L’épopée du film qui raconte la vie du prophète Mahomet... sans jamais le montrer
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Rediffusée à chaque fête religieuse sur les chaînes de télévisions arabes, "Ar-Risālah/Le Message", superproduction réalisée en 1976 par le réalisateur syro-américain Mustapha Al-Akkad, a paradoxalement renforcé la doctrine d’Al-Azhar qui interdit rigoureusement toute représentation du prophète.
Quand les patrons des studios hollywoodiens reçoivent en 1973 le projet du film The Message de Mustapha Al-Akkad, ils oscillent entre scepticisme et perplexité : "Mais enfin comment peut-on raconter au cinéma la naissance de l’Islam sans montrer son Messager, le prophète Mahomet ?"
Face à eux le réalisateur syro-américain est persuadé qu’on peut faire un biopic sur Mahomet tout en gardant le prophète hors-champ durant tout le film, comme l’exigent les théologiens égyptiens d’Al-Azhar.
1973. Le début du projet
Après quelques beaux scores au box-office réalisés avec Halloween, la série de films d’épouvante qu’il a produit, Mustapha Al-Akkad a le vent en poupe à Hollywood. En tant que producteur et en tant qu’humaniste musulman, il veut relever l’impossible défi. "On s’adressera aux 700 millions de musulmans dans le monde et ce film servira de pont entre eux et nous", explique-t-il alors à la presse spécialisée.
Le projet de ce film fait grand bruit à Hollywood, mais au final aucun studio américain n’accepte de s’engager dans cette surréaliste aventure. Armé de sa foi inébranlable et auréolé de sa success story à Hollywood, Mustapha Al-Akkad n’aura finalement aucun mal à trouver l’argent ailleurs, chez d’autres nababs.
L’enfant pauvre d’Alep devenu citoyen américain riche et célèbre est accueilli comme un sultan par les dirigeants arabes. Le roi du Koweït, Hassan II, le roi du Maroc et Mouammar Kadhafi, jeune colonel libyen, acceptent de financer sans compter les deux versions de cette grosse production : Ar-Risālah, la version arabe avec un casting très étoilé qui réunit les grandes stars du vaste monde arabe. Et The Message, en anglais, la même histoire, tournée en même temps, avec un casting international (Anthony Quinn et Irène Papas dans les rôles principaux).
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Pour que ce film puisse se faire, Mustapha Akkad a dû trouver d’abord un compromis avec l’Université d’Al-Azhar (la haute autorité de l’islam sunnite) : la personne de Mahomet n’apparaitra pas à l’écran et cette mention sera signalée en pré-générique.
Dans le film, la présence du prophète est donc "suggérée" par le procédé de la caméra subjective, et annoncée, il n’est pas inutile de le rappeler - cocorico ! - par une musique orientalo-planante signée Maurice Jarre.
Les dits et les non-dits du Prophète
Quand sort Ar-Risālah-The message qui retrace les dernières années du prophète de l’islam, et parce que c’est une première dans le monde arabe, il cartonne dans les salles de cinéma, de Damas à Casablanca. Ailleurs, c’est un flop monumental. Depuis, Ar-Risālah est le film que les chaînes de télévisions arabes rediffusent à chaque fête musulmane. A force, ce film a conforté l’interdit de représenter le prophète - interdit décrété unilatéralement par l’université al-Azhar du Caire.
Est-ce à tort ou à raison que l’écrasante majorité des musulmans du monde est aujourd'hui persuadée que la reproduction volontaire de l’image de leur prophète, par quelque forme que ce soit, est une transgression d’une loi fondamentale de l’islam ?
Si le Coran prohibe expressément les pratiques païennes de l’adoration des images, il ne formule pas précisément un interdit figuratif. Cette interdiction est tantôt suggérée, tantôt souhaitée dans des hadiths - les dits et gestes du Prophète, avérés ou pas, large corpus distinct du Coran écrit entre le VIIIe et le IXe siècles.
Pourtant, d’une manière plus ou moins zélée au gré des décennies, les autorités religieuses sunnites vont assimiler toute forme de représentation des humains à des "idoles". Les chiites, eux, ont une lecture moins restrictive comme en témoignent les miniatures persanes qui représentent le prophète.
Mais revenons à l’histoire du film Ar-Risālah, ou plutôt à sa préhistoire, toute aussi édifiante pour tenter de comprendre les malentendus meurtriers d’aujourd’hui autour des représentations en Islam.
Des idoles et des stars
Au début du siècle dernier, l’avènement du cinéma comme culture de masse va permettre une nouvelle forme de représentation des grands récits bibliques. Dès la naissance du cinématographe, les films consacrés à Moïse et à Jésus remportent de gros succès populaires malgré les protestations, parfois plus que virulentes, des représentants religieux et autres gardiens du temple.
