AU PIED DU MUR. Il arrive qu’un mot empêche jusqu’à la possibilité de penser : « repentance » est de ceux-là. Personne ne s’en réclame mais on se plaît partout à la condamner. La main sur le cœur, avec ça. L’extrême droite en a fait sa passion et la droite son passe-temps – et voilà qu’une frange de la gauche rêve d’occuper ses journées avec la droite depuis qu’elle ne sait plus ce qu’est la gauche.
Personne n’appelle au « repentir », sinon Jean-Baptiste dans le désert de Judée.
Personne n’appelle à la « contrition », sinon Thomas d’Aquin dans les pages de sa Somme.
Alors si tout le monde parle de ce dont personne ne parle, c’est qu’il doit y avoir quelque intérêt à cela. On ne construit pas en vain un mot comme une menace. Jean Castex, ancien élu UMP et actuel Premier ministre, nous a récemment éclairés à heure de grande écoute : « Nous devrions nous autoflageller, regretter la colonisation, je ne sais quoi encore ! » L’épure n’est pas sans mérites ; elle balaie jusqu’aux dernières ombres : quiconque enjoint à lutter contre la « repentance » appelle donc à promouvoir l’Empire – c’est-à-dire l’accumulation du capital.
Tandis que les pourfendeurs de la « repentance » célèbrent l’exploitation des matières premières et des travailleurs, les dirigeants des États français et algérien mènent, une fois l’an, leur valse diplomatique. Certes, on se marche sur les pieds en public : les uns s’en veulent un peu, mais pas trop, et puis ça dépend des jours ; les autres notent l’effort, léger tout de même, un pas de plus ne serait pas des moindres. Au grand jour, les oligarques en cravate et les oligarques en képi confisquent les mémoires ; en coulisses, la France était, en 2019, le « premier client » de l’Algérie et son « deuxième fournisseur » en termes d’échanges commerciaux.
Les États sont des monstres, on le sait. Les intérêts ne savent pas les regrets – sauf si cela sert de nouveaux intérêts. Macron présentant ses excuses à Tebboune ? Hollande à Bouteflika ? Le grotesque autorise le sourire. Que les États trompent le monde, c’est bien normal : ils ont été conçus pour ça. Que nous leur prêtions l’oreille, c’est là matière à étonnement. La mémoire n’est que celle du peuple, des peuples – et plus encore de la classe, majoritaire, qui n’a pour vivre que ses seuls bras. Si l’on croit que la mémoire se double d’un devoir, c’est celui d’escorter le présent : non comme un fantôme mais une armure. L’État français a écrasé la révolte populaire de 2018 et l’État algérien maté la sienne quelques mois plus tard : on a connu meilleurs arbitres de l’Histoire. Lorsque gilets jaunes et partisans du hirak se croisèrent, on entendit « Même combat ! » dans les rues.
Que l’Empire ait mandaté le marquis de Galliffet pour « pacifier » l’Algérie puis l’ait mobilisé pour « pacifier » la Commune de Paris ne doit rien au hasard. L’Empire est l’enfant sanguinaire des détenteurs du capital ; ne confions pas aux représentants de ce dernier la charge des blessures et des oublis. Le peuple algérien a vaincu le colonialisme : la défaite de l’État français fut la promesse d’une humanité possible. En se libérant, un peuple en libère toujours deux. Cette promesse inachevée dessine une mémoire de part et d’autre de la mer – une mémoire par en bas.
Peut-être faut-il alors s’approcher : au cœur des peuples, les conteurs lui donnent leurs mots. S’approcher pour mieux voir.
La mémoire a mille mains. Les conteurs, les écrivains et les poètes se joignent à celles des cafés, des foyers, des fabriques et des rues qui, toutes, loin des stèles et des défilés, fouillent la matière nationale, taillent, découpent, façonnent, gravent, composent et recomposent les déshonneurs et les hardiesses, les bourbiers et les soleils. Dans le dos des possédants, les peuples se regardent droit dans les yeux.
Et, maintenant, voyez Kateb Yacine.
Il est âgé de seize ans. Nous sommes en 1945, le 8 mai précisément. Sous ses yeux, à proximité de la grande place du marché, les Européens fêtent la victoire contre le nazisme. Les Algériens aimeraient, eux aussi, fêter la victoire contre le colonialisme. Alors les Algériens défient les ordres du sous-préfet et les voilà qui marchent, agitent dans l’air leur drapeau national, criant à qui veut bien le croire que l’Algérie, bientôt, sera libre, indépendante. Les scouts musulmans entonnent le chant patriotique Min Djabilina. Comprendre : de nos montagnes. Kateb Yacine est là, quelque part. Voyez-le emporté par la foule qui enfle. Se souvenant de cet instant, il écrira plus tard, dans Nedjma : « Le peuple était partout, à tel point qu’il devenait invisible, mêlé aux arbres, à la poussière, et son seul mugissement flottait jusqu’à moi ; pour la première fois ; je me rendais compte que le peuple peut faire peur. » La répression commence : « Les automitrailleuses, les automitrailleuses, les automitrailleuses, y en a qui tombent et d’autres qui courent parmi les arbres, y a pas de montagne, pas de stratégie, on aurait pu couper les fils téléphoniques, mais ils ont la radio et des armes américaines toutes neuves. Les gendarmes ont sorti leur side-car, je ne vois plus personne autour de moi ». Puis ce n’est plus la foule mais l’armée qui, cette fois, emporte Kateb Yacine et le fait prisonnier, trois mois durant. Puis, « sorti de prison, écrira-t-il encore, j’étais tout à fait convaincu qu’il fallait faire quelque chose : et pas une petite chose : tout faire ». Cette grande chose n’est autre que la composition lente – le temps d’une vie –, douloureuse et vive à la fois, d’un mausolée littéraire. Les mots s’offrent aux générations futures : le verbe katébien va sculptant la mémoire. Une mémoire formée sur du papier blanc : c’est sa fragilité ; c’est sa force. Du vivant du poète, le pouvoir algérien n’en fera rien. Voyez Kateb Yacine appeler les écrivains à se saisir de l’Histoire : « Si les gens commencent à parler, c’est extraordinaire, ça devient un torrent. Ces expériences nouvelles, il faut les étendre, il faut les maîtriser. Elles nous offrent des moyens énormes ». La mort du poète advenue, le pouvoir algérien essaiera d’en faire quelque chose – ceci en vain.
