut-elle, à une "dame française" qui a ouvert son portail et l'a "tirée par le bras".
En évoquant "les femmes qui ne sont pas revenues", sa voix se serre, puis s'éteint. Elle s'excuse: "Mes souvenirs ne sont pas flous mais j'essaye de les oublier par moments".
Comme beaucoup de témoins, Djamila Amrane a si bien tenté d'oublier qu'elle n'a pas évoqué le massacre pendant dix longues années.
Les manifestants n'ont souvent parlé qu'à partir des années 1980 quand leurs propres enfants, de retour de la Marche des Beurs, ont demandé des réponses.
A cette époque-là, c'est à l'université que Mimouna Hadjam, 61 ans aujourd'hui, découvre l'histoire de son pays d'origine.
"Quand j'ai retrouvé ensuite des témoins pour les interroger, ma grand-mère m'a dit +ne remue pas ces histoires+. Je n'en veux pas à ma famille de ne pas avoir parlé, ils ont voulu nous épargner", rembobine la fondatrice d'Africa.
"Il y a eu des parents bavards, d'autres taiseux. Mon père disait des choses comme +il pleuvait ce jour-là, on avait froid+. Sans trop entrer dans les détails", se souvient Samia Messaoudi, 77 ans.
En 1990, "dans une volonté de reconnaissance politique et citoyenne", elle a cofondé avec Mehdi Lallaoui l'association Au nom de la mémoire.
"Il a fallu déterrer des archives disparues, retrouver des témoins. Des Algériens mais aussi des policiers qui accepteraient de parler à visage découvert", retrace Mehdi Lallaoui, réalisateur en 1991 du "Silence du fleuve", l'un des premiers documentaires sur le sujet.
- Quête de justice -
La même année, pour la première fois, l'historien Jean-Luc Einaudi a opposé à la version des règlements de compte qui auraient fait 3 morts une nouvelle version, celle d'un bain de sang.
"On me demande souvent pourquoi on a oublié cet événement. Mais avant d'oublier il faut d'abord connaitre. Le 17 octobre 1961 n'a pas été oublié mais consciemment occulté par le pouvoir en place", analyse l'historien Gilles Manceron.
Dans la mémoire collective, le souvenir qui s'est imprimé est celui des neuf morts du métro Charonne, des manifestants anti-OAS eux aussi tués par la police de Maurice Papon le 8 février 1962.
L'émoi de la gauche est d'autant plus vif que huit victimes étaient syndiquées à la CGT et une membre du parti communiste. Quelques jours plus tard, plusieurs centaines de milliers de personnes défilent en hommage dans les rues de Paris.
"Les victimes de Charonne ont été érigées en martyrs, celles du 17 octobre sont restées anonymes", résume Gilles Manceron.
Il faut attendre 2001 pour qu'une plaque commémorative soit posée à Paris, sur le pont Saint-Michel, 2012 pour que le président Hollande évoque une "sanglante répression" et rende "hommage à la mémoire des victimes".
Insuffisant, pour Samia Messaoudi et Mehdi Lallaoui, qui réclament "justice et réparation".
Le duo écume les d'établissements scolaires pour transmettre la mémoire du massacre aux jeunes générations.
Depuis Saint-Ouen (Seine-Saint-Denis), où elle doit participer dimanche à une journée d'hommage, Djamila Amrane, aujourd'hui arrière arrière-grand-mère, attendra d'Emmanuel Macron la reconnaissance d'un "crime d'État": "Il est grand temps, non ?".
“J’avais un bébé dans les bras, j’avais peur qu’on le tue”
Djamila Amrane
Djamila Amrane a 87 ans. Son père est arrivé en France en 1914 après avoir été réquisitionné pour travailler dans une usine. Née rue Danielle-Casanova, à Saint-Denis, en banlieue parisienne, c’est après un voyage en Algérie que naît son militantisme pour l’indépendance. Le 17 octobre, son dernier-né dans les bras, elle se rend à la manifestation. Elle doit probablement sa vie à une inconnue. Djamila Amrane gardera le silence sur la tragédie jusqu’en 1987, date de la création de l’association antiraciste et féministe Africa, à La Courneuve. Depuis, elle se bat pour que cette nuit ne tombe pas dans l’oubli.
“Après 18 h, on n’avait plus le droit d’être dehors. Ça me paraissait invraisemblable parce que tous les Algériens travaillaient dans des usines comme Renaud, Citroën, et faisaient les trois-huit, comme on disait à l’époque. Les enfants allaient au sport le soir, les parents faisaient leurs courses le soir. C’était une grande injustice venant de Papon.
La Fédération de France du FLN avait donc demandé à ce qu’on fasse une manifestation pacifique, une sorte de marche blanche. J’insiste parce qu’il nous était interdit de prendre ne serait-ce qu’une épingle à nourrice.
Nous avions formé un petit groupe de femmes pour aller à Paris. Nous sommes toutes parties avec les enfants. Moi, avec mon dernier fils, né en juillet. Nous avons atterri à Bonne-Nouvelle. Malheureusement, dès que nous sommes arrivées, nous avons trouvé la police.
