« Il t’en a fallu du temps pour te libérer vraiment de ce que tu avais vécu en Algérie et que tu continuais à taire, persuadé que ce n’était pas racontable. »
Comme bien d’autres, à peine sortis de l’adolescence, tu as été embarqué sur un « sidi ferruch » de misère vers les côtes d’une lumineuse mais dramatique Algérie plongée dans le chaos. Ce furent des années loin des tiens, loin de cette douce et rassurante quiétude qui t’avait jusque-là protégé et permis de grandir et de t’épanouir au monde qui t’entourait. Tu étais devenu soldat d’une guerre qui ne voulait pas dire son nom et tu abordais des rivages où se nichaient la haine, la violence et la mort.
Tu n’avais pas peur ; comment peut-on avoir peur de ce que l’on ne connaît pas ? Et puis tu n’étais pas seul, entouré de copains rieurs et blagueurs, forts d’une jeunesse qui ne craint rien et qui s’ouvrait tout entière à ce qui pouvait apparaître comme une nouvelle aventure. En fait, un piège qui allait se refermer sur toi et te détruire à petit feu, lentement, sûrement, au long de ces interminables années de « service militaire ».
Alors, tu as connu ces camps de toile ou ces fortins perchés sur des pitons isolés de tout, ces nuits aux aguets de sentinelle endormie sur des rêves d’ailleurs et ces jours dans l’attente d’un courrier qui tardait à venir. Tu as connu, mort de trouille, ces patrouilles de nuit et, peut-être, cette embuscade où, dans le noir, des éclairs de feu miaulent de rage à la recherche d’une proie. Alors, tu as peut-être connu la douloureuse absence du copain qui n’avait pas eu la chance d’y échapper et, naïvement, tu as pu croire en une bonne étoile, alors que ce n’était qu’un pur hasard qui t’avait provisoirement épargné.
Tu as connu ce temps qui n’en finit pas d’égrener ses secondes et qui semble se jouer de ton impatience à le voir s’écouler… D’abord, au bout d’un an, la permission qui allait te ramener chez toi où, peut-être, la fiancée promise t’avait courageusement attendu. Et bien plus tard, la libération, la quille et le retour définitif au monde normal qui ne te reconnaissait pas. Faut dire que tu avais bien du mal à trouver tes marques dans un monde qui avait évolué sans toi. Gauche et maladroit, tu pouvais apparaître distant alors que tu n’étais, encore et seulement, qu’empêtré dans un récent et obsédant passé qui te réveillait la nuit et qui, le jour, alourdissait tes pas.
Il t’en a fallu du temps pour te libérer vraiment de ce que tu avais vécu et que tu continuais à taire, persuadé que ce n’était pas racontable, que c’était d’un autre monde, que les mots ne suffiraient pas. Et qu’il valait mieux oublier si tu voulais faire ta place dans ce nouveau monde qui jouait, riait, s’activait sans crainte dans cet incroyable espace de liberté dont tu avais été sevré pendant des années. Si, par hasard, on avait envie de t’écouter, on ne t’entendrait pas. Mieux valait enfouir au fond de toi ce brouillon de vie, cette confusion de sentiments, cet enchevêtrement de souvenirs qui finiraient bien par disparaître. Du moins, c’est ce que tu croyais même si, lors des cérémonies au pied d’un monument aux morts, tu te surprenais à étouffer… une bouffée d’émotion.
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