Et, maintenant, voyez Assia Djebar.
Elle est âgée de vingt ans. Un jour de mai de l’année 1956, l’étudiante décide de se lever et d’entrer en grève à l’appel de l’Union générale des étudiants musulmans algériens. Elle est exclue. Ce temps dont soudain elle dispose est consacré à l’écriture de son premier roman, La Soif. L’intensification de la guerre d’indépendance et le militantisme de son époux vont contraindre Assia Djebar à se rendre en Tunisie, à quelques kilomètres de la frontière algérienne. Là, elle travaille pour le journal du FLN ; là, elle rencontre des femmes, les questionne sur cette expérience d’être une femme dans la guerre. Ces années sont menaçantes, incertaines. Assia Djebar distingue pourtant un horizon : « Dire à mon tour, transmettre ce qui a été dit puis écrit. Propos d’il y a plus d’un siècle comme ceux que nous échangeons aujourd’hui, nous, femmes de la tribu. » Elle songe à adjoindre à l’écriture l’image et le son : La Nouba des femmes du mont Chenoua investiguera la mémoire profonde des femmes et cherchera, plan après plan, à « ressusciter les voix invisibles ». Cette lutte pour que jamais les femmes algériennes ne soient oubliées, que jamais leurs contributions à l’histoire du pays ne soient niées, l’écrivaine n’aura de cesse de l’inscrire dans le domaine d’une mémoire privée à valeur publique et collective. « Écrire, c’est tenter désormais de fixer, de rêver, de maintenir un ciel de mémoire. » Voyez ce labyrinthe littéraire patiemment bâti par ses soins : poussez la porte d’une autre histoire, tissée « comme si toute parole de femme ne pouvait commencer que dans le flux verbal d’une précédente femme ».
Et, maintenant, voyez François Maspero.
Il est âgé de vingt-deux ans. La guerre – toujours elle – éclate mais ne dit pas encore son nom. Son père a disparu à Buchenwald ; sa mère a survécu à Ravensbrück ; son frère est tombé les armes à la main contre l’occupant. Il lui faut, avouera-t-il, « être à la hauteur ». Peut-être le jeune homme affronte-t-il ses morts en donnant la vie : les livres ont la chair plus coriace que l’espèce qui les lit. Ceux des autres, d’abord, puis les siens, un jour. Il devient libraire à Paris, reçoit Césaire et, contre le « silence de mort » qui entoure l’Empire, fonde sa propre maison d’édition : il publie Frantz Fanon préfacé par Jean-Paul Sartre, Le Droit à l’insoumission et Vérités pour du réseau Jeanson ; cosigne le « Manifeste des 121 » (« La cause du peuple algérien […] est la cause de tous les hommes libres ») ; rend compte du massacre du 17 octobre 1961 dans les pages de Ratonnades à Paris ; passe par la Suisse et l’Italie afin de diffuser certains des textes dont il a la charge. Voyez comme on s’abat sur lui : censure gaulliste, assauts fascistes (une dizaine de saisies, plusieurs attaques armées). Celui que la presse décrit alors comme « l’homme le plus plastiqué de France » racontera en 2009 : « [J]’avais besoin, mes lecteurs avaient besoin, de livres qui rendent compte de ce qui se passait dans le monde. À commencer par la guerre que la France menait en Algérie, au prix de centaines de milliers de morts, de zones interdites, de camps de regroupement et de tortures. Alors, ce genre de livres, je les ai publiés. Certains ont été interdits, j’ai été poursuivi, etc. J’avais besoin aussi, nous avions besoin, c’est vrai, de maintenir "l’espoir d’un autre monde". »
Voyez-les tous les trois – et tant d’autres avec eux. Voyez-les refondre les rives au nez et à la barbe des États.
La mémoire a mille mains. Les conteurs, les écrivains et les poètes se joignent à celles des cafés, des foyers, des fabriques et des rues qui, toutes, loin des stèles et des défilés, fouillent la matière nationale, taillent, découpent, façonnent, gravent, composent et recomposent les déshonneurs et les hardiesses, les bourbiers et les soleils. Dans le dos des possédants, les peuples se regardent droit dans les yeux.
http://www.regards.fr/monde/article/guerre-d-algerie-une-memoire-par-en-bas
Joseph Andras et Kaoutar Harchi
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