Je n'aime pas parler ni de "traîtres" ni de "traîtrise" pour une simple raison. D'abord, cela me gave en tant qu'Algérien habitué à ce refrain insipide des faux derviches qui courent derrière les sensations fortes pour se donner contenance et croire qu'ils sont toujours dans le vrai, quand ils stigmatisent ceux qui ne partagent pas leurs idéologies.
Ensuite, cela n'a jamais arrangé les choses dans mon pays ni n'a amélioré ma compréhension de ses problèmes ni de ses défis. Qu'à cela ne tienne, depuis le coup monté du Numide Bocchus contre l'Aguellid Jugurtha, l'accusation de traîtrise devint une obsession, sinon un sport national chez nous. Sorte d'héritage atavique, qui ne cesse de tourmenter notre mémoire collective.
Chasser le naturel, dit l'adage, il revient au galop. Mais pourquoi on est comme ça pardi? C'est, de l'avis d'un vieil ami, décidément notre histoire, à la fois complexe et pleine de pages douloureuses qui, au détour de chaque période passée, resurgit pour nous rappeler à son bon souvenir.
La chute du clan Bouteflika en avril 2019 est, à n'en point douter, l'une de ces périodes charnières qui nous jette dans notre passé. Une période d'autant plus sensible qu'elle a charrié derrière elle, nombre de qualificatifs "péjoratifs" à l'encontre de l'ex-président déchu. Et parmi eux, celui de "traître". Autrement dit, le même attribut dont on a affublé un certain temps Abane Ramdane, héros de la guerre de l'indépendance et architecte du congrès de la Soummam en août 1956, le colonel Chaabani, chef de la wilaya VI depuis 1959, condamné à mort pour haute trahison et exécuté par Ben Bella en septembre 1964 (Mohamed Chaabani ne fut réhabilité, pour rappel, qu'en 1984 par décret présidentiel émis par Chadli) et Hocine Aït Ahmed, ancien chef de l'OS et un des 9 historiques du FLN, à l'origine du déclenchement de la révolution de novembre 1954, évadé fin avril 1966 de la prison de l'ex-Maison Carrée (El-Harrach) dans des circonstances entourées de mystère, après être condamné à mort en avril 1965, pour "complot contre la sûreté de l'Etat", comprendre par là "rébellion de la Kabylie", puis gracié par le régime de Ben Bella.
La liste de ceux que la propagande du régime relayée par la vox populi aurait traité de "traître" peut être rallongée davantage, si l'on pense aussi à Messali Hadj, père fondateur de l'étoile nord-africaine (ENA), créée en 1926, l'ancêtre du PPA-MTLD et du FLN lui-même dont l'épisode "séditionniste" du MNA lui colle à la peau jusqu'à aujourd'hui. Ou, au colonel Mohand Oulhadj, un brave parmi les braves qui, grâce à son patriotisme et à son dévouement à la nation, a pu basculer la balance dans la fameuse guerre des sables contre les forces de Makhzen, en 1964.
Le fameux "hagrouna" (ils nous ont agressé), lancé par Ben Bella, le président de l'époque, dans un discours officiel a certes rallié les forces militaires de la Wilaya III et IV historiques aux bataillons de l'ANP vaincus sur le terrain, mais a laissé le résistance de la Kabylie dans un état lamentable, au point qu'Aït Ahmed et son compagnon de lutte Ali Mécili aient été arrêtés.
Le maquis du FFS, mis depuis hors d'état de nuire, n'a pas pu ratisser large et la démocratie rêvée fut rapidement jetée aux oubliettes. (1)
Quelques années plus tard et malgré les services qu'il a rendus à la nation, le colonel Mohand Oulhadj fut traité de "traître" par la propagande officielle et n'a pu être réhabilité qu'en 1999 sous le règne du président déchu. Le colonel Tahar Zbiri, le fomenteur du coup de force raté du 14 décembre 1967, son mentor Salah Boubnider et Ferhat Abbas appartiennent aussi à cette catégorie d'hommes "diabolisés" par la propagande du pouvoir d'Alger. Pour ce dernier notamment, la traversée du désert fut rude. F. Abbas fut le premier président du parlement de l'Algérie indépendante —poste qu'il devait quitter, non sans éclat—, pour protester contre le caractère trop autoritaire de la Constitution soumise en 1963 à l'approbation de l'Assemblée.