En 1925, une société de production allemande, Markos, voulait poursuivre la série des récits religieux en produisant Le Prophète, un film sur la naissance de la dernière religion révélée. Kemal Atatürk, le fondateur et premier président de la République de Turquie, accepta de financer le projet, sans doute parce que c’était une occasion inespérée pour "le père des Turcs" de prouver au monde musulman que la laïcité qu’il a imposée à son pays n’était en rien un renoncement à sa culture religieuse. Le réalisateur désigné, l'Egyptien Wedad Orfy propose très naturellement le rôle de Mahomet à la plus grande star de l’époque, Youssef Wahbi. L’acteur égyptien était tout à la fois le Clark Gable et le Errol Flynn des Arabes, dans un autre contexte on aurait écrit "Un dieu vivant".
Quand Youssef Wahbi, fier d’endosser les habits du prophète, rendit publique la nouvelle, ses nombreux fans furent partagés. Le projet suscita immédiatement une très grosse polémique en Egypte, et dans tout le monde arabe quand Al-Azhar monta au créneau pour exiger l’interdiction du tournage du film. Opposé au projet d’Atatürk, le roi Fouad Ier d’Egypte avait appuyé, sinon inspiré, les recommandations de l’université religieuse du Caire. Jusqu’à menacer de déchoir de sa nationalité l’acteur Youssef Wahbi s’il acceptait le "sacrilège" d’incarner Mahomet au cinéma. Le film Le Prophète ne se fera finalement pas. Cette interdiction va en quelque sorte faire jurisprudence. Plus aucun film à caractère religieux ne se fera en Egypte sans l’aval d’Al-Azhar.
1974. Islam géo-politique sur fond de rivalités arabes
Pour Ar-Risālah, Mustapha Al-Akkad a d’emblée voulu faire participer les théologiens d’Al-Azhar à l’écriture et la production du film. Impliquer Al-Azhar plutôt que de subir les foudres de sa censure ? Le scénario original du film, écrit par Harry Craig, est scrupuleusement corrigé par les savants de l’université égyptienne, avec la collaboration des grands écrivains de l’époque, dont Tawfiq al-Hakim, le pionnier du roman arabe que l’on considère comme le Balzac égyptien.
Néanmoins, l’incroyable histoire du tournage tumultueux de ce film nous enseigne que les rivalités politiques interarabes ont joué un rôle au moins aussi important que les "recommandations" des exégètes d’Al-Azhar. Ainsi, quand Hassan II, le roi du Maroc, prit la décision d’accueillir l’équipe d’Ar-Risālah, il en profita pour rappeler au reste du monde musulman sa qualité de "Commandeur des croyants" et de "descendant du Prophète".
Médiatisé à grands renforts par le royaume chérifien, le tournage du film de Mustapha Al-Akkad, dans ses deux version arabe et anglaise, démarre le 16 avril 1974 dans un petit village l’Atlas marocain, Aït Bouchent, à quinze kilomètres de Marrakech.
Coup de théâtre, à peine quelques semaines après le premier tour de manivelle, le roi Hassan II ordonne l’arrêt du tournage sous la pression de l’Arabie Saoudite qui, elle, ne veut pas entendre parler du film et déploie tous ses efforts pour faire capoter le projet, toute représentation étant proscrite par l’islam rigoriste des Wahhabites. En tant que gardienne des lieux saints de l’islam, l’Arabie des Saoud n’entend pas laisser à Al-Azhar le monopole de décider de ce qui est licite ou pas. Or, à ce moment-là, le roi du Maroc est en conflit avec l’Algérie du président Houari Boumediène au sujet du Sahara occidental fraîchement libéré par les Espagnols. Hassan II a plus que jamais besoin de l’appui de l’Arabie Saoudite pour récupérer "son" Sahara …
Le roi conclut alors un marché avec Mustapha Al-Akkad : tout en continuant à financer secrètement une partie de la production du film, il invite l’équipe à terminer le tournage dans le désert de la Libye révolutionnaire du colonel Khadafi.
A cette époque, et après avoir échoué à fédérer les mouvements anti-capitalistes et anti-colonialistes de la planète, Mouammar Khadafi caresse le rêve de devenir le grand guide des musulmans enfin réunis sous son commandement. Accueillir dans son pays le tournage de ce film-évènement à la gloire du Prophète est effectivement une belle opportunité pour marquer les esprits des musulmans du monde entier. Quant au Koweït, l’autre coproducteur du film, s’impliquer dans la production d'Ar-Risālah était une manière de s’affranchir du puissant voisin saoudien.
