Je vais vous raconter une histoire de retour du refoulé. Il a 9 ans et il inquiète tout le monde parce que depuis quelques semaines il dessine sans arrêt des scènes de torture. Avec force détails et réalisme, il met en scène bourreaux, victimes et instruments de torture sophistiqués. Les instituteurs soupçonnent les parents de lui laisser voir des choses horribles sur Internet, les parents soupçonnent les autres enfants de l’influencer, ça part en eau de boudin. La psychologue scolaire reçoit plusieurs fois le Caravage en herbe. Mais ce qui préoccupe le plus ses parents, c’est qu’il est de plus en plus souvent réveillé par des cauchemars, qui virent à des terreurs nocturnes. Le pédiatre leur donne l’adresse du psychanalyste. Les parents sont un peu agacés lorsque celui-ci leur pose des questions sur le prénom de leur enfant ou sur le métier des grands-parents. Le père, épuisé, répond qu’ils sont là pour un problème de sommeil, et pas pour des questions de généalogie, et que si ça continue ils vont se faire virer de l’école. Mais au bout de quelques séances où il a pu allègrement commenter ses cruels dessins, le petit recommence à dormir décemment, alors les parents sont d’accord pour l’accompagner chacun son tour.
Un jour que son fils est en sortie scolaire, la mère vient seule à l’heure de la séance. Elle explique au psychanalyste qu’elle dort mal toutes les nuits depuis un an : depuis la mort de son père. Elle est née peu de temps après qu’il est rentré de la guerre d’Algérie. Il a été un père prévenant, présent, mais tout le temps ailleurs, et très silencieux. Lorsqu’elle a eu 15 ans, au prétexte du programme scolaire, elle lui a demandé de lui parler de ces « événements ». Il lui a répondu qu’il ne pouvait pas en parler. Dans le bureau du psychanalyste, la voilà qui ne s’arrête plus de parler. Elle raconte le cauchemar récurrent qu’elle fait depuis qu’elle a 20 ans. Il y a quelques semaines, elle a relu des lettres de son père.
Tout en l’écoutant, le psychanalyste repense à une émission qu’il a entendue cette nuit même sur France Culture. Il y était question du massacre d’octobre 1961 : lorsque, en pleine guerre d’Algérie, 30 000 immigrés algériens se rassemblent à Paris et manifestent pacifiquement pour l’indépendance et contre le couvre-feu auquel ils sont astreints, le préfet de police de la Seine, Maurice Papon, donne ordre de frapper et de tirer. Ils sont massacrés, jetés dans la Seine, il y a des centaines de morts, on ne sait toujours pas combien exactement. Le lendemain, leurs femmes viennent à leur tour à Paris, elles se regroupent devant la préfecture et réclament des explications, bruyamment. Elles sont arrêtées et conduites à Sainte-Anne, où elles sont enfermées dans la chapelle de l’hôpital. Ce sont des infirmiers et des médecins récalcitrants qui viennent les libérer, en s’affrontant aux policiers en faction. L’une de ces femmes commente ce geste plus de cinquante ans après, au micro de France Culture : « Dans ce monde de fous, c’est à Sainte-Anne que nous avons rencontré le plus d’humanité. » Le psychanalyste, songeur, se demande si les petits-enfants de cette femme demanderont un jour à consulter.
Il n’a pas vu l’heure tourner, il interrompt l’entretien et raccompagne la mère du petit Caravage. Elle lui lance alors, sur le pas de la porte, que son père n’est pas mort d’un arrêt cardiaque, comme elle lui avait dit d’abord. En fait, il s’est suicidé quand elle avait 20 ans. Elle n’a pas eu le temps de lui poser les questions qui la hantent depuis qu’elle a lu beaucoup de choses sur la guerre d’Algérie : pourquoi ne pouvait-il pas lui en parler ? A-t-il, là-bas, participé à des actes de torture ? Le psychanalyste lui demande alors si son fils lui a posé des questions sur son grand-père, et lui donne rendez-vous dans une semaine.
CLAUDE ARDID ·
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