Le compagnon de la Libération est mort le 26 octobre 2002. Son nom reste attaché à la torture en Algérie. A la fin de sa vie, le chrétien avait exprimé ses regrets.
Jacques Massu est entré dans l'histoire à trois reprises au moins. Une première fois en 1940, quand il répond, parmi les tout premiers, à l'appel du 18 juin et se rallie à la France libre. Une deuxième fois, en mai 1968, lorsque, commandant en chef des Forces françaises en Allemagne, il accueille à Baden-Baden le général de Gaulle, qui vient de quitter la France secouée par les événements. Une dernière fois, en juin 2000, quand il sort de sa retraite pour regretter et condamner l'utilisation de la torture et les exactions pendant la guerre d'Algérie.
Né le 5 mai 1908 à Châlons-sur-Marne, passé par Saint-Cyr, ce capitaine de 33 ans a choisi de servir dans la Coloniale. Il commande depuis 1938 la 3e compagnie du régiment de tirailleurs sénégalais du Tchad et la subdivision militaire du Tibesti. Le gouverneur du Tchad, Félix Eboué, s'est, le premier en Afrique française, rallié au général de Gaulle, suivi avec enthousiasme par Massu. Lorsque Leclerc arrive au Tchad, le capitaine a le coup de foudre. Il suivra son nouveau patron jusqu'en Indochine. D'abord le Fezzan (région saharienne au sud-ouest de la Libye), où Massu participe à la conquête des oasis libyennes sur les Italiens. Puis la poursuite des Germano-Italiens jusqu'en Tunisie. Au Maroc, en 1943, le "marsouin" (infanterie de marine) se transforme en cavalier lorsque Leclerc forme la 2e division blindée. Il fait la campagne de France en 1944 : la Normandie, Paris, la Lorraine. Fonçant à corps perdu à travers les Vosges, Massu est un des protagonistes de la percée vers Strasbourg.
La guerre en Europe finie, pas de repos : le lieutenant-colonel Massu est placé à la tête du détachement précurseur qui débarque à Saïgon. Il participe au dégagement de la ville et du sud de la Cochinchine. Il restera en Indochine jusqu'en 1947 puis, à son retour, devient "para". Son avancement n'est pas particulièrement rapide. "Ce magnifique guerrier, lit-on dans son dossier, n'a pas l'étoffe d'un général." En attendant, il a le sens et le goût du contact avec les hommes et ses boutades font le tour des popotes. En juin 1955, général de brigade, il commande le groupe parachutiste d'intervention et, l'année suivante, la toute neuve 10e division parachutiste, qui deviendra vite la "division Massu". Il débarque le 6 novembre 1956 à Port-Saïd (Egypte), lors de l'opération de Suez. La ville prise, il fonce vers le sud, avec les Anglais, mais les ordres de Paris comme ceux de Londres les arrêtent sur la route d'Ismaïlia (Egypte).
Retour amer en Algérie, où s'annonce la "bataille d'Alger". Le FLN a lancé une offensive terroriste : des bombes placées dans les lieux publics font des dizaines de morts et de blessés dans la population. Le ministre résident en Algérie, Robert Lacoste, confie tous les pouvoirs de police à l'armée. Le 7 janvier 1957, Massu écrit sur son bloc : "Sainte Mélanie [la sainte fêtée ce jour], priez pour le nouveau commandant militaire du département d'Alger !" Les quatre régiments de la 10e DP se partagent la ville. Ils écrasent dans l'oeuf la grève décrétée par le FLN. Maîtres d'Alger, ils emploient tous les moyens pour dépister les poseurs de bombes et trouver leurs caches. Chaque régiment a son centre d'interrogatoire où la torture est utilisée presque systématiquement. Un jour, Massu se fait "passer à la gégène" et affirme n'avoir pas trouvé la chose insupportable. En réalité, ses subordonnés n'ont pas "mis toute la sauce" lors de cette séance - c'est lui- même qui l'indiquera, un peu goguenard, des années plus tard, au Monde.
En France, de François Mauriac à l'extrême gauche, on s'indigne. La disparition d'un jeune universitaire communiste, Maurice Audin, arrêté par les parachutistes et probablement torturé à mort, alimente la polémique. Au prix d'un nombre indéterminé de morts et de disparus, l'offensive du FLN est brisée et ses réseaux algérois sont démantelés.
Le 13 mai 1958, la foule envahit le siège du gouvernement général, Massu est le seul, grâce à sa popularité et à sa voix de tonnerre, à pouvoir se faire entendre. Faute de pouvoir enrayer le mouvement, il en prend la tête et crée un comité de salut public dont il se nomme président.
En France et à l'étranger, la réaction est vive : déjà considéré comme un tortionnaire, Massu est maintenant dénoncé comme factieux et fasciste. L'arrivée au pouvoir du général de Gaulle qu'il a appelée de ses voeux dénoue, pour le commandant du Grand Alger, une situation gênante. Il reste commandant du corps d'armée, préfet d'Alger et préfet de la région. S'il obéit, son entourage le pousse cependant à grogner. Il grogne trop fort en janvier 1960. Dans une interview accordée à l'envoyé spécial de la Süddeutsche Zeitung de Munich, il malmène la politique de Paris. De Gaulle le rappelle. Massu dément ses propos, mais de façon peu convaincante. Il ne regagnera pas Alger. La nouvelle y suscite une réaction violente : la semaine des barricades.
