Le rapport sur la réconciliation des mémoires française et algérienne, commandé en juillet 2020 à l’historien Benjamin Stora, est rendu à l’Elysée mercredi 20 janvier à 17 heures. Entretien avec son auteur.
L’historien Benjamin Stora, spécialiste de la colonisation, de la guerre d’Algérie et de l’immigration maghrébine. (ULF ANDERSEN/AURIMAGES VIA AFP)
Maintes fois reporté en raison de l’épidémie de Covid-19 et des ennuis de santé du président algérien Abdelmadjid Tebboune, le rapport confié en juillet 2020 à l’historien Benjamin Stora sur « les questions mémorielles portant sur la colonisation et la guerre d’Algérie » est remis officiellement à Emmanuel Macron mercredi 20 janvier. Entretien.
Pour Emmanuel Macron, la colonisation et la guerre d’Algérie sont des « secrets de famille » qui rongent la société française. Il y a un an, il déclarait : « Je suis très lucide sur les défis mémoriels qui sont devant moi […]. La guerre d’Algérie est sans doute le plus dramatique d’entre eux. » Comment envisagez-vous cette difficile tâche de réconciliation mémorielle ?
Il ne s’agit évidemment pas de construire une histoire figée, définitive, qui empêcherait toute critique du passé colonial de la France et de la guerre d’indépendance. Il ne s’agit pas non plus de nier qu’il y a des divergences profondes dans les imaginaires français et algérien et que les récits tragiques, mais différents, d’une histoire coloniale pourtant commune, existent des deux côtés. Il faut, modestement, ouvrir des passerelles, des ponts, sur des sujets encore terriblement sensibles, pour avancer ensemble.
On célébrera l’an prochain les soixante ans de l’indépendance de l’Algérie. Plus d’un demi-siècle a passé, mais l’histoire, donc, ne passe toujours pas. Mémoires blessées, ressentiments, relations tumultueuses entre les deux rives, polémiques qui enflamment régulièrement la société française sur les 132 ans de période coloniale et les huit années de guerre… Pourquoi en est-on encore là ?
La colonisation et la guerre d’Algérie ont traumatisé différents groupes de personnes. Immigrés, pieds-noirs, harkis, soldats, Algériens nationalistes… La représentation de cette histoire, surtout quand elle entre en contradiction avec des discours officiels, est forcément passionnelle. Or il n’y a pas eu de travail de réconciliation après l’indépendance. L’Etat a organisé l’oubli par une série de lois d’amnistie : deux décrets inclus dans les accords d’Evian en mars 1962 sur les infractions commises dans le cadre des opérations de maintien de l’ordre, puis de nouvelles législations en 1964 et 1968.
Le général de Gaulle voulait conserver des relations économiques avec l’Algérie indépendante, à cause du pétrole et des expériences nucléaires dans le Sahara. Il voulait aussi éviter les affrontements entre Français, après le putsch des généraux d’avril 1961 et les attentats de l’OAS. Mais, parmi les partisans de l’Algérie française, beaucoup n’ont pas accepté la défaite. Il n’y a jamais eu de consensus, il n’y a pas non plus eu de procès qui auraient pu soulager les victimes. Souvenez-vous des aveux du général Aussaresses dans son livre « Services spéciaux, Algérie 1955-1957 » paru en 2001, où il écrivait noir sur blanc qu’il avait fait tuer l’avocat Ali Boumendjel, censé s’être « officiellement » suicidé en se jetant d’un immeuble pendant la bataille d’Alger. Que lui est-il arrivé ? Rien, à part le retrait de sa Légion d’honneur. Aucune enquête, aucune condamnation. Même chose pour Maurice Papon. Il a été jugé coupable de la rafle de juifs qu’il avait organisée à Bordeaux en 1942, mais il n’a pas non plus été inquiété pour les morts algériens lors de la manifestation du 17 octobre 1961, alors qu’il était préfet de police de Paris.