Ce qui m’a marquée, c’est la façon dont les policiers nous tapaient dessus. Peu importe si on était une femme, si on avait un bébé ou si on était un homme. Tout le monde était pris à part. Les coups venaient de partout. On entendait tout, sans savoir qui allait tomber par terre. La seule question qu’ils posaient, c’était “Est-ce que tu sais nager ?”. Si vous aviez le malheur de répondre non, ils vous emmenaient pour vous jeter à la Seine.
J’avais un bébé dans les bras, j’avais peur qu’on le tue, qu’il prenne un mauvais coup. Il n’avait que quelques mois. Je crois que je devais être inconsciente, la folie de la jeunesse, je ne voyais pas le danger. J’avais cette rage en moi.
Ce qui m’a sauvée, c’est cette femme. Elle a ouvert une porte cochère en bois, m’a attrapée par le bras et m’a fait entrer dans le hall de chez elle. Elle m’a dit “Mais qu’est-ce que tu fais dans la rue à cette heure ma petite fille, avec ton petit frère dans les bras ? Ta maman n’est pas consciente !” Je lui ai dit “Non, c’est mon fils.”
Je revois cette femme avec des cheveux blonds, c’est fou comme j’ai l’impression qu’elle est là, devant moi. Elle m’a gardée une bonne heure. Sans cela, peut-être qu’aujourd’hui je ne serais pas là pour vous dire tout cela. J’ai presque un seul reproche à me faire... Nous étions tellement pris dans cette guerre que je ne lui ai même pas demandé son nom.
L'envie d’indépendance de l’Algérie m’est venue quand je suis allée là-bas, en 1954-1955. J’avais fait des études, j’étais déjà bien plus libre que ces femmes. J’ai été choquée de ne voir que des femmes ignorantes, des femmes de ménage, elles étaient en bas de l’échelle. Elles étaient plus jeunes que moi. Pourquoi n’avaient-elles pas le droit d’aller à l’école ? Je ne comprenais pas. Algérie française ? Je n’arrivais pas à concevoir la différence entre les petits Français et les ‘bougnoules’ comme ils nous appelaient. C'était un électrochoc. Ça m’a traumatisée. Je me suis dit, si un jour il y a quelque chose, j’y participe. Dès que je suis rentrée en France, je me suis engagée.
De nombreux participants à cette marche ont été tués. Ils n’ont jamais voulu donner le nombre, mais on sait qu’il y en a eu beaucoup. J’ai un cousin, c’était presque un frère pour moi car ma mère l’avait élevé, on ne l’a jamais retrouvé. Deux ou trois jours après, on a appris qu’il y avait de nombreux disparus, lors d’une réunion du FLN.
J'étais la première à ne pas parler du 17 octobre. Personne ne savait. Même mes enfants ne l’ont su qu’après. Intérieurement, je crois que je n’avais plus envie de revivre cette scène. C’est comme quand on a vu un mauvais film, on n’a plus envie de le revoir. J'avais dû l’enfouir quelque part. C’est grâce à Mimouna Hadjam, présidente de l’association Africa, que c’est ressorti. Elle en parlait, je lui ai dit que j’étais là. Je n’aurais jamais pensé qu’un jour je reparlerais de tout ça... Ce n’est pas un bon souvenir. J’aurais pu non seulement mourir mais aussi perdre la vie de mon fils. Ça m’a fait un bien fou par la suite.
Quand j’ai commencé à travailler avec Africa, on me demandait souvent “C’est quoi le 17 octobre ? C’est une date ? C’est une fête ?”. Non, des gens sont morts le 17 octobre. D’autres ont été battus, pris comme du bétail pour les emmener dans un parc, je crois que c’était le parc de Vincennes.
Il ne faut pas que les gens oublient ce que les Allemands ont fait aux juifs. Ils les ont exterminés. Nous, c’est pareil avec le 17 octobre 1961. J’aimerais avant tout qu’on n’oublie pas. C'est important. Il faut reconnaître que c’est une date dans l’Histoire.
C'est le 60e ‘anniversaire’, si on peut appeler ça comme ça. J'attends de l’État français qu’il reconnaisse que le 17 octobre on a tué des Algériens, des Algériennes. Qu’en France, et ailleurs dans le monde, on en parle dans les lycées, les collèges, les écoles parce que, malheureusement, c’est méconnu.
On se rassemble chaque année avec des personnes présentes ce jour-là. Je ne le fais pas pour être honorée. Aujourd'hui, je suis là. Mais je ne suis pas éternelle. Bientôt, il n’y aura plus personne pour dire le 17 octobre.
Si je parle, ce n'est pas pour avoir des honneurs. Les honneurs, je les ai par mes enfants et mes petits-enfants qui m’appellent ‘mamie courage’. Ils sont très fiers de moi. Mais je voudrais qu’il y ait une relève, que ça se perpétue pour que tous ces gens ne soient pas partis pour rien. C'est un jour triste pour nous, il ne faut pas l’oublier.”
SOURCE : https://webdoc.france24.com/17octobre1961-manifestation-algeriens-paris-massacre-victimes/chapitre-2.html#amrane ++.
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