Le pays se réveille aveuglé par la colère et plein de pressentiments ; une force confuse monte en lui doucement. Il est tout effrayé encore, mais bientôt il en aura pleinement conscience. Alors, il s’en servira et demandera des comptes à ceux qui ont prolongé son sommeil.»
Cette phrase, d’une actualité incontestable, est celle du journal d’un grand écrivain Indigène** d’Algérie, rédigée entre 1955 et 1962, journal publié après son assassinat par l’OAS le 15 mars 1962. Il s’agit de Mouloud Feraoun, cité, avec Camus, en préambule du rapport sur les questions mémorielles portant sur la colonisation, et la guerre d’Algérie, rédigé par l’historien Benjamin Stora.
Mouloud Feraoun, né le 8 mars 1913, la même année que Camus, est issu d’une famille kabyle de paysans pauvres du village de Tizi Hibel. Il fait partie de ces élites intellectuelles indigènes, qui ont pu, malgré le système colonial et grâce à lui, émerger au milieu de cette histoire de domination et de douleur. Il disparaît, toujours comme Camus, avant l’indépendance de l’Algérie.
Feraoun fait partir de cette génération d’écrivains francophones des années 1950 qui ont entrepris l’acte littéraire révolutionnaire pour l’époque, de raconter, de l’intérieur, la vie d’une population indigène à laquelle ils appartiennent, souvent réduite à la misère et ignorée par la système colonial.
Dans Le fils du pauvre, son roman autobiographique, paru en 1950, il fait de la Kabylie la principale composante de son identité, dans un contexte où le refus de la reconnaissance culturelle, politique et identitaire des indigènes, était la règle. Dans son rapport, Benjamin Stora préconise, entre autres, en page 96, «d’accorder dans les programmes scolaires plus de place à l’histoire de la France en Algérie» et «de ne plus traiter de la guerre sans parler de la colonisation».
Les programmes scolaires dont il s’agit doivent, à mon sens, englober toutes les disciplines. L’étude, en particulier de l’œuvre de Feraoun, de Mohamed Dib ou encore de Mouloud Mammeri (anthropologue, linguiste, romancier et dramaturge, qui est d’une importance capitale pour l’héritage berbère), de Kateb Yacine ou de Pierre Amrouche, par exemple, pour rester sur les écrivains francophones, dans les écoles, les collèges et les lycées, permettrait d’évoquer une littérature singulière d’abord puis cette génération d’écrivains et par extension ces élites indigènes de manière générale, confrontées à la violence de l’histoire, mais qui ont aussi transformé cette dernière par leur engagement intellectuel et politique.
En raison de l’absence de ces acteurs importants de l’histoire française et algérienne dans les manuels scolaires, personne ou presque ne sait aujourd’hui exactement qui est Messali Hadj, le père du nationalisme algérien, Ali Boumendjel, avocat assassiné en 1957, assassinat dont Benjamin Stora préconise d’ailleurs la reconnaissance officielle comme celui de Maurice Audi, Ferhat Abbas ou même, sur un autre registre, l’Emir Abdelkader, qui a combattu le colonialisme français pendant 15 ans et pour lequel la construction d’une stèle, à Amboise, où il fut captif avec sa suite, entre 1848 et 1852.
Mais qui a seulement entendu parler des nombreux instituteurs indigènes (dont Mouloud Feraoun était tels que Mohand Saïd Lechani ou Faci Saïd et de leur combat d’après la première guerre mondiale ? Qui a entendu parler de la revue La Voix des humbles (1922 – 1939) qu’ils ont créée pour revendiquer l’égalité et dénoncer la «Politique indigène» de la France coloniale.
Ce groupe d’instituteurs montrera une stabilité, une efficacité et une continuité dans l’action par l’entrée régulière de nouveaux collègues entièrement dévoués à la cause de La Voix des Humbles, qui deviendra avec le temps, un réel engagement politique.
La revue paraîtra jusqu’à l’aube de 1940 où le régime de Vichy en aurait prononcé l’interdiction dans sa dix-huitième année. Pendant ces dix-huit années, les collaborateurs de La Voix des Humbles luttèrent inlassablement dans le calme, la dignité, le respect des institutions de la République, afin d’obtenir pour les Indigènes possédant les mêmes diplômes et remplissant les mêmes fonctions que les Européens la reconnaissance des droits accordés à ces derniers, donc l’égalité de tous par la suppression de «l’indigénat», sans oublier la réforme des institutions avec la fusion des enseignements «européen» et «indigène» (1949).
Les élites indigènes d’Algérie, dans cette période de la colonisation, quoi que très minoritaires, étaient également des militaires, des médecins, des professions libérales… Ils pouvaient exercer également des métiers dans l’administration. Ils représentaient, par leur existence même, les contradictions d’un système colonial aliénant mais qui avait besoin dans le même temps de former des élites parmi les colonisés essentiellement pour pouvoir se perpétuer.
Ils étaient tous des acteurs d’une histoire qui a abouti à la fin du système colonial et donc à l’indépendance de l’Algérie et une très grande majorité d’entre eux s’est ralliée au mouvement national radical algérien pour combattre la colonisation.
L’entrée, enfin, de ces acteurs de l’histoire commune à la France et à l’Algérie dans les manuels scolaires, est une nécessité dans cette marche nécessaire vers la vérité et la réconciliation. Les mots de Mouloud Feraoun au début de ce texte sont là pour nous avertir si nous ne saisissons pas cette occasion historique.
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