Dans « Algérie, une guerre sans gloire » [1], où elle nous fait revivre de l’intérieur ses enquêtes pour le Monde, Florence Beaugé publie un nouveau témoignage accablant pour le général Schmitt, ancien chef d’état-major des armées.
Ci-dessous les extraits du livre de Florence Beaugé qui ont été publiés dans le Nouvel Observateur du 8 septembre 2005. Ils éclairent l’audience du 8 septembre 2005 consacrée à l’appel du général Schmitt contre Louisette Ighilahriz.
L’été 1957, comme chaque année en cette période estivale, l’école Sarouy s’est vidée de ses élèves. Le 3e RPC du colonel Bigeard réquisitionne le bâtiment. De mi-juillet à début septembre, la compagnie d’appui va s’y installer, avec deux hommes à sa tête : le capitaine Raymond Chabanne et son adjoint, un certain lieutenant Maurice Schmitt. L’école Sarouy, lieu d’enseignement et de savoir, va devenir un centre d’interrogatoires et de torture, l’un de ceux qui s’inscriront durablement dans les mémoires à Alger, comme la villa Sésini, le palais Klein ou le Café-Bains Maures. [...] Comment les survivants de l’école Sarouy peuvent-ils être sûrs, si longtemps après, que l’homme qui a orchestré leurs tortures, l’été 1957, était bien Maurice Schmitt?
Interrogés séparément, les uns et les autres font la même réponse. Les tortionnaires, disent-ils, « s’interpellaient sans gêne les uns les autres, devant nous ». Il était « normal et banal, à l’époque, de passer les suspects à l’électricité, à l’eau ou au supplice de la bouteille ». La torture faisait partie d’un système. « Personne, soulignent-ils, ne songeait à cacher son identité à l’école Sarouy. » Par ailleurs, chacun de ces témoins a eu l’occasion, des années plus tard, de revoir le général Schmitt à la télévision française - captée en Algérie par satellite et très regardée - ainsi que dans des magazines. Certains ont reconnu leur ancien tortionnaire au moment de la guerre du Golfe, au début des années 1990, et découvert alors « avec stupéfaction », disent-ils, qu’il était devenu chef d’état-major... [...]
Hani Mohamed, dit Lyès Hani, est né le 22 mars 1929. De petite taille, les yeux étonnamment clairs, le cou toujours entouré d’un keffieh à carreaux noirs et blancs, cet homme vif et rieur est entré très jeune dans la résistance à l’occupation française. Il est d’abord membre de l’Organisation spéciale (OS) puis rejoint le FLN lorsque éclate la révolution, en novembre 1954.
Quand Alger est découpée en trois régions, Lyès Hani est nommé responsable militaire de la région II. Arrêté le 17 août 1957, il est conduit à l’école Sarouy. On veut lui faire dire le nom des membres de son réseau. « On m’a d’abord mis nu. Puis on m’a fait monter au premier étage, dans la salle des tortures. Il y avait là une grande bassine, pour le supplice de l’eau. On m’a passé à l’électricité, puis à l’eau, raconte-t-il en montrant les lieux. Le lieutenant Schmitt était présent. Il a toujours été là, pour chacune de mes séances de torture, une dizaine environ. C’est lui qui donnait les ordres. Il disait : “Arrête, continue, arrête.” C’était le patron. Le lieutenant F., un homme sanguinaire, exécutait les ordres. C’était l’été, il faisait chaud, les tortionnaires étaient souvent torse nu. L’un d’eux avait une grosse cicatrice, une sorte de plaque, sur l’épaule ou l’omoplate. Il disait que c’était une blessure qu’il avait ramenée d’Indochine. » Lyès Hani a le souvenir d’une « autre brute », un certain Babouche, un proxénète de la Casbah, acquis à l’armée française. Tous les survivants de l’école Sarouy parlent de ce préposé aux basses œuvres.
Babouche, considéré comme un traître et un assassin par le FLN, sera étripé, au sens propre du terme, en pleine rue, en 1958. Lyès Hani lui attribue de nombreux viols à l’école Sarouy, l’été 1957. L’ancien responsable militaire de la région II ne s’étend pas sur ce qu’il a subi. Il préfère témoigner pour ceux qui ne sont plus là, en particulier son adjoint, Berrekia Mohamed, dit Fodil, ainsi qu’un menuisier, Aichkadra. Lyès Hani s’indigne du fait que le général Schmitt ait pu écrire dans son livre « Alger, été 1957 » que l’un et l’autre ont été tués dans un accrochage. Ces deux hommes, témoigne-t-il, sont morts sous la torture, l’été 1957, à l’école Sarouy.
« Les tortures qu’on m’a infligées, à moi, je l’admets. Ce que je ne pardonne pas, ce sont tous ces mensonges pour tenter de cacher la vérité. Même chose pour Ali Moulaï et Saïd Bakel [deux responsables de région du FLN]. Comment le général Schmitt peut-il prétendre qu’ils ont parlé sans même qu’on ait eu besoin de leur donner une seule gifle? Tous deux ont été affreusement torturés à l’école Sarouy. Ils étaient là, en même temps que moi. Ce qu’ils ont enduré est abominable. Je me souviens que Saïd Bakel implorait Dieu de mourir. Il n’en pouvait plus de ce qu’on lui infligeait. [...] » Dans la salle des supplices, Lyès Hani croise un jour une jeune fille qu’il connaît depuis qu’elle est enfant. Elle s’appelle Ourida Meddad. Elle a 19 ans. « Je sortais de la salle de tortures. Elle y entrait. On l’avait mise nue. On a commencé à la passer à la gégène devant moi. Le lieutenant Schmitt était là. Ensuite, on m’a fait sortir. » Lyès est enfermé avec d’autres détenus dans une salle de classe du rez-de-chaussée quand le corps d’Ourida Meddad vient se fracasser, un jour d’août, dans la cour de l’école. L’adolescente s’est-elle suicidée ou l’a-t-on jetée par la fenêtre? Il l’ignore. Ce qui est sûr, en revanche, c’est qu’elle était dans la salle de torture, au premier étage, avant de chuter. « J’ai entendu l’un des tortionnaires descendre l’escalier à toute vitesse en criant : “La salope, elle s’est défenestrée !” J’ai retenu ce mot parce que c’était la première fois que je l’entendais. [...] »
Rachid Ferahi a 15 ans quand il voit son père torturé devant lui à l’école Sarouy. Avec Mouloud Arbadji, il fait partie des plus jeunes moudjahidin de la guerre de libération. Sur son scooter, l’adolescent transporte des bombes.
Son père est arrêté le 6 août 1957. Quelques heures plus tard, c’est au tour du fils d’être interpellé et conduit à l’école Sarouy. Au premier étage de l’établissement scolaire, Rachid Ferahi découvre son père, nu, attaché à une barre de fer glissée sous ses genoux, les mains ligotées sur les pieds. La barre est posée entre deux tables de classe. Juste à côté, « maigre comme un Ethiopien », est assis un chef de région du FLN, Ali Moulaï, dans un état épouvantable. « Il était cadavérique. On voyait ses côtes à l’œil nu. On lui avait rasé les cheveux ainsi que la moustache. Pour achever de l’humilier, on avait placé à côté de lui une bouteille de vin et un verre. Comme s’il buvait de l’alcool, lui, le musulman ! Schmitt était debout, face à lui. Il tenait une bouteille à la main, avec de l’eau dedans mélangée à du détergent ou quelque chose comme cela. De voir ce spectacle, mon père et Ali Moulaï, tous deux dans cet état, j’étais déjà détruit. » Le lieutenant Schmitt était, dit-il, « le chef d’orchestre des tortures et jouissait particulièrement quand l’un de nous était humilié ».
En pleine nuit, se souvient-il, cet officier venait le réveiller, à coups de pied, en lui criant : « Alors, petit fellagha, quand est-ce qu’on te coupe la tête ? »
Comme Lyès Hani, Rachid Ferahi se dit prêt à pardonner les tortures mais pas les mensonges ou les dénégations. « Les tortures, je dirais : “C’était de bonne guerre”. Mais affirmer qu’Ali Moulaï a été retourné par l’armée française, alors qu’il a parlé sous l’effet d’épouvantables tortures, je ne peux pas le supporter. »
Rachid Ferahi est resté marqué par une scène « totalement gratuite » à ses yeux. « Schmitt a fait danser, nu, un des chefs de la résistance. Cet homme s’était déjà complètement vidé de ses tripes. Alors qu’il avait tout déballé, qu’on ne lui avait rien laissé de son honneur, Schmitt s’amusait à lui crier : “Danse ! Danse !” Et l’autre, brisé, a dû obéir. » Ces témoignages sortent dans « le Monde » du vendredi 18 mars 2005, daté du 19, jour anniversaire du cessez-le-feu entre la France et l’Algérie, au lendemain des accords d’Evian, en 1962.
Sollicité pour un entretien dans ce même numéro, afin qu’il puisse donner sa propre version des événements, le général Schmitt a décliné la proposition.
L’ancien chef d’état-major a fait valoir qu’il était engagé dans deux procès en appel et qu’il s’était « fixé comme règle de réserver [ses] déclarations aux juges ». Le général Schmitt va cependant finir par réagir, en choisissant son média. Le samedi 19 mars, il déclare sur France-Inter que ces accusations de torture formulées contre lui sont « de la pure affabulation ». « [L’école Sarouy] n’était pas un centre d’interrogatoires. C’était le cantonnement de la compagnie d’appui du 3e RPC et nous avions d’ailleurs essentiellement des missions de type Vigipirate, patrouilles, gardes, etc. [...] Il n’y a pas eu de séances de torture. C’est une pure invention de gens qui veulent se venger quarante-huit ans après qu’on les a fait tomber en les piégeant par la ruse. Seulement si aujourd’hui ils disaient : “Nous avons parlé sans être torturés”, tout s’écroule autour d’eux. La torture, elle a été employée, mais je dis : en août, nous n’avons pas eu besoin de l’employer. C’est une vengeance tardive. »
« Affabulation? Pure invention ? » Le général Schmitt aurait mieux fait de se taire. [...]
Quelques jours après que « le Monde » eut consacré deux pages au passé du général Schmitt à l’école Sarouy arrive au journal une grande enveloppe blanche en provenance de Nice. Un certain Raymond Cloarec, chevalier de la Légion d’honneur et médaillé militaire, se porte au secours de celui qui fut lieutenant en Algérie, en 1957. Cet ancien parachutiste s’indigne « qu’on accable » l’un des plus brillants généraux de l’armée française, « qu’on le diffame et qu’on l’humilie ». Une grande photo est jointe à ce courrier.Elle est datée du 17 septembre 2002. On y voit, posant côte à côte, Raymond Cloarec et le général Schmitt. Mais ce n’est pas tout. Outre sa lettre et la photo, l’inconnu joint un document de quatre pages. Il s’agit, explique-t-il, d’un extrait de ses Mémoires, qu’il a rédigés et déposés en 2002 au Service historique de l’Armée de Terre, le SHAT, autrement dit aux Archives militaires de Vincennes. [...]
Médusée par cet envoi tombé du ciel, j’appelle ce Raymond Cloarec. Je ne sais pas à quoi m’attendre. Dans le courrier qu’il m’a envoyé, tout se mélange : coups de colère et bons sentiments. Comment va-t-il m’accueillir? Contre toute attente, le contact est bon. Très vite, la confiance s’établit.
La conversation va durer une heure et demie. Je découvre un homme de 69 ans au parcours totalement atypique. Mécanicien électricien de formation, Cloarec a 19 ans quand il s’engage dans l’armée. Il arrive en Algérie en 1955 avec le 3e RPC, régiment d’élite qu’il ne quittera plus. « Je suis un enfant du »3« », aime-t-il répéter. [...] Cloarec considère Bigeard comme son « père spirituel ». Chaque dimanche matin, il l’appelle au téléphone, à 10 heures précises. Tous deux évoquent le bon vieux temps. Le général lui dit souvent : « Cloarec, vous êtes un de ceux qui ont “fabriqué” Bigeard ! » En Schmitt, Cloarec dit admirer le chef militaire. « En Algérie, nous l’appelions “le professeur”. Avant de nous embarquer dans une opération, il étudiait minutieusement la situation. Il a souvent évité de nous faire tuer, à l’inverse d’autres lieutenants, des fous qui ne cherchaient qu’une chose : obtenir la rouge [la Légion d’honneur] ! Schmitt, on lui faisait confiance. Avec lui, on aurait accepté de passer par un trou de souris ! [...] »
Quand il découvre l’article du « Monde », le samedi 19 mars 2005, Cloarec est assailli de sentiments contradictoires.
D’un côté, il souffre et s’exaspère de voir l’armée française et le général Schmitt de nouveau « jetés en pâture ». De l’autre, il est bouleversé d’apprendre que les Algériens n’éprouvent ni haine ni ressentiment envers la France. Ainsi, les moudjahidin seraient prêts à tourner la page sur les tortures, les exécutions sommaires et tout le reste pourvu que ces horreurs soient reconnues? Cloarec n’en revient pas. Il lit et relit les propos de Lyès Hani, Mouloud Arbadji et Rachid Ferahi. Et si c’était vrai? Tel est l’état d’esprit de Raymond Cloarec lorsque je lui téléphone pour la première fois. "Allô, madame Beaugé? Je me suis permis d’appeler le général Schmitt pour lui dire que j’étais en contact avec vous. Mince ! Je n’en reviens pas. C’est la première fois qu’il me parle comme cela : “Cloarec, vous êtes un minable, vous êtes un salaud ! Vous m’avez trahi ! Tout ce que j’essaie de contredire, vous l’avez raconté à cette femme infâme.” [...] Ça a duré trois quarts d’heure. Il m’a incendié.
Il était fou de rage ! J’ai répondu : “Ecoutez, mon général, on est attaqué, j’essaie de vous défendre ! - Vous n’aviez pas à me défendre, fallait pas parler à cette femme ! - Mais je n’ai rien dit d’autre que la vérité, mon général ! Ce que j’ai écrit [aux Archives de Vincennes], c’est ce que j’ai vécu ! [...] Et de toutes les façons, elle peut aller voir dans les archives, elle va les lire, je lui ai donné la cote [référence] et tout, elle peut y aller, et c’est écrit ! - Ah bon, mais si c’est comme ça, je vais appeler les Archives. Je vais interdire qu’elle les lise, vos archives !” [...]
Mardi 29 mars. Me voici aux Archives militaires, dans l’enceinte du château de Vincennes, à la première heure. Le week-end m’a paru interminable. Les Archives sont en effet fermées du samedi au lundi inclus. J’obtiens sans difficulté le fonds Cloarec, cote 1KT 1208, division des fonds privés. Personne n’a tenté de me barrer la route. Assise dans la grande salle de lecture, au milieu d’une trentaine de chercheurs, je consulte le dossier. A première vue, il ne contient aucune révélation spectaculaire. [...] Dans un classeur intitulé « Ma guerre d’Algérie. Ce dont je me souviens », Cloarec a versé aussi bien ses souvenirs de combat que ses citations militaires, ses photos souvenirs, ses échanges épistolaires et des considérations personnelles. [...] Cloarec a rédigé ces souvenirs quand la torture faisait la une de l’actualité en France, en 2000 et 2001. On sent un homme profondément déstabilisé. Il ne sait plus quoi penser. Que souhaite-t-il? Lui-même ne le sait pas. Tantôt il s’élève contre « ces infâmes accusations de torture qui visent nos soldats », tantôt il supplie que l’on commence à « faire notre mea culpa des deux côtés ». A la France, estime-t-il, de donner l’exemple, puisqu’elle est un pays démocratique. Certaines de ses phrases sonnent comme des cris ou des appels au secours : « Après avoir vu ce que j’ai vu, seule la mort viendra me libérer de ce harcèlement cauchemardesque et je trouverai enfin le repos. [...] » Parler? Se taire? Où est son devoir? Cloarec semble écartelé. [...] Entre fin mars et fin avril 2005, nous nous appelons presque quotidiennement, Cloarec et moi. Je ne l’enregistre jamais mais je prends des notes et il le sait.
Il continue de me rapporter, éberlué, ses coups de fil avec Schmitt, ainsi que leur échange de courrier, jusqu’à la rupture finale. « Cloarec, vous me plantez un coup de poignard dans le dos ! Vous défendez des FLN au lieu d’avoir l’esprit de corps ! » [...] Un peu plus tard, c’est au tour de Bigeard de faire pression. Il le fait à sa façon, moins brutale, moins arrogante, en jouant sur le registre affectif. « Et l’esprit para, Cloarec? Vous oubliez l’esprit para? - Non, mon général, je ne l’oublie pas, mais je travaille pour la vérité. [...] » Je sens Cloarec écœuré. Ses idoles s’écroulent. S’il ne se fait plus la moindre illusion sur le général Schmitt, il garde pour Bigeard une affection indéfectible et tente encore de lui trouver des excuses. « Pourquoi continuent-ils à nier, tous les deux? Je ne les comprends pas, soupire-t-il régulièrement au téléphone. Ils ne veulent pas admettre ce qui s’est passé. [...] » Jour après jour, Cloarec se livre davantage. Certains souvenirs l’obsèdent. Il ne s’est jamais confié à qui que ce soit et aujourd’hui il éprouve le besoin de « soulager sa conscience qui [le] torture depuis quarante-cinq ans ». Alors, il parle, sans s’arrêter. [...]