En 1964, il était arrêté sur ordre de Ben Bella et envoyé en résidence forcée au Sahara, comme en 1943. Il était libéré en juin 1965 par Boumédiène. Depuis lors, il menait une vie discrète à Sétif jusqu'en décembre 1978, date de la célèbre affaire du Cap Sigli, qui l'a mis sous les feux des projecteurs. (2) Soupçonné d'avoir donné son aval pour un putsch contre le régime, F.Abbas, "l'ennemi de la parole unique" fut jeté à la vindicte officielle, comme "un traître à la nation", en connivence avec les forces de Makhzen marocain, accusées d'attenter à la sécurité de l'Algérie dans un moment critique de son histoire, l'agonie du président Boumediène sur son lit d'hôpital à Alger.
Jeter l'opprobre sur les opposants pour diminuer leur influence, à défaut de les battre "démocratiquement" sur le terrain, fut et reste le modus operandi préféré du régime autoritaire en place depuis l'indépendance.
Dernier cas à soulever, celui de Lakhdar Bouregaa, commandant de la wilaya IV historique. Engagé dès le début dans le Hirak au côté de son peuple en révolution, le vétéran du mouvement national fut jeté en prison à El-Harrach le 30 juin 2019 où il a côtoyé, ironie du sort, Tayeb Louh, l'ex-garde des sceaux "faussaire " du royaume bouteflikien pour "atteinte au moral des troupes et outrage à corps constitués". (3)
N'étant pas sûr d'avoir atteint son but, le régime via l'ENTV, la chaîne publique, a présenté parallèlement à cette incarcération, un documentaire où elle nie complètement le passé révolutionnaire de Bourgaa, l'ayant même fait passer pour un usurpateur d'identité! La cabale médiatique vite déjouée par le peuple, le pouvoir n'a jamais dû faire amende honorable. Bref, jouer sur la fibre patriotique des masses, en accusant ses détracteurs d'ennemis à la nation, de renégats et de "traîtres" semble être la voie habituellement empruntée par la nomenklatura algéroise pour ridiculiser, sinon "diaboliser" tout mouvement démocratique de masse qui émerge des tréfonds de la société.
Or, depuis le Hirak, les choses semblent évoluer à géométrie variable. En ce sens, Bouteflika lui-même fut traité, avec très peu de réserve, de la pire des épithètes par la sphère dirigeante et ses larbins. De narcissique au mégalomane, et de bâtisseur de l'empire de la corruption au chef de la îssaba (la bande), l'homme est criblé de partout par ceux mêmes qui l'avaient porté autrefois aux nues. La machinerie de la diabolisation a-t-elle changé de stratégie? Ou la pression de la rue a-t-elle fait en sorte que les officiels du pays feignent s'auto-culpabiliser et se remettre en cause en douceur, pour donner l'impression à ceux qu'ils gouvernent qu'ils sont en rupture avec l'ancien système?
Mis à nu par ceux d'en-bas, le système cherche, paraît-il, par tous les moyens possibles des voies de sortie, quitte à se débarrasser de certains de ses piliers, dans l'unique objectif de pérenniser dans le temps. Cela dit, l'important pour les élites au pouvoir semble plutôt être le renouvellement de leurs assises que la construction de cette nouvelle Algérie, chantée à longueur de journée en grandes pompes dans les médias officiels.
Car, si l'on regarde bien l'histoire, Bouteflika qui fut l'un des piliers de ce régime-là n'était pas, à en juger par son parcours, le plus mauvais et le plus médiocre de tous.
