«Voir clair dans les événements passés et dans ceux qui, à l’avenir, du fait qu’ils mettront en jeu eux aussi des hommes, présenteront des similitudes ou des analogies.» Thucydide – La guerre du Péloponnèse
Voilà sept ans que nous a quittés Jean-Luc Einaudi d’une maladie foudroyante. C’était le 22 mars 2014. Cet historien, cet éducateur et ce «chercheur-citoyen» comme il aimait à se définir, a laissé derrière lui une œuvre et une méthode.
Jean-Luc Einaudi était un historien autodidacte et reconnu. Son travail était d’une rare qualité et d’une grande exigence ; il était également un militant de la première heure, humaniste et résolument du côté de la justice. La grande œuvre de sa vie aura été son combat féroce et juste pour faire toute la vérité sur le massacre d’Algériens la nuit du mardi 17 octobre 1961 à Paris par la police, sous les ordres du préfet de Paris, Maurice Papon. Œuvre qu’il est impératif de poursuivre…
L’aventure de «La bataille de Paris» en 1991
L’historien anticolonialiste Pierre Vidal-Naquet avait cette phrase qui faisait référence à ce qu’a dit Georges Clémenceau sur la guerre et les militaires : «L’histoire est une chose trop sérieuse pour la laisser aux seuls historiens». Tout le sens de l’engagement de Jean-Luc Einaudi, qui ne fut pas un historien universitaire, est là. Et c’est ainsi que le même Pierre Vidal-Naquet l’a soutenu dès la publication de son premier travail, qu’il a par ailleurs préfacé.
C’est en 1991 qu’a paru La bataille de Paris, troisième livre de notre «chercheur citoyen» qui met en lumière un massacre occulté qui eut lieu dans la capitale française la nuit du 17 octobre 1961 et les jours suivants. Les Algériens (qui étaient alors officiellement appelés Français musulmans d’Algérie ou FMA) de la région parisienne manifestèrent ce jour-là, à l’appel du FLN, contre le couvre-feu qui les visait, décrété douze jours plus tôt par le préfet de police, Maurice Papon.
La répression sera terrible : plus d’une centaine de morts en une nuit et le massacre s’est poursuivi sur plusieurs jours. Un massacre oublié, refoulé pendant des décennies, minutieusement caché, qui eut lieu au cœur de Paris. Le communiqué officiel de la préfecture de police ne parle alors que de deux morts. Jean-Luc Einaudi révélait au grand jour dans ce livre, fruit d’un travail de recherche de très grande qualité, une des pages les plus sombres de l’histoire de la Ve République.
Tout avait débuté pour Jean-Luc Einaudi en 1986, où il avait fait connaissance de Georges Mattei, un des principaux animateurs des réseaux de soutien au FLN pendant la guerre d’Algérie. Mattei disposait d’archives de la Fédération de France du FLN concernant la manifestation du 17 octobre 1961, à Paris, qui lui ont été confiées par l’avocat algérien Ali Haroun. C’étaient des centaines de pages qu’il avait remises à Einaudi avec lequel il s’était lié d’amitié. Comme beaucoup d’archives, on les avait oubliées dans d’anciennes caches en Belgique, depuis 1962. C’est à la lecture de ces documents précieux, qui étaient destinés à la hiérarchie du FLN, que Jean-Luc Einaudi a décidé d’enquêter sur ce qui s’est passé réellement le 17 octobre 1961.
Ce fut un important travail de recherche de la vérité initié par un homme déterminé et infatigable. Il faut souligner là également le courage dont ont fait preuve les éditions du Seuil, et en particulier Olivier Bétourné, éditeur à cette époque et président-directeur général de la maison d’édition parisienne jusqu’en 2018, pour la publication de ce livre.
Cette même année 1986, Jean-Luc Einaudi a publié un important livre, son premier, aux éditions L’harmattan (préfacé par Pierre Vidal-Naquet) sur Fernand Iveton, militant du FLN, employé à EGA (Electricité et Gaz d’Algérie) et exécuté le 11 février 1957 à la prison de Barberousse à Alger Pour l’exemple (titre du livre) et de malgré un recours en grâce.
Ce travail de recherche sur le 17 octobre 1961 a révélé «un mensonge d’Etat» comme Jean-Luc Einaudi l’a affirmé sans relâche : il y évoque non seulement des centaines de morts et disparus sur plusieurs jours en dressant une liste nominative, démentant la thèse officielle de deux morts, mettant en lumière des pratiques honteuses, criminelles et longtemps niées officiellement, qui avaient cours pendant la guerre d’Algérie (il faut se rappeler l’action du même Maurice Papon en Algérie, notamment en tant qu’IGAME de l’Est algérien entre 1956 et 1958).