Vacances forcées pour ce gaulliste qui, comme beaucoup d'autres, a cru obéir en maintenant l'Algérie française. Il défend devant le tribunal militaire les accusés du "procès des barricades". Ce sera son baroud d'honneur. En janvier 1961, rentré en grâce, il devient gouverneur militaire de Metz et commandant de la VIe région militaire. En février 1966, il est nommé commandant en chef des forces françaises en Allemagne. Deux ans plus tard, de Gaulle, qui a quitté Paris en proie aux émeutes, débarque le 29 mai 1968 à Baden. Il passe une heure avec Massu, dont l'assurance le réconforte, puis repart pour l'Elysée. Massu quitte l'Allemagne en juillet 1969 pour prendre sa retraite.
Il lui reste à écrire, maintenant que la discipline ne le contraint plus au silence. Il plaide non coupable, avec quelque talent et un style châtié, sans grand rapport avec sa verve habituelle. En novembre 1971, il publie La Vraie Bataille d'Alger, qui lui vaut, l'année suivante, la réplique de Pierre Vidal-Naquet ( La Torture dans la République). Installé à Conflans-sur-Loing, un village du Loiret où il mène une vie de gentleman farmer, Massu se consacre ensuite à la rédaction de plusieurs autres ouvrages, notamment Baden 1968. Les années passent. On n'entend plus parler de lui.
Le 22 juin 2000, au moment où on s'y attend le moins, Jacques Massu fait sa réapparition. Celui qui a connu plusieurs drames dans sa vie personnelle - la mort de son épouse, puis celle de leur fille unique - et qui a maintenant 92 ans se voit rattrapé par l'Algérie. Deux jours plus tôt, Le Monde a publié le récit d'une ancienne " fellagha " (partisan de l'indépendance), Louisette Ighilahriz, capturée en septembre 1957 à l'âge de 20 ans par l'armée française, puis torturée et violée pendant ses trois mois de détention à l'état-major de la 10e division parachutiste à Alger.
Cette femme, devenue psychologue et qui a fait carrière au sein du FLN, incrimine deux des principaux chefs militaires de l'époque, le général Massu et Marcel Bigeard, alors colonel. L'un et l'autre, dit-elle, venaient sur le lieu de ses interrogatoires, même s'ils laissaient à un subordonné, le capitaine Graziani, le soin de passer aux "travaux pratiques." Si Louisette Ighilahriz a eu la vie sauve, c'est grâce à un inconnu, qui l'a fait transférer en prison pour la soustraire à ses tortionnaires, et qu'elle recherche depuis quarante ans, un certain commandant Richaud.
Invité le lendemain par Le Monde à commenter cet épisode, le général Massu va créer l'événement. Alors que le général Bigeard nie tout en bloc et qualifie ce récit de "tissu de mensonges", le vainqueur de la bataille d'Alger le confirme pour l'essentiel. Tout en indiquant ne pas se souvenir de Louisette Ighilahriz et en démentant avoir été mêlé personnellement à ses tortures, Massu révèle avoir très bien connu le commandant Richaud, médecin chef de la 10e division parachutiste, "un humaniste", décédé dix-huit mois plus tôt. "Je peux aider cette femme [Louisette Ighilahriz] à retrouver ses proches" propose-t-il en ajoutant "vraiment regretter" ce qui s'est passé. Plus inattendu encore, Massu avoue qu'avec le recul la torture ne lui paraît "pas indispensable en temps de guerre" et qu'on pourrait "très bien s'en passer." "Quand je repense à l'Algérie, cela me désole, déclare-t-il. Tout cela faisait partie d'une certaine ambiance, à cette époque, à Alger. On aurait pu faire les choses différemment."
Un an après le vote historique du Palais-Bourbon, permettant de qualifier de "guerre" ce qui n'était jusque-là que des opérations de "maintien de l'ordre", les remords de Massu le chrétien, au soir de sa vie, vont accélérer le travail de mémoire en France et libérer les consciences, sur fond de polémique et de passion. "A quoi bon rouvrir le débat alors que les plaies sont encore à vif ?", reprochent les uns, rappelant les crimes du FLN, tandis que douze personnalités, à l'initiative de L'Humanité, réclament une reconnaissance et une condamnation officielles, par l'Etat français, des exactions commises pendant la guerre d'Algérie.
Le 23 novembre 2000, le débat rebondit. Dans un entretien au Monde, le général Paul Aussaresses, 82 ans, coordinateur des services de renseignement à Alger en 1957, évoque pour la première fois ses crimes de guerre, en particulier les exécutions sommaires qu'il a pratiquées en personne. Il précise qu'il n'en a ni remords ni regret.
Une repentance de l'Etat français ? Il serait contre. Dans cette même édition, le général Massu revient de son côté sur ses "regrets". Il avoue qu'il a toujours souffert de voir son nom "associé à la torture" et déclare que, "si la France reconnaissait et condamnait ces pratiques, [il] prendrait cela pour une avancée."
Il évoque au passage les deux enfants algériens qu'il a adoptés en 1958 : Malika, qui lui a été confiée à l'âge de 15 ans par ses parents, et Rodolphe, qu'il a recueilli à l'âge de six ans. "Pour moi, ils sont la preuve que l'intégration, celle pour laquelle je me suis toujours battu, était possible et n'était pas une chimère", souligne-t-il. Au cours de cet entretien réalisé à Conflans-sur-Loing en présence de sa seconde épouse, Massu prévient qu'il gardera, désormais, le silence. Accepterait-il de livrer d'autres secrets, en particulier de dire la vérité sur Maurice Audin ? Il hésite. Au terme d'un interminable silence, d'une rare intensité, il lâche, impénétrable, le regard fixe : "Je ne sais plus. Si je m'en souvenais, je vous le dirais."
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