Vous expliquez, dans votre rapport, que cette amnésie orchestrée par l’Etat français a fragmenté les mémoires. Vous écrivez : « Longtemps après avoir été figée dans les eaux glacées de l’oubli, cette guerre est venue s’échouer, s’engluer, dans le piège fermé des mémoires individuelles. »
Quand l’espace public n’offre rien, les acteurs de l’histoire se dispersent et se réfugient dans l’intimité. Pendant trente ans, jusque dans les années 1990, immigrés et descendants d’Algériens, pieds-noirs, harkis, anciens appelés, ont vécu leur histoire algérienne comme une sorte de guerre secrète, un drame intérieur, personnel. On a assisté à la fois à une sorte d’absence, de refoulement, et à une multiplication des récits autobiographiques, écrits par des gardiens vigilants de la mémoire défendant leur propre point de vue. Tandis que de l’autre côté de la Méditerranée, les Algériens construisaient une mémoire totalement différente de la guerre d’indépendance et survalorisaient l’imaginaire guerrier, en bâtissant un récit national, homogène, unifié, en écartant de nombreux nationalistes de l’histoire officielle. « Un seul héros, le peuple », comme il est écrit dans les manuels scolaires.
La guerre d’Algérie a été très spécifique par sa violence, par le nombre d’acteurs impliqués, par sa complexité. Elle a été la plus longue, de 1954 à 1962, et la plus dure des guerres de décolonisation françaises au XXe siècle. En quoi cela a joué sur ces mémoires éclatées, blessées ?
Cela explique pourquoi l’Etat peut organiser aussi facilement l’amnésie. La société française est en partie consentante. Il y a eu des choses cruelles, horribles, commises pendant la guerre. Elles n’étaient pas avouables. La pratique massive de la torture, les corvées de bois, les exécutions sommaires, les dizaines de milliers de disparus dont les familles ne savent toujours pas où ils sont enterrés, l’utilisation du napalm − les « bidons spéciaux » du plan Challe en 1959 −, le déplacement de deux millions de paysans algériens, chassés de leurs terres, pour isoler les indépendantistes et les couper de la population, la destruction de centaines de villages et la mise en place de « zones interdites » où les Algériens ne pouvaient circuler sous peine d’être abattus, la pose de mines aux frontières marocaine et tunisienne responsables de la mort et du handicap de milliers de jeunes Algériens, la contamination des populations sahariennes par les essais nucléaires commencés en 1960…
Et puis, il ne faut pas oublier que c’était aussi une guerre civile franco-française. Près d’un million d’Européens, de pieds-noirs (la plus grosse colonie de peuplement de l’empire), vivaient en Algérie depuis des générations, la plupart avec un niveau de vie inférieur à celui des habitants de la métropole. Il était hors de question d’abandonner une population et un territoire annexé à la France depuis 1834, quatre ans après le début de la conquête, avant même la Savoie et le comté de Nice qui ne l’ont été qu’en 1860. On a alors assisté en France à l’opposition farouche entre deux formes de nationalisme français : l’une qui refuse viscéralement le rétrécissement de l’empire ; l’autre, plus ouverte sur le monde tel qu’il était devenu, avec d’autres possibilités d’influence. C’est la position du général de Gaulle, quand il revient au pouvoir en 1958. Il a compris que rester enfermé dans le passé, c’est se condamner à mourir. Ce n’est pas par anticolonialisme qu’il rend à l’Algérie son indépendance, mais pour sauver les intérêts de la France. Mais il a été victime de plusieurs tentatives d’assassinat au cours de ces années : en 1961, dans l’Aube, quand une bouteille de gaz explose au passage de sa voiture ; en 1962 quand un tireur se poste en face du perron de l’Elysée et au Petit-Clamart quand le lieutenant-colonel Jean-Marie Bastien-Thiry crible de balles son véhicule ; en 1963, un complot de l’Ecole militaire ; en 1964, près de Toulon, où une bombe a été dissimulée. C’est dire la violence des oppositions au sein de la société française.
