Pierre Audin, fils du grand Maurice Audin, vient d’être naturalisé Algérien sur décision du président de la République Abdelmadjid Tebboune. Il en parle dans cet entretien accordé à TSA, ainsi que du contentieux mémoriel entre la France et l’Algérie et surtout de ses multiples appels pour la libération du journaliste Khaled Drareni, emprisonné depuis fin mars dernier.
Vous venez d’être naturalisé Algérien sur décision du président de la République. Qu’est-ce que cela représente pour vous ?
Ma mère était algérienne par décret du 4 juillet 1963. Selon le Code algérien de la nationalité, je suis donc moi aussi algérien. Mais comme je n’ai pas de papiers l’attestant, c’est une clarification grâce à laquelle j’aurai donc prochainement mes papiers algériens.
En septembre 2018, le président Macron avait reconnu la responsabilité de l’État français dans la disparition de Maurice Audin. On imagine que c’était la fin d’un calvaire pour vous et votre famille. C’était aussi le début de quelque chose ?
La déclaration du président français concernait Maurice Audin mais pas seulement lui, les milliers d’autres disparus comme lui aussi. Le président annonçait une ouverture de toutes les archives concernant tous les disparus, français et algériens, civils et militaires, de la guerre d’indépendance. De plus il faisait appel aux témoignages et aux archives privées. Cela signifiait que pour Maurice Audin et les milliers d’autres, les historiens allaient pouvoir chercher à savoir ce qui s’était passé. Mais visiblement, le président n’est pas écouté et ses décisions ne sont pas appliquées. Non seulement cette ouverture générale n’a pas eu lieu, mais les archives auxquelles les historiens pouvaient déjà accéder se sont refermées depuis décembre et janvier. Qui a le pouvoir d’empêcher les historiens de travailler comme l’avait promis le président ? Le SGDSN, un service du premier ministre, qui donne des instructions contraires à la loi. La perspective de savoir ce qui a été fait de la dépouille de Maurice Audin s’éloigne de nouveau.
Que faudra-t-il faire, selon vous, pour régler définitivement le contentieux mémoriel entre l’Algérie et la France ?
C’est une question compliquée, qui a différents niveaux de réponses. Par exemple, les deux présidents peuvent s’entendre pour permettre aux chercheurs des deux pays (et d’autres) d’accéder aux archives des deux pays. Mais ça ne suffira pas. Il faut que la coopération puisse jouer à tous les niveaux, pas seulement le niveau présidentiel. Le prix de mathématiques Maurice Audin en est un exemple. Sur l’idée d’un mathématicien aujourd’hui décédé, Gérard Tronel, le prix est décerné depuis 2004 à deux mathématiciens, un de chaque côté de la Méditerranée, et chacun traverse la Méditerranée pour aller présenter ses travaux à ses collègues. C’est une façon de s’habituer à travailler ensemble, en direction de l’avenir. Désormais il y a aussi une chaire Maurice Audin en France et une autre en Algérie, qui accueillent chacune un mathématicien de l’autre pays, de façon à lui permettre de travailler avec ses collègues sur une durée plus longue. La coopération des mathématiciens se fait sur l’histoire de Maurice Audin, pour construire l’avenir. Je crois que c’est la bonne façon de prendre le problème, construire l’avenir en s’appuyant sur le passé. Je ne sais pas si on réglera le contentieux « définitivement » mais en tout cas, on avancera dans la bonne direction. Il faudrait procéder dans cette optique à tous les niveaux, éducation, culture, sport, économie, vie associative.
Il y a moins d’un mois, vous avez appelé à la libération du journaliste Khaled Drareni. Cet engagement pour la défense des libertés en Algérie est-il le prolongement de la lutte d’hier pour l’indépendance, à laquelle votre famille avait activement pris part ?
Je demande la libération de Khaled Drareni depuis le 27 mars, date à laquelle l’Humanité a publié mon appel à sa libération. Je suis désormais membre du comité international de soutien à Khaled Drareni. Pour les journalistes comme pour les mathématiciens, l’Algérie et la France devraient travailler ensemble. C’est un peu ce que fait Khaled Drareni lorsqu’il accepte d’être correspondant d’un média français comme TV5 Monde, ou d’une association de journalistes comme RSF. Oui, en France, il est utile d’avoir le point de vue d’un journaliste algérien comme Khaled Drareni sur la situation en Algérie, il est utile de savoir ce qu’est la révolution du sourire. Si les Algériens inventent une nouvelle façon de s’exprimer, il faut en faire profiter la terre entière, et c’est aussi le travail d’un journaliste de faire cette information.
Il est clair que mes parents étaient dans le camp des opprimés, dans le camp du peuple, pas dans celui des exploiteurs ni dans celui des profiteurs. Malheureusement, ma mère est décédée quelques jours avant le début du Hirak. Elle était désespérée de voir que l’Algérie n’était toujours pas devenue celle pour laquelle elle s’était battue, pour laquelle son mari, Maurice Audin, avait donné sa vie. Maurice Audin a été un symbole à partir duquel la lutte contre la torture s’est développée pendant la guerre de libération. D’une certaine façon, Khaled Drareni est aussi un symbole, à partir duquel l’Algérie doit pouvoir se doter d’une presse libre, dans laquelle les journalistes sont au service de l’information et non pas aux ordres d’un pouvoir ou d’un autre. Il est urgent de libérer Khaled Drareni, le journalisme n’est pas un crime, un journaliste n’a rien à faire en prison sauf bien sûr s’il décidait d’y faire un reportage. Il faut que les journalistes français puissent venir en Algérie comme dans n’importe quel autre pays, et inversