Dans un livre bienvenu et édifiant, publié au Seuil ce 6 mai, « Beurettes, un fantasme français », la chercheuse Salima Tenfiche et notre camarade Sarah Diffalah, journaliste à « l’Obs » déconstruisent les stéréotypes sur les femmes françaises issues de l’immigration maghrébine. Extraits.
Bimbo orientale habituée des bars à chicha, femme voilée et soumise, « beurgeoise » ambitieuse, actrice gouailleuse… Les clichés sur les femmes françaises issues de l’immigration maghrébine sont un à un déconstruits dans une enquête passionnante et édifiante « Beurettes, un fantasme français », publiée le 6 mai, aux Editions du Seuil. Les deux auteures, Salima Tenfiche, chercheuse en cinéma et chargée de cours à l’Université Paris-Diderot, et Sarah Diffalah, journaliste à l’Obs, ont mené une enquête de deux ans et interviewé de nombreuses femmes, anonymes ou célèbres, comme l’actrice Sabrina Ouazani ou la cheffe d’orchestre Zahia Ziouani. Elles dressent une galerie plurielle de portraits éclairants, attendus depuis longtemps, loin des caricatures. « Pendant des années, je ne me suis pas pensée du tout comme arabe, kabyle, algérienne, même pas à moitié, et jamais comme une « beurette », écrit ainsi l’écrivaine Alice Zeniter (Prix Goncourt des lycéens pour « L’art de perdre »), qui a rédigé la préface de l’ouvrage. Mais pour ceux qui connaissaient mon père, l’avaient aperçu ou avaient entendu son nom, j’ai toujours été, clairement, une fille d’Arabe. ». Extraits.
« Un seul plat de substitution : l’œuf dur »
« Un jour, mes parents étaient en voyage. J’étais toute seule avec mon frère à la maison et je devais nous préparer à dîner. Ma mère nous avait laissé des cordons bleus au congélateur. Je fais cuire les cordons bleus, et pendant qu’on commence à les manger, mon frère lit à haute voix le carton d’emballage : “Jambon avec fromage.” Alors moi je hurle : “Attention, il y a du jambon !” Et mon frère recrache tout dans son assiette. Puis on relit l’emballage et on se rend compte qu’il y a écrit : “Jambon de dinde.” Alors on s’est demandé si c’était de la dinde ou du jambon avec de la dinde ! On n’a pas tout compris. Mon frère a dit : “Dans le doute, on jette, on mange pas, maman a dû se tromper quand elle l’a acheté.” En réalité, on ne savait pas si le jambon de dinde c’était du porc ou pas… Tout ce qu’on savait, c’est que le porc, c’était l’aliment interdit. »
En écoutant le récit d’Inès, nous avons ri aux larmes, mesurant aujourd’hui le caractère excessif de la réaction des deux enfants qu’elle et son frère étaient alors. Panique, dégoût extrême, culpabilité d’avoir croqué dans un simple morceau de viande rose. Combien de fois, pourtant, avons-nous vécu aussi une telle expérience durant notre enfance ? Combien de fois nous sommes-nous entendues avertir : « Attention, il y a du porc dans cette pizza ! » ; « Mais si, je t’assure, le bacon c’est du cochon » ? Combien de fois avons-nous dû débattre avec Mehdi, Sihem ou Abdellatif sur la présence ou non de gélatine de porc dans le sachet de bonbons que nous leur tendions ?
Pour nous aussi qui avons été élevées dans des familles musulmanes, le porc était cet interdit suprême, cette ligne rose à ne pas franchir, au risque d’être exclu de la communauté. Et à l’époque nous ne plaisantions pas avec la transgression de cette règle. Manger du « khalouf » (porc, en arabe) constituait à nos yeux d’enfants, et à ceux de nos parents, un acte grave et honteux, bien plus grave que celui de voler un vernis à ongles aux Galeries Lafayette. Nos parents nous ont enseigné que manger du porc était « haram » (interdit, en arabe) pour les musulmans. Ils se contentaient de nous transmettre les pratiques religieuses qu’ils avaient eux-mêmes reçues de leurs parents, sans jamais se référer au livre saint de l’islam. […]
Le cordon bleu, la crêpe au jambon ou la saucisse purée de la cantine nous étaient strictement proscrits. À l’école primaire, comme le raconte Inès, lorsqu’il y avait du porc au menu, nous n’avions droit qu’à un seul plat de substitution : l’œuf dur. « À la cantine, c’était chiant parce qu’on ne mangeait pas de porc, on mangeait toujours des œufs, et ça, c’était la guerre, j’en avais marre de manger des œufs ! Qu’on nous donne du poulet ou autre chose, mais pas des œufs ! » C’est pourquoi, lorsque nous avons entendu parler de la volonté de certains élus municipaux de droite et d’extrême droite de supprimer les repas de substitution, nous n’y avons pas vu autre chose qu’une politique d’affichage jouant sur les questions identitaires pour séduire un électorat islamophobe, ou du moins laïcard à l’extrême. Difficile de croire en effet que quelques douzaines d’œufs de poules élevées en batterie seraient responsables du déficit budgétaire de ces mairies…
Nous, qui avions encore droit à cet œuf dur et blanchâtre glissé par la cantinière au centre de notre assiette vide, nous mesurions jalousement notre différence avec nos petits camarades non musulmans, dont l’assiette était pleine tantôt d’une choucroute garnie, tantôt d’une tranche de rôti de porc aux pruneaux. Nous mesurions d’autant plus notre statut particulier que nous étions séparées de nos amis durant toute la durée du repas. Nous devions manger à part, à la table réservée aux « non-mangeurs de porc ».
« On se contente toujours de dire que l’islam est en cause »
« Forte d’une carrière commencée à l’âge de 13 ans dans des films salués par la critique, [l’actrice Sabrina Ouazani] dit « se battre contre les clichés ». Elle raconte avoir refusé une cinquantaine de propositions de rôles. Au cœur de l’industrie cinématographique de ces deux dernières décennies, elle a assisté à l’évolution des représentations caricaturales de la « beurette », qui reposent sur l’opposition pute versus femme soumise. Elle distingue trois périodes. Entre 2002 et 2010, les personnages proposés étaient des « Maghrébines sous la coupe d’un homme autoritaire qui l’oblige à mettre le voile, qui n’a pas le droit de sortir et de s’habiller comme elle veut », « des femmes qui vivent dans une cité noire et violente ». « J’ai habité la Cité des 4 000, à La Courneuve. Je n’ai pas vécu ça. Au contraire. J’avais une relation fusionnelle avec mon frère et j’aimais mon environnement. Pourquoi devrais-je raconter quelque chose que je n’ai pas connu et qui ne reflète pas la réalité ? » s’interroge-t-elle.
On lui a présenté, ensuite, des projets pour jouer la « beurette qui veut s’émanciper sexuellement ». « Comme si on découvrait que les femmes arabes avaient une sexualité ! » s’amuse-t-elle. « On ne parlait pas d’amour, mais de sexe, comme une obsession. » Enfin, à partir de 2012, dans le contexte du développement du terrorisme islamiste international et l’avènement de Daech dans les scénarios, la figure de la femme djihadiste a fait irruption. « Elle se fait embrigader vers l’extrémisme par amour », précise-t-elle. « C’est une réalité que nous pouvons montrer au cinéma. Mais on se contente toujours de dire que l’islam est en cause. Or ces situations touchent davantage à l’humain, à l’amour, au désespoir. Mais on n’investit pas ces champs-là. Je refuse de nourrir le monstre, l’amalgame et le racisme », assène-t-elle, en tapant du poing sur la table. « Je ne suis pas fermée à des projets qui montrent la réalité d’une femme maghrébine en France, mais je veux participer à une représentation plus juste. »
« J’avais, en secret, honte de sa manière de parler français »
« J’ai découvert récemment le documentaire « Toutes les vies de Kojin » (2019) de mon ami kurde Diako Yazdani. Dans certains passages de son film, Diako se met en scène et prend la parole à l’écran dans sa langue maternelle, le kurde. Pour la première fois, depuis dix ans que je le connais, moi, Salima, je pouvais entendre et comprendre grâce aux sous-titres ce que mon ami proférait dans sa propre langue. Diako revêtait à mes yeux une nouvelle dimension. Débarrassé de l’accent qui l’accompagne lorsqu’il s’exprime en français, ne cherchant pas ses mots, utilisant un vocabulaire recherché, développant des idées sophistiquées, il me semblait soudain plus intelligent, plus fin, plus drôle qu’en « français cassé », pour reprendre à mon compte l’expression « broken English » utilisée pour désigner les locuteurs anglophones non natifs de pays anglo-saxons.