Plus d’un demi-siècle après la fin de la guerre, l’Histoire est donc encore un champ de bataille…
Après l’indépendance, les guerres de mémoires ont démarré. On l’a vu en France, avec l’impossibilité de trouver une date de commémoration de la fin de la guerre d’Algérie. En 2016, François Hollande retient la date du cessez-le-feu du 19 mars 1962, mais elle a toujours été contestée par l’extrême droite et une partie de la droite, au motif que d’autres morts ont été déplorés après : la fusillade de la rue d’Isly, les enlèvements d’Européens à Oran, les massacres de harkis… On l’a vu aussi avec la loi du 23 février 2005 reconnaissant le « rôle positif de la colonisation ». Ce n’est qu’à la suite d’une pétition lancée par des historiens, chercheurs et enseignants que l’article 4 de la loi a été déclassé par le Conseil constitutionnel, puis abrogé par un décret.
Il y a quand même eu des combats, des avancées et des discours qui ont fait bouger les lignes de front ?
Dans les années 1980, en France, les enfants des immigrés algériens et des harkis ont commencé à se manifester. Ils ont organisé des marches, dont celle pour l’égalité et contre le racisme de décembre 1983, des rassemblements, des concerts. Les associations de pieds-noirs ont réclamé l’indemnisation de leurs biens laissés en Algérie. Les appelés du contingent se sont battus pour obtenir une carte d’ancien combattant. Mais dans les années 1980, François Mitterrand, acteur clé de la guerre d’Algérie, est à l’Elysée. Ministre de l’Intérieur puis de la Justice entre 1954 et 1957, il a joué un rôle dans la condamnation à mort et l’exécution de nationalistes algériens, dont le militant communiste Fernand Iveton. Il faut se rappeler qu’un an après son arrivée à l’Elysée, le gouvernement Mauroy présente un projet de loi sur « certaines conséquences des événements d’Afrique du Nord », qui permet notamment la réintégration dans le cadre de réserve de huit généraux putschistes d’avril 1961, et ne réussit à le faire adopter qu’à l’aide de l’article 49.3. Michel Rocard, Pierre Joxe et Lionel Jospin s’opposent à cette démarche. Le départ du pouvoir et la mort de François Mitterrand lèvent enfin l’hypothèque.
Pour vous, donc, l’arrivée en 1995 à l’Elysée de Jacques Chirac, qui a fait la guerre d’Algérie en tant qu’appelé mais n’était pas aux manettes entre 1954 et 1962, permet au couvercle de la mémoire de se soulever vraiment ?
Au début des années 2000, une accélération mémorielle se produit. En 1999, après la nomination de Lionel Jospin comme Premier ministre, l’Assemblée nationale reconnaît le terme de « guerre d’Algérie » et met fin aux euphémismes sur « les événements ». En 2000, « le Monde », sous la plume de la journaliste Florence Beaugé, publie une série de témoignages de victimes algériennes de la torture, qui fait grand bruit. En 2003, Jacques Chirac se rend en visite d’Etat en Algérie et est acclamé par des centaines de milliers d’Algérois et d’Oranais. En 2005, les massacres de Sétif et Guelma, perpétrés le jour de la Libération, sont officiellement condamnés. Les discours restent cependant des dénonciations importantes mais abstraites du système colonial. Comme celui de Nicolas Sarkozy, en 2007 à Constantine, qui évoque « l’injustice » ou celui de François Hollande, à Alger, en 2012, qui parle de brutalité. Tous les deux étaient des enfants pendant la guerre d’Algérie.
Emmanuel Macron est, lui, le premier président de la Ve République à ne pas avoir connu la colonisation. Il est né quinze ans après l’indépendance de l’Algérie. Il n’est lié à aucun parti historique, ni au Parti socialiste, encombré par le passé algérien de François Mitterrand, ni aux Républicains, dont l’aile droite courtise les nostalgiques de l’Algérie française. Est-ce que cela le rend plus libre par rapport au passé colonial de la France ?
Il est désormais possible d’avancer concrètement. Emmanuel Macron a déjà commencé une opération vérité sur l’Algérie. Pendant la campagne présidentielle, lors d’un déplacement à Alger en février 2017, il a qualifié le système colonial de « crime contre l’humanité ». En septembre 2018, il a reconnu la responsabilité de l’Etat dans la mort du mathématicien et militant communiste Maurice Audin, officiellement « disparu » pendant la bataille d’Alger : il a déclaré dans un texte remis à sa veuve que le jeune homme avait été « torturé puis exécuté ou torturé à mort par des militaires ». Récemment, il a restitué à Alger les crânes des Algériens tués en 1849 lors de la conquête, et dont les restes étaient conservés au Musée de l’homme, à Paris. Pour lui, la période coloniale et de la guerre est un « poison » dans la société française.