Black lives matters in Mekka
Autre anecdote révélatrice : quand Mustapha Al-Akkad a cherché des financements à Hollywood, il reçut une offre inattendue. Les leaders des Black Muslims lui ont proposé d’engager la star afro-américaine du ring, Mohammed Ali (Cassius Clay), pour jouer le rôle de Bilal Ibn Rabah Al Habbashi, un des premiers compagnons du prophète. Bilal, le meilleur ami de Mahomet, Bilal le premier muezzin de l’islam, Bilal le premier musulman d'ascendance africaine, l’esclave affranchi par le Prophète ! L’idée était belle mais Mustapha El-Akkad déclina l’offre arguant qu’une star de l’envergure du champion de boxe "risquait que détourner l’attention du public du vrai sujet qu’est l’histoire du prophète Mohammed".
1977. Le film sort enfin...
Quand The Message sort le 9 mars 1977 aux Etats-Unis, il est boudé par les Afro-Américains de confession musulmane. Si on peut légitimement être frustré de l’approche, disons un poil paternaliste, réservée à Bilal dans le film, cela n’explique nullement la violence des réactions qu’elle entraîna. Des manifestations enflammées, des séances annulées sous la pression et les menaces, et puis, comme souvent dans ce genre d’escalade, l’irrémédiable drame. Une poignée de militants radicaux des Black Muslims prennent 149 otages dans trois bâtiments à Washington pour revendiquer le retrait du film et sa destruction. Bilan : deux morts.
Cette sidérante réaction des Black Muslims américains permet de revenir sur l’histoire que raconte The Message. Une fois accepté le principe — imposé par Al-Azhar, de maintenir le prophète hors-champ — quels personnages dans l’entourage de Mahomet le film allait-il mettre en avant pour dérouler le récit ? Le choix se porta sur Hamza Ibn Abd Al-Muttalib, incarné à l’écran par Anthony Quinn (dans la version anglaise), et sur Abdellah Ghaït (pour la version arabe). Célèbre chez les musulmans pour avoir été le plus courageux des combattants sur les champs de bataille, Hamza, qui fut tout à la fois l’oncle et le frère de lait du prophète, mourut le sabre à la main : "Hamza Ibn Abd AI-Muttalib est le maître des martyrs", selon la parole du prophète rapportée dans un hadith.
Un choix artistique aux conséquences idéologiques
Ce parti pris de mettre Hamza au centre du dispositif du film semble avoir été dicté par des impératifs cinématographiques : les scènes de batailles renforcent effectivement la tension dramatique et rajoutent au côté spectaculaire, indispensable pour chaque péplum digne de ce nom.
Avec le recul, on pourrait se demander si l’aspect guerrier de ce film n’a pas involontairement fait la promotion du djihad dans le sens guerrier du terme. Il ne s’agit bien évidement pas de suggérer qu'Ar-Risālah-The Message est à l’origine des maux et des dérives de l’islam, mais de poser, à travers cet exemple emblématique, la question de savoir comment une œuvre artistique peut devenir, inconsciemment ou pas, "une référence culturelle".
On ne peut plus culte, Ar-Risālah est programmé à chaque fête religieuse par les chaînes de télévisions arabes. D’abord alternant version anglaise et version arabe puis, peu à peu, avec la montée des identitaires et le renforcement du sentiment anti-américain (sur fond de guerres en Afghanistan, puis en Irak…), seule la version arabe est rediffusée.
En France, le film est montré en VF (Le Message) pour la première fois sur Antenne 2 en 1979, dans le cadre de l’émission Les Dossiers de l’Ecran consacrés à l’islam, après l’avènement de la révolution islamique d’Iran. Un choix qui prête à sourire quand on sait à quel point ce film réalisé par des sunnites ne reflète pas du tout le point de vue des chiites.
Postérité d'une "référence culturelle"
A l'été 2005, Mustapha Akkad se rend en Jordanie pour préparer le tournage de son prochain film sur Salah-Eddine (Saladin). Le 11 novembre 2005, sans être ciblés particulièrement, le réalisateur et sa fille meurent victimes d'un attentat perpétré dans la salle de réception de l'hôtel Hyatt d’Amman par un kamikaze d’Al-Qaïda.
Dix ans plus tard, en 2015, The Guardian rapporte qu’une projection du film The Message a été annulée à Glasgow (Ecosse), à la suite d'une pétition provenant de "94 personnes se disant basées au Nigeria, à Bahreïn et en Arabie saoudite". Les pétitionnaires reprochent cette fois au film d’avoir fait appel à des comédiens non-musulmans. Anthony Quinn est particulièrement vilipendé pour le motif qu’il danse dans une scène du film ! On en est là. Comme il est dit dans le Coran "il y a là des signes pour des gens qui réfléchissent." (Sourate Al Jathiya).
Tewfik
https://www.franceculture.fr/cinema/al-rissalale-message-lepopee-du-film-qui-raconte-la-vie-du-prophete-mahomet-sans-jamais-le-montrer
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