En sortant de la salle obscure, je me suis alors souvenue que j’avais déjà vécu cette expérience plusieurs fois dans mon enfance, lorsque l’été, en Algérie, mon père parlait en kabyle avec sa famille ou ses amis de là-bas. Dans sa langue, il me semblait alors plus beau, plus grand, plus puissant que lorsqu’il s’exprimait en français avec son fort accent maghrébin et ses conjugaisons approximatives. Bien sûr, je l’avais déjà entendu parler kabyle à la maison avec ma mère, mais dans ces cas-là il ne pouvait s’empêcher de s’adonner à ce que les linguistes appellent du code switching, ou « alternance codique » en français. Combien de fois ai-je ainsi entendu mon père me répéter dans le bus, alors que je m’agitais sur mon siège sous le regard agacé de ma voisine de droite : « Qim tranquille, moulesh tamralt ayi elle va s’énerver ! » (« Reste tranquille maintenant, sinon la vieille va finir par s’énerver ! »).
Cette perception embellie de mon père quand il parlait dans sa langue en Algérie était surtout liée au fait que j’avais, en secret, honte de sa manière de parler français. Cette honte, je l’éprouvais notamment, à l’époque du téléphone fixe, quand mes camarades du lycée Montaigne (à Paris, N.D.L.R.) appelaient à la maison et que, plus tard, ils me parlaient de l’accent de mon père. Je savais bien que, pour eux, cet accent était plutôt sympathique. Cependant, de mon côté, comme toute adolescente soucieuse de correspondre à la norme pour s’intégrer au groupe, chaque fois que mes amis mentionnaient l’accent de mon père, je faisais mine de leur sourire et d’assumer ma double culture alors qu’au fond j’étais mortifiée d’avoir des origines « différentes ». À l’époque, j’étais persuadée que mes amis exagéraient l’accent de mon père pour me taquiner ou par fascination d’avoir une (et une seule) copine rebeue. Jusqu’au jour où mon compagnon est entré dans ma famille et a confirmé que mes anciens camarades du lycée n’avaient pas tort : papa (que mon compagnon aime beaucoup par ailleurs) avait bel et bien un accent à couper au couteau !
Aujourd’hui, à 35 ans, j’ai mal au cœur à l’idée que mes parents puissent lire cet aveu d’enfant aliénée par le modèle assimilationniste français. En effet, j’ai compris une fois adulte que je voyais alors dans le « français cassé » de mon père un marqueur d’appartenance malgré moi à un groupe stigmatisé par la société : les Arabes. Or qui voudrait raisonnablement se voir rangé parmi les exclus ? »
« Dans ma famille, il y avait une honte de parler de la colonisation »
Nous avons intériorisé que notre culture familiale n’était pas la bienvenue dans l’espace public, ou du moins qu’elle n’était pas « bien vue ». Nous sommes nombreuses à avoir dissocié notre vie familiale (maghrébine) de notre vie sociale (française), afin, d’une part, de préserver nos parents de cette violence symbolique et, d’autre part, de nous distinguer de ce groupe exclu par la société.
Mais cette dissociation se fait au prix d’un déchirement intime, d’une honte d’avoir eu honte de ses parents qu’on aime tant et dont on sait pourtant qu’ils ne sont pas responsables de la stigmatisation dont ils font l’objet dans l’espace public. Or, à l’extérieur, nous sommes sans cesse ramenées à nos origines, à notre histoire, à cette culture de nos parents que nous essayons à tout prix de reléguer dans le dedans, de circonscrire à la sphère familiale, de cacher sous le tapis. C’est ce qui conduit sans doute d’autres femmes à préférer les relations sociales intracommunautaires avec des personnes qui leur ressemblent, afin de réduire ce malaise permanent. En effet, au début de chaque entretien, lorsque nous demandions aux interviewées pourquoi elles avaient accepté de participer à notre enquête, la plupart évoquaient en première réponse : « le besoin de parler » de ce « malaise », de ce « sentiment d’être écartelée ».
Cette fracture entre le dehors et le dedans, et la souffrance qu’elle induit chez nous, est aggravée par l’absence d’un travail de mémoire collective sur le passé partagé et douloureux de la colonisation française. Lynda n’avait jamais entendu parler, ni à l’école ni dans les médias, des rafles et des tortures qui ont eu lieu durant la guerre d’Algérie au stade Charléty, le 17 octobre 1961, avant qu’un vieil oncle ne lui confie, au détour d’une conversation, son terrible souvenir : « Un jour mon oncle de 72 ans est venu à l’improviste à la maison. Je devais avoir environ 15 ans. On était juste tous les deux. Et il s’est mis à me raconter cet épisode de son histoire pour la première fois. Il m’a dit que c’était horrible, qu’ils les avaient enfermés dans le stade pendant plus d’un mois, que tout le monde urinait partout, que c’étaient des bêtes. Tout ça a été enfoui, je suis sûre qu’il n’en a jamais parlé à ses enfants. Dans ma famille, il y avait une honte de parler de la colonisation. »
« La beurette est la fille qu’il faut libérer par le sexe »
« Pour toutes les femmes que nous avons rencontrées, le problème n’est pas seulement que la catégorie pornographique « beurette » (sur les plateformes, N.D.L.R.) existe, mais aussi que ce fantasme ne soit pas uniquement sexuel.