Certes, l'homme, manœuvrier et revanchard, a détruit les partis, tué l'esprit des libertés individuelles, emprisonné arbitrairement des journalistes, massacré 127 jeunes de la Kabylie en 2001, "tlibanisé" (du nom de Baha Eddine Tliba, ex-député du FLN, symbole de la banalisation de l'enrichissement illicite), pour reprendre le mot de Mohamed Benchicou, les masses, instauré la corruption en sœur jumelle d'un système militarisé, islamisé en profondeur la société, etc., il n'en reste pas moins qu'il ait aidé ce même système à s'installer dans la durée. Preuve en était que, cet affidé du clan d'Oudjda, a participé à tous les coups de force, depuis l'indépendance, pour renforcer la dictature et instaurer le culte de la personnalité, comme mode de gouvernance : pourparlers secrets en 1961 muni d'un faux passeport marocain, avec les détenus du château d'Aulnoy en France, en mission commandée par Houari Boumediène afin de sceller un accord d'alliance entre l'un des cinq historiques incarcérés et l'Etat-Major de l'ALN, puis cheville ouvrière du coup d'Etat du 19 juin 1965.
Dans les années 1960-1970, il fut porte-parole officiel à l'étranger de la dictature "socialiste" de Boumediene pendant près de 13 ans, et enfin, après son retour de la grande traversée en 1999, sauveur d'une junte militaro-bureaucratique en ruine face à la menace de sa disparition devant la nébuleuse islamiste, et enfin, bâtisseur d'un système rentier ayant permis pendant plus de 20 ans, la mise en place d'un réseau de rapine généralisée, basé sur le clientélisme, le régionalisme et le tribalisme, en faveur de la nomenklatura et ses poches concentriques. Le palmarès de l'homme parle de lui-même. Mais Bouteflika est-il le pire de tous? La question mérite d'être posée et reposée mille fois s'il le faut, pour qu'on puisse comprendre les ramifications du problème.
Dans un billet du journal El Watan, daté du 17 février 2014, le journaliste Mohamed Fawzi Gaïdi nous révèle une autre facette du personnage, en rapportant des informations diffusées par le Nouvel Observateur en octobre 1997. Le média hexagonal montre combien Boutef, que tout le monde considère pourtant aujourd'hui comme "traître", est beaucoup mieux que son ténor, le célèbre homme aux mâchoires serrées, allusion faite bien évidemment au colonel Boumédiène, l'ex-chef de l'Etat entre 1965 et 1978. (5)
D'après les informations du journal parisien, l’Algérie n’a récupéré la totalité de son territoire que seize ans après l’indépendance. Jusqu’en 1978, une bonne partie de son Sahara, dans la région de Beni Ounif, frontalière avec le Maroc, est demeurée sous le contrôle de l’armée française, et ce, avec l’accord (à partir de 1972) et la protection de l’armée algérienne.
Ce n’est qu’en 1997 que le président Bouteflika, découvrant ce secret, entre dans une colère noire. Il l’avait appris par le biais de l'hebdomadaire français, lequel avait évoqué, pour la première fois, l’existence de B2-Namous. «Je ne l’avais jamais vu aussi irrité, raconte un membre de son entourage. Quand je lui ai demandé le motif de sa colère, il m’a répondu : Boumediene m’a fait un enfant dans le dos !», rapporte encore le média français par la voix d’un des membres de son entourage, soulignant que les fuites portant sur l’accord de dépollution du site de Oued Namous ont relancé un vieux débat en Algérie : le rôle aussi trouble qu'obscur des DAF "déserteurs de l’armée française" ou "les combattants de la vingt-cinquième heure", pour reprendre le mot de l'historien Benjamin Stora, dans cette affaire sensible.