Un véritable choc dans l’opinion eut lieu alors. Tout cela sans qu’Einaudi ait pu avoir accès, à cette époque, aux archives de la préfecture de police.
Maurice Papon ne réagit pas à la parution de ce livre, l’ignorant ou le considérant avec condescendance, sans doute ne pouvait-il pas ouvrir un autre front, lui qui était déjà visé pour son rôle sous le régime de Vichy. Le 13 octobre 1991, sur la chaîne de télévision «La Cinq», alors que le journaliste Jean-Pierre Elkabbach lui disait : «On a raflé ceux qui sortaient des métros, qui sortaient des autobus, et on les a envoyés où ? Au Palais des Sports ?» Maurice Papon l’interrompait et affirmait : «Bien sûr et ceux-là n’ont pas eu à se plaindre et j’aime mieux vous dire qu’ils étaient bien contents». Concernant les coups de feu sur les grands boulevards, il soutenait : «Par exemple, sur les grands boulevards, les coups de feu qui ont été tirés, ils ont été tirés par le FLN, il n’ont pas été tirés par les gardiens de la paix.» Une thèse de manifestants français musulmans d’Algérie armés, dont on saura qu’elle ne correspond aucunement à la réalité.
Malgré le bonheur qui était celui des Algériens à la sortie de ce livre, Jean-Luc Einaudi n’était pas homme à se laisser manipuler, récupérer par le pouvoir d’Alger, ni par les discours qui peuvent encourager une forme de «concurrence mémorielle» qui gangrènent la société. Lorsque le procès de Bordeaux s’est ouvert en 1997 pour condamner Maurice Papon pour complicité de crimes contre l’humanité (concernant des actes d’arrestation et de séquestration, lors de l’organisation de la déportation des Juifs de la région bordelaise vers le camp de Drancy, d’où ils sont ensuite acheminés vers le camp d’extermination d’Auschwitz, quand il était secrétaire général de la préfecture de Gironde, entre 1942 et 1944), Jean-Luc Einaudi avait clamé partout que ce sont les victimes juives de Maurice Papon qui lui ont demandé de témoigner en faveur de ses victimes algériennes d’octobre 1961. Son témoignage accablant de deux heures à ce procès, sans notes, a été un moment d’une très grande importance lors de l’examen de la personnalité de Maurice Papon. C’est ainsi que le massacre du 17 octobre 1961 a trouvé une couverture médiatique inespérée en France.
Lorsqu’ensuite Maurice Papon, sans doute mal conseillé, a intenté un procès en diffamation à Jean-Luc Einaudi (qui eut lieu en début 1999) pour avoir utilisé le terme de «massacre» s’agissant de ces événements du 17 octobre 1961 dans un article du journal Le Monde en 1998, ce dernier n’as jamais semblé douter de l’issue de ce procès qui s’est révélé être un moyen très efficace de médiatiser les agissements de la police parisienne cette nuit-là et d’obtenir progressivement une reconnaissance de ce qui s’est passé le 17 octobre 1961 sous les ordres de Papon, même si le chemin d’une reconnaissance sans ambiguïté reste encore à faire.
Maurice Papon fut débouté devant le parquet de Paris qui reconnut donc de facto la réalité du massacre lors de ces événements du 17 octobre 1961.
Dix ans plus tard, un si long combat
Dix ans plus tard, en 2001, Jean-Luc Einaudi, après l’ouverture des archives officielles à laquelle il a pris une large part, et leur consultation, publia un nouveau livre aux éditions Fayard Octobre 1961, un massacre à Paris dans lequel il affirmait clairement, preuves à l’appui, que la répression fit environ 393 morts et disparus, dont 200 morts, que le 17 octobre 1961 et les jours suivants, à Paris.
Dans la longue introduction à ce nouveau livre, intitulée «Un si long combat», Jean-Luc Einaudi écrit : «En dépit des précautions qu’avec mon éditeur nous avions prises, je dois avouer que j’avais secrètement espéré, sans trop y croire cependant, que l’ancien préfet de police de Paris et du département de la Seine, Maurice Papon, m’intenterait un procès en diffamation comme il avait pris l’habitude de le faire au cours de ces dernières années, contre ceux qui le mettaient en cause dans le rôle qu’il a joué sous l’occupation nazie.[…]. Maurice Papon s’en garda bien.» C’est seulement à la suite du «procès Papon», celui de Bordeaux in fine, que tout fut finalement déclenché, à la faveur du travail de Jean-Luc Einaudi, contre un Maurice Papon condescendant et demandant un million de francs de dommages et intérêts pour ce qu’il considérait comme une diffamation.