Lors de notre enquête, nous avons pu mesurer à quel point cette image dégradante de la “beurette” renvoyée par l’industrie pornographique suscitait la colère et l’indignation chez les femmes d’origine maghrébine. Basma a 28 ans. Nous la rejoignons un dimanche après-midi sur son lieu de travail dans le XVIIIe arrondissement de Paris, un centre associatif du quartier. Elle a connu durant son adolescence l’explosion des plateformes de pornographie en ligne. Elle regrette la grande place qu’ont prise les figures de femmes racisées, qu’elles soient maghrébines, asiatiques ou noires, classées dans ce qu’on appelle le « porno ethnicisé », devenu un genre à part entière de l’industrie pornographique.
Basma déplore l’image de soumission que renvoient ces filles. « La beurette est la fille qu’il faut libérer par le sexe parce qu’elle serait tellement enfermée, qu’elle ne demanderait que ça », constate-t-elle. Pour elle, les femmes maghrébines n’ont pas besoin d’un libérateur : « J’ai décidé d’avoir une sexualité libre, c’est mon choix. Personne ne m’a forcée ! » Mais ces représentations ont eu un impact sur la manière dont certains hommes « blancs » la percevaient. Durant ses études supérieures, au moment où elle découvrait l’amour et la sexualité, Basma a eu le sentiment d’incarner une « expérience sexuelle ». Elle établit cette observation par le fait que la plupart de ces hommes n’envisageaient pas de « futur durable » avec elle, comme le disait aussi Leïla Slimani (écrivaine, Prix Goncourt pour « Chanson douce », N.D.L.R.) de ces femmes « avec qui on ne se marierait pas ». Jamais ces hommes ne lui ont verbalisé cette disposition à son égard, mais elle en est certaine : « Je n’étais que « ça ». [...] C’est comme si on mettait des hommes dans une fête foraine et que le grand huit c’était la femme arabe », compare-t-elle. Non pas qu’elle ait été experte en la matière, mais parce que pour ces hommes la « beurette » est devenue, selon elle, un trophée à épingler à leur tableau de chasse sexuel, une expérience à tester comme on goûte à une collation exotique. ».
« J’avais peur de ne pas y arriver parce que je n’étais plus vierge »
« L’idée selon laquelle la sexualité est un sujet tabou au sein des familles de culture maghrébine se vérifie dans presque tous les témoignages, ce qui expliquerait les nombreuses réticences et les questionnements qui se sont posés à ces femmes au moment de passer à l’acte. Ce moment est globalement vécu comme une étape importante, que certaines appréhendent. Plusieurs nous ont raconté qu’elles ont longtemps caché à leur famille qu’elles n’étaient plus vierges. Safia est croyante et n’est pas mariée. Elle a eu sa première relation sexuelle avec pénétration à 22 ans. Huit ans plus tard, elle continue à se sentir coupable et s’interroge encore. Elle a longtemps pensé que la perte de sa virginité serait une entrave à son envie d’épouser un musulman.
« Je me disais que je n’étais pas pure et je me demandais si je pourrais trouver quelqu’un pour me poser. On grandit avec cette idée du mariage pour seul objectif quand on est une fille dans une famille marocaine, comme moi. J’avais peur de ne pas y arriver parce que je n’étais plus vierge. » Le sujet est tabou dans sa famille, qui ne sait pas qu’elle a des relations sexuelles. Elle a eu le sentiment d’être coincée entre deux modèles extrêmes qui ne lui correspondent ni l’un ni l’autre : d’un côté, « la sexualité proposée par le cercle familial » et, de l’autre, « la sexualité débridée de la beurette », considérée comme la fille vulgaire « libérée par l’homme blanc ». Sa sexualité est libre, mais elle admet ne pas être à l’aise avec certaines pratiques comme la sodomie, les « plans cul » et les relations sexuelles à plusieurs : « J’ai besoin d’être en confiance, car le sexe reste quelque chose de précieux pour moi. Même si je l’ai désacralisé par rapport à ma famille et à ma religion, c’est une partie de moi, de mon intimité. »
« Beurettes, un fantasme français », par Salima Tenfiche et Sarah Diffalah, Seuil, 320p., en librairie le 6 mai.Sarah Diffalah est journaliste au service Etranger à L’Obs et spécialiste de l’Afrique, Salima Tenfiche est chercheuse en cinéma et chargée de cours à l’Université de Paris-Diderot.
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