Vous citez, effectivement, dans votre rapport, le chiffre de 7 millions de résidents français concernés par l’Algérie. C’est considérable, pratiquement un habitant sur dix.
Approximativement, mais ça doit être davantage. Il y a eu un million d’appelés, près d’un million de pieds-noirs rapatriés, dont 130 000 juifs − installés sur l’autre rive depuis l’Antiquité −, plus de 80 000 familles de harkis arrivées en métropole après l’indépendance. On estime aujourd’hui à 2 millions le nombre d’Algériens ou Français d’origine algérienne qui vivent dans l’Hexagone, les binationaux en Algérie seraient environ 80 000, ce qui fait un espace mixte important. Surtout, cette population s’élargit avec le temps. Les petits-enfants, les arrière-petits-enfants, ne se détachent pas de cette histoire non digérée. Comme en témoigne l’abondance de la littérature « mémorielle » de ces descendants, souvent écrite par des femmes, d’ailleurs : Alice Zeniter, Valérie Zenatti, Olivia Elkaim, Béatrice Fontanel… Mais aussi les films, de Nicole Garcia, Dominique Cabrera, Yamina Benguigui…
Pour vous, la mauvaise connaissance, la mauvaise appréciation de la période coloniale et du nationalisme algérien, est un élément clé dans ces réconciliations difficiles.
Les gouvernements français ont vu le nationalisme algérien comme le bras armé du communisme international. Ils n’ont pas compris ce que c’était. Aucun homme politique, président du Conseil, ministre ou autre, n’a jamais discuté avec les leaders nationalistes Messali Hadj ou Ferhat Abbas, inconnus en métropole. Or il y avait bel et bien une force nationaliste, de résistance, d’opposition algérienne, portée par des partis, des figures, des organisations, des programmes, et qui a fabriqué la nation algérienne. La première organisation, l’Etoile nord-africaine de Messali Hadj, a vu le jour dès 1926. La colonisation a été pour les Algériens 132 ans de refus. La conquête ne s’est pas arrêtée avec la destitution du dey d’Alger en 1830. Elle a été longue, sanglante, meurtrière. Elle a duré jusque dans les années 1870, avec la grande révolte en Kabylie. Cela a traumatisé durablement les familles algériennes et reste méconnu dans la société française.
Vous estimez qu’un rapprochement entre la France et l’Algérie passe d’abord par une connaissance plus grande de ce que fut l’entreprise coloniale, le nationalisme et la guerre. Par plus d’histoire, en somme.
Oui, car cette période renvoie à deux imaginaires différents, antagonistes, séparés. Le fossé ne s’est jamais résorbé. L’imaginaire, ici, se réfère aux routes, lignes de chemin de fer, écoles, hôpitaux construits par « la Grande France » civilisatrice. De l’autre côté de la Méditerranée, l’imaginaire est peuplé de souvenirs choquants de la brutalité de la longue « nuit coloniale », comme disait le leader nationaliste Ferhat Abbas. La société coloniale, c’est la société des gens sans droit, qui ne peuvent pas voter, être propriétaires d’un café, qui ont été dépossédés de leurs terres, déplacés vers des zones arides, qui ont connu la misère, la famine dans les campagnes. Les dérogations au droit commun, à travers les législations spéciales de ce qu’on appelle le « code de l’indigénat », étaient permanentes : arrestations arbitraires, tribunaux spéciaux… Il y a même eu perte de l’identité personnelle avec la fabrication des SNP (Sans Nom Patronymique). Avant 1882, et la loi sur « l’Etat civil des indigènes musulmans de l’Algérie », il n’existait pas de patronymes dans le sens français du terme, mais une généalogie, des « fils et filles de ». Quand les « indigènes » s’inscrivent sur les registres du Code civil, la francisation des noms arabes entraîne des erreurs de transcription. Certaines familles se retrouvent sans nom patronymique. C’était un faux modèle de la République, les principes d’égalité et de fraternité n’avaient pas traversé la Méditerranée. On est allé au bout de la fiction coloniale.