En effet, ces officiers de la guerre de libération qui ont abandonné l’armée coloniale à la dernière minute pour rejoindre le maquis ont hérité, sur décision de Boumediène, des plus hauts postes de commandement dans l’état-major au lendemain de l’indépendance. Le commandant Abdelkader Chabou en était le chef de file! Autre conséquence de ces fuites : une extension du contentieux franco-algérien. Les organisations de la société civile algérienne luttaient pour obtenir l’indemnisation des victimes autochtones des opérations Gerboise bleue (essais de tirs nucléaires à Reggane et In Ekker en 1960). «Elles exigent désormais que ces indemnités soient élargies aux nombreux transhumants ayant parcouru, au cours des cinquante dernières années, les alentours du site de Oued Namous», avait conclu le même média."
À en croire l'ex-général Rachid Benyellès, la base B2-Namous qui n'était prévue dans les accords d'Evian que pour une durée de cinq ans après l'indépendance, a été désinstallée officiellement du Sahara en 1986, soit deux décennies plus tard, sous le règne de Chadli! (6) En gros, l'ombre de l'ancienne puissance coloniale planait sur tout et partout en Algérie, au temps du grand moustachu, qui jouait pourtant au leader du Tiers Monde et à l'anti-impérialisme viscéral ! La réalité est amère et l'histoire ne pardonne pas, hélas!"Nous sommes des Algériens qui sont sortis, dit à juste titre il y a seulement quelques années, un éditorialiste algérois, pour vomir un estomac rempli de bile et de hogra institutionnalisée depuis que la France a quitté le pays par la porte pour revenir par la fenêtre."
Notes de renvoi
1) Le 16 juin 1965, "Si Abdelhafid" (Abdelhafid Yaha), bras droit de H. Aït Ahmed, à la tête d'une délégation du FFS, aurait conclu dans la discrétion la plus totale un accord avec Ben Bella pour une transition politique à deux partis, quand trois jours plus tard, le colonel Boumediène aurait accompli son coup d'Etat contre ce dernier sur une idée proposée par le ministre des affaires étrangères de l'époque qui n'était autre que Abdelaziz Bouteflika.
2) L'affaire de Cap Sigli (région située entre Azzefoune et Béjaïa) demeure mystérieuse. Était-ce une manipulation du pouvoir pour déstabiliser la Kabylie et justifier une répression en retour? Ou était-ce vraiment un coup monté par l'opposition démocratique pour en finir avec le régime militaire? Commanditée par un certain Mohamed Sadek Benyahia, ex-officier de l'ALN, l'opération du largage des munitions par un avion cargo militaire "marocain" Hercules C130, destinées, semble-t-il, à un groupe d'opposants a tourné au fiasco. Pour cause, sur place, des paysans alertèrent les autorités qui engagèrent des poursuites et procédèrent aux arrestations.
3) Pour rappel, l'ENTV, la télévision publique, aurait affirmé que Bouregaâ a usurpé l'identité d'un autre maquisard, tombé au champ d'honneur en 1957, et qu'il a servi dans l'armée française jusqu'à cette année-là dans la région des Alpes.
4) Sorti à la fois affaibli et désorganisé suite à la répression du régime de Ben Bella, le FFS n'avait pratiquement aucun moyen d'intervenir après le coup de force du 19 juin du colonel Boumédiène, maquillé en "redressement révolutionnaire", lequel a rendu caduc l'accord conclu avec le FLN. Si près de 3000 militants du plus vieux parti de l'opposition furent libérés des prisons et des camps, il n'en reste pas moins que des centaines d'autres furent tués, et d'autres exécutés (citons, entre autres, le cas de cinq militants du parti exécutés parce qu' impliqués dans l'attentat contre la villa Joly (résidence Ben Bella), courant 1964). Voir Ramdane Redjala, L'opposition algérienne depuis 1962, L'Harmattan, Paris, 1988.
5) Voir JAUVERT Vincent « Quand la France testait des armes chimiques en Algérie », dossier exclusif, Nouvel Observateur, n°1720,23-29 octobre 1997, p12.
6)Voir Farid Alilat, "Algérie : B2-Namous, un secret bien gardé", Jeune Afrique, 6 juin 2017.
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