Toujours dans cette longue introduction à ce nouveau livre, Jean-Luc Einaudi publie les lettres qu’il a écrites pour demander à consulter les archives, et qui n’ont eu aucune réponse, à une multitude de femmes et d’hommes politiques, dont Lionel Jospin, Elisabeth Guigou, Alain Richard et même Jean-Pierre Chevènement. Seule Catherine Trautmann, ministre de la Culture du gouvernement Lionel Jospin lui répondit le 17 décembre 1997, avec un avis favorable qui ne réglera pas toutes les questions toutefois.
Dans un chapitre de ce livre intitulé Les victimes en page 347, Jean-Luc Einaudi dresse une nouvelle liste des morts et de disparus Français musulmans d’Algérie (FMA), en septembre et octobre 1961 à partir de plusieurs sources, avec la date du décès «lorsque c’est possible», écrit-il. On constate à partir de la nuit du 17 octobre 1961 seule, 159 morts ou disparus sont signalés sur les 393 au total sur les deux mois. Le combat pour la reconnaissance pleine et entière des responsabilités et des massacres du 17 octobre 1961 et des jours suivants, de ceux qui étaient des Français musulmans d’Algérie, n’est guère terminée en 2021.
Des avancées considérables, que nous devons largement au travail de Jean-Luc Einaudi, ont été faites par des politiques tels que Lionel Jospin et François Hollande (en 2000 et en 2012 respectivement) auxquels il faut ajouter les actions de Bertrand Delanöé et Anne Hidalgo (qui ont fait installer respectivement une plaque commémorative en 2001 puis une stèle en 2019 sur le pont Saint-Michel) et bien d’autres acteurs locaux dans des villes de la région parisienne, mais cela ne suffit évidemment pas, puisque la reconnaissance politique pleine et entière de la responsabilité de l’Etat français n’a pas été encore retenue.
Ce travail de Jean-Luc Einaudi a lui-même une histoire, avec une multitude de femmes et d’hommes qui l’ont aidé, encouragé, inspiré ou accompagné dans sa longue quête travail, hormis ceux que nous avons déjà cités, ils vont de l’écrivain Didier Daeninckx, le réalisateur Mehdi Lallaoui et le sociologue M’hamed Kaki ; à l’historienne Nadine Fresco, en passant par les avocats Pierre Mairat et Daniel Boulanger, les archivistes Brigitte Lainé et Philippe Grand et l’historien Michel Slitinsky, l’ancien président du MRAP Mouloud Aounit, le documentariste Daniel Kupferstein et bien d’autres… N’oublions pas les témoins algériens qui se sont mobilisés autour de lui, comme la famille Bédar, dont Djoudi le frère de Fatima Bédar, une adolescente assassinée et dont le corps a été retrouvé dans la Seine à la suite de la manifestation du 17 octobre 1961.
Citons également le reste de l’œuvre de Jean-Luc Einaudi, un éducateur de la protection judiciaire de la jeunesse, qui était attaché à son travail et qui a écrit sur les jeunes deux livres (Les mineurs délinquants en 1995 chez Fayard et Traces aux éditions du sextant en 2006) ; une quinzaine de livres au total, sur l’Algérie, sur le Vietnam, sur la police et sur des personnages importants qu’il a voulu mettre en avant et qui, même «vaincus de l’histoire» pour une partie importante d’entre eux, sont toutefois symboles d’une humanité ouverte à l’autre et prometteuse. Une humanité qui lui ressemblait et en laquelle il avait une foi sans faille.
Son dernier livre (Le dossier Younsi : 1962, procès secret et aveux d’un chef FLN en France, Edition Tirésias. 2013) est consacré à la recherche de la vérité sur l’assassinat par le comité fédéral de la Fédération de France du FLN de ce militant du FLN en France nommé Abdallah Younsi. Il révèle les dessous d’une affaire connue sous le nom de «l’affaire Mourad» dans son enquête, et il met cette fois clairement le doigt sur les agissements du FLN en France, même après la signature des Accords d’Evian, donc après la guerre ; agissements qui en disent long sur certains fonctionnements internes du FLN et qui sont autant de signaux de la tragédie à venir de l’Algérie indépendante.
C’est son message et nous l’entendons davantage aujourd’hui sans sa présence physique parmi nous. Stéphane Hessel nous invite à endiguer le déclin de la société dans son manifeste en faveur de la nécessaire indignation. D’importants progrès ont été accomplis depuis 1948, nous dit-il : la décolonisation, la fin de l’apartheid, la chute du Mur de Berlin. Mais cette tendance, selon lui, est en train de s’inverser depuis les années 2000.
L’œuvre de Jean-Luc Einaudi, considérable dans la recherche de la vérité, reste inachevée et un long chemin doit être encore parcouru avec tous ceux qui s’imprègnent et qui s’imprégneront des principes qui ont régi son existence et présidé à son action.
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