En France, d’où viennent encore les résistances pour affronter ce passé ?
De l’extrême droite et d’une partie de la droite. L’extrême droite n’a jamais accepté les indépendances politiques. Le Rassemblement national (RN, ex-Front national), né en 1972 dans la défense de l’Algérie Française, reste dans un antigaullisme viscéral, contrairement au discours officiel de Marine Le Pen. Le drame, c’est que la droite gaulliste a été contaminée par cette pensée. Et que la gauche se tait. Elle ne prend pas à bras-le-corps cette histoire coloniale pour lutter contre le racisme et les discriminations. Car la guerre d’Algérie en 1956, c’est elle qui l’a menée, c’est Guy Mollet, le président socialiste du Conseil, qui a mis en place les pouvoirs spéciaux, votés par le Parti communiste français. L’histoire est infiniment complexe.
En préambule de votre rapport, justement, pour illustrer cette complexité, vous citez une phrase d’Albert Camus, tirée de son « Appel pour une trêve civile en Algérie », de 1956 : « J’ai aimé avec passion cette terre où je suis né, j’y ai puisé tout ce que je suis, et je n’ai jamais séparé dans mon amitié aucun des hommes qui y vivent, de quelque race qu’ils soient. »
Albert Camus a condamné la colonisation dans ses articles « Misère de la Kabylie » publiés par le quotidien « Alger Républicain » en 1939, il s’est élevé contre la répression de Sétif et Guelma en 1945, et, à la fin de sa courte vie, il s’est prononcé en faveur d’un fédéralisme donnant plus de pouvoir à l’Assemblée algérienne, sans se séparer de la France. La complexité de cet homme entre deux rives, un penseur de l’entre-deux, fondamentalement, ne se réduit pas à une cause ou une identité. Il faut mettre fin aux mémoires hémiplégiques, enfermées dans une seule vision de l’histoire.
Vous évoquez le « monde du contact », le fait que l’empire n’a pas été ce bloc homogène, où tous les Français ont accepté et soutenu le système colonial… Estimez-vous que la résistance française, bien que minoritaire, a été sous-estimée ?
Totalement. Dans l’Algérie coloniale, à l’image d’Albert Camus, les Européens ne sont pas tous des colonialistes forcenés et racistes. Certains luttent contre le système colonial, sont au contact des musulmans, réclament l’égalité des droits. Les prêtres-ouvriers, notamment ceux de la Mission de Paris et de la Mission de France, les juifs progressistes, les chrétiens de gauche, les antifascistes italiens, les républicains espagnols, les anarchistes, les trotskistes, les membres du Parti communiste algérien (PCA). Maurice Audin, Jean Scotto, curé de Bab-el-Oued engagé auprès des plus pauvres, l’archevêque Léon-Etienne Duval qui a dénoncé la torture et les exécutions sommaires, Emilie Busquant, la femme du leader nationaliste Messali Hadj qui a aidé à la confection du drapeau algérien… En métropole également, la liste est longue des anticolonialistes : Louise Michel, Jean Jaurès, André Breton, François Mauriac, Edgar Morin, Pierre Vidal-Naquet, Gisèle Halimi… Et au sein du nationalisme algérien, beaucoup de figures ne réclament pas l’indépendance, comme le docteur Bendjelloul, très populaire entre les années 1930 et 1950, qui souhaite l’égalité citoyenne, veut être Français et musulman à part entière.
Ces faits doivent être connus des jeunes générations, pour que l’on sorte des mémoires communautarisées, des faits déformés, instrumentalisés par les lobbys mémoriels des extrémistes des deux côtés. L’histoire est un contre-feu indispensable aux incendies des mémoires enflammées. Il faut favoriser sa connaissance par l’éducation nationale et former en grand nombre des professeurs d’histoire du secondaire sur la colonisation. Le travail commencé par les manuels scolaires doit s’accentuer pour porter au plus grand nombre toute la réalité de la colonisation. Il faut aussi multiplier les postes spécialisés à l’université française. Ce n’est pas normal qu’une poignée enseigne l’histoire du Maghreb contemporain, alors que tant d’enfants de l’immigration en sont originaires.