« Il fallait toujours être les meilleurs. C’était à qui ramènerait le plus de renseignements. Alors, un cadavre de plus ou de moins... » Dans ce climat, tout était bon pour tester les hommes. Un jour, Cloarec reçoit ainsi l’ordre d’abattre un interprète musulman. L’homme parle trop fort tandis que l’unité est en pleine opération. Il devient dangereux. « “Descends-le et sans faire de bruit !” ordonne le lieutenant P. Je l’ai emmené et je l’ai poignardé jusqu’à ce qu’il tombe... Il fallait qu’on prouve en permanence que nous étions des durs. On nous inculquait la haine. Mais cette haine, elle nous venait aussi spontanément quand nous découvrions les atrocités des fellaghas. Il suffisait qu’on tombe sur des copains égorgés et mutilés, des civils éventrés... » Quand il lui arrivait de se poser des questions et de manifester des doutes après une exécution sommaire, Cloarec s’entendait répondre : « T’en fais pas, de toutes les façons, c’était un traître à la patrie. » Avec le même lieutenant P., les paras du « peloton fana » vont un jour massacrer un douar en Kabylie puis l’incendier. Les femmes se sont enfuies. Les enfants se sont cachés. Il reste 37 hommes, dont beaucoup sont âgés ou infirmes.
On les regroupe et on les abat au pistolet-mitrailleur. De ce village, qui constituait un point de ravitaillement pour le FLN, il ne restera plus une trace. « Le pire, c’est que tous les hommes n’étaient pas morts, ils faisaient semblant de l’être en s’écroulant les uns sur les autres. On m’a donné l’ordre de soulever la tête de chacun d’eux pour vérifier ce qu’il en était et de tirer la dernière rafale, se souvient douloureusement Cloarec. J’ai toujours en mémoire le regard de l’un de ces blessés. Ses yeux disaient : “Il va me tuer !” Tout cela, je l’ai vécu, je le porte en moi... C’est pour toutes ces choses, général Schmitt, qu’il ne faut pas me pousser ! [...] »
Quand Cloarec n’était pas en opération, l’une de ses tâches consistait à faire le tour des centres de torture d’Alger (villa Sésini, école Sarouy, villa Nador, Bains Romains...) pour ramasser les corps de ceux qui avaient succombé lors des interrogatoires. « J’avais l’ordre de les jeter dans un ravin, ou en plein centre d’Alger, puis de tirer sur eux une rafale de mitraillette. Ensuite, j’allais déclarer : “Fuyard abattu”... »
Parmi les scènes qu’il « garde sur le cœur depuis quarante-cinq ans », Cloarec en cite une qui s’est passée en Kabylie. On arrête un fellouze, les armes à la main. Le lieutenant P. décide de l’interroger. Le type a droit à toutes les tortures. Il ne dit rien. Quand l’interrogatoire est terminé, P. dit à Cloarec : « Y a plus rien à en tirer, descends-le. » Cloarec emmène le prisonnier dans un oued, 100 mètres plus loin, et le fait mettre à genoux. « Caporal, laissez-moi mettre ma médaille militaire, je l’ai dans ma poche », dit alors le condamné. Cloarec le fouille. La médaille est bien là, avec un certificat tout chiffonné mais très lisible. « Mettez-la-moi sur la poitrine », demande le prisonnier. « Où c’est que t’as gagné cela ? l’interroge Cloarec. - J’ai fait la guerre bien avant toi. J’ai servi la France dans l’armée française [pendant la Seconde Guerre mondiale]. J’ai défendu ton pays et je n’ai pas peur de mourir. » Cloarec s’étonne : « Mais pourquoi maintenant tu nous tires dessus ? » Réponse : « Parce que, aujourd’hui, je défends mon pays ! » L’homme regarde Cloarec droit dans les yeux jusqu’à la fin. « Je lui ai tiré trois balles dans la tête. Dans l’ambiance de l’époque, j’étais sûr que j’avais raison. Je devais l’abattre comme un chien. Il était un ennemi et un tortionnaire, comme les autres. Mais depuis cinquante ans, ses yeux ne me lâchent pas. Aujourd’hui, je sais qu’il avait autant le droit de vivre que moi. [...] »
Florence Beaugé
[1] Florence Beaugé, « Algérie, une guerre sans gloire. Histoire d’une enquête », Calmann Lévy, 2005, 300 pages,18 euros.
publié le 10 septembre 2005 (modifié le 5 mai 2019)
https://histoirecoloniale.net/les-revelations-d-un-ancien-para.html
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