L’Algérie réclame depuis de nombreuses années des excuses de la part de la France. Dans un entretien à « Jeune Afrique », en novembre 2020, Emmanuel Macron a balayé cette hypothèse d’un « Le sujet n’est pas de s’excuser ». Vous ne préconisez pas non plus d’excuses dans votre rapport. C’est pourtant un préalable symbolique indispensable et cela risque de faire polémique, non ?
On peut faire un discours d’excuses. Pourquoi pas ? Mais regardez ce qui s’est passé avec la Chine, le Japon et la Corée au XXe siècle. Les excuses du Japon n’ont été suivies d’aucun acte concret et n’ont pas suffi à calmer les mémoires blessées. Le mal est profond. Il faut emprunter d’autres chemins, mettre en œuvre une autre méthode pour réconcilier les mémoires. Il faut s’engager sur un chemin concret, pas à pas, autour d’objets d’histoire cruels, passionnels, autour de gestes symboliques. Je préconise, pour cela, la mise en place d’une commission « Mémoire et vérité », d’une dizaine de personnes, pas exclusivement des historiens, mais aussi des hauts fonctionnaires, diplomates, chefs d’entreprise, artistes des deux rives [l’Elysée a décidé d’en confier la présidence à Benjamin Stora, NDLR]. C’est un chantier immense, tout est à faire. J’évoquais tout à l’heure la fabrication de l’oubli, mais la fabrication mémorielle passe aussi par un accord entre Etats.
Comme un traité d’amitié ?
Il y avait eu un projet entre la France et l’Algérie après la visite de Jacques Chirac en 2003. Cela avait été très loin. Mais le Parlement français a voté la fameuse loi sur les aspects positifs de la colonisation. Et c’était fini. Juste après, il y a eu les émeutes de banlieue. Ce n’est pas un hasard. A l’approche du soixantième anniversaire de l’indépendance de l’Algérie, la nécessité d’un nouveau traité de réconciliation, d’amitié reste plus que jamais d’actualité.
Il y a beaucoup de gestes à faire vis-à-vis de l’Algérie. Le chantier est immense, comme vous dites.
Il faut d’abord une meilleure circulation des archives. Depuis des décennies, l’Algérie réclame la restitution des archives nationales détenues par la France en invoquant les lois internationales qui stipulent que « les archives appartiennent au territoire dans lequel elles ont été produites ». La France a rendu les archives dites de « gestion » (éducation, hôpitaux…), mais elle détient toujours ce qu’elle appelle des « archives de souveraineté » (armée, présidence de la République…). Il faudrait un fonds d’archives commun, librement consultable par les chercheurs des deux côtés de la Méditerranée, avec des déplacements facilités. La classification « secret-défense » doit aussi être très vite levée pour les documents d’avant 1970. Cette meilleure circulation doit aussi toucher les images, les représentations réciproques, les découvertes mutuelles, les ouvrages avec des traductions dans les deux langues. Pourquoi ne pas encourager qui a déjà fonctionné sur Facebook et Instagram ?
La liste des dossiers sensibles est tellement longue ! Il y a les essais nucléaires (17 réalisés par la France au Sahara entre 1960 et 1966), dont il faudrait fournir une carte détaillée aux autorités algériennes ; les mines des frontières tunisienne et marocaine, dont on devrait aussi donner les emplacements ; les « disparus » algériens, mais aussi français, du 5 juillet 1962 à Oran, qu’un guide officiel devrait répertorier… Et puis, bien sûr, il y a nécessité de multiplier les gestes symboliques et politiques en faveur des figures du nationalisme algérien, comme l’émir Abd el-Kader, l’homme de la résistance algérienne au cours de la conquête, savant musulman, poète et philosophe. Les corps des membres de sa famille, enterrés au château d’Amboise où il a été emprisonné après sa reddition, pourraient être rapatriés en Algérie.
Y a-t-il des préconisations auxquelles vous êtes plus particulièrement attaché ?
Je souhaiterais d’abord la mise en œuvre d’une sorte d’Office franco-algérien de la jeunesse, pour des projets, notamment culturels. Ce serait aussi très positif d’envisager la reconnaissance de la responsabilité de l’Etat français dans la mort d’Ali Boumendjel, comme elle l’a été pour Maurice Audin. Sa veuve est morte récemment sans que le décès de son mari soit officiellement imputé à l’Etat, c’était le combat de sa vie. Cela renverrait aux exactions de la bataille d’Alger, à la torture, aux assassinats, mais aussi à l’homme, un avocat pacifiste, un intellectuel, un ami de René Capitant [juriste, résistant, ministre, notamment, dans le gouvernement provisoire, NDLR], un compagnon du général de Gaulle.
La question des harkis est aussi fondamentale pour moi. A leur propos, je n’aime pas dire qu’ils étaient du « mauvais côté de l’histoire », ils se vivent comme appartenant aussi à l’histoire algérienne, et ils doivent pouvoir circuler librement entre les deux rives, sans se cacher lorsqu’ils vont en Algérie. Enfin, une solution doit être trouvée au problème de l’entretien des cimetières européens et juifs en Algérie, traces d’une histoire plurielle, et laissés à l’abandon depuis l’indépendance.
En avançant sur la réconciliation des mémoires, estimez-vous qu’on peut progresser aussi sur les questions de laïcité et de l’islam ?
Bien sûr. Qui sait aujourd’hui que la loi de 1905 n’a pas été appliquée en Algérie ? Et que, déjà, on déniait aux Algériens le fait de pouvoir être à la fois républicain et musulman ? La colonisation est partie intégrante de l’histoire française, ce n’est pas une histoire séparée, extérieure, périphérique. Plus on avance dans le temps, plus cette histoire devient centrale.
Le Premier ministre Jean Castex, invité sur TF1 en novembre 2020, après la mort du professeur Samuel Paty, a évoqué les justifications parfois données à l’islamisme radical. « Nous devrions nous autoflageller, regretter la colonisation, je ne sais quoi encore », a-t-il alors déclaré, provoquant un tollé. C’est une faute politique pour celui qui est le deuxième personnage de l’Etat français ?
Le passé est là, problématique, sur l’immigration, l’islam, l’Etat, la démocratie, la citoyenneté… On est obligé de le regarder en face. Il ne s’agit pas d’en être prisonnier, mais ne pas l’affronter signifie rester dans une pensée mutilée, s’interdire toute perspective d’avenir. La reconnaissance pratique des exactions commises pendant la guerre et des centaines de milliers de morts algériens est une condition essentielle pour aller vers une mémoire plus apaisée. Il faut aller vers plus de vérité. Cela aidera à passer d’une mémoire communautarisée à une mémoire commune entre Algériens et Français, à la sortie de la concurrence victimaire qui est stérile. Le métissage, le « vivre ensemble », n’a jamais fonctionné dans l’Algérie coloniale, mais sa réussite est un enjeu majeur dans la France d’aujourd’hui.
Propos recueillis par Sarah Diffalah et Nathalie Funès
Benjamin Stora, né en 1950 dans une famille juive de Constantine, est un historien et universitaire, spécialiste de l’Algérie. Il a publié de très nombreux ouvrages sur la colonisation, la guerre d’Algérie et l’immigration maghrébine, dont plusieurs viennent d’être rassemblés dans la collection Bouquins de Robert Laffont (« Une mémoire algérienne », 2020). Le rapport sur « les questions mémorielles portant sur la colonisation, et la guerre d’Algérie » sera publié début mars aux éditions Albin Michel sous le titre « France-Algérie, les passions douloureuses ».
Sarah Diffalah et Nathalie Funès
https://www.nouvelobs.com/histoire/20210120.OBS39099/exclusif-benjamin-stora-il-faut-reconnaitre-les-exactions-de-la-guerre-d-algerie-pour-apaiser-les-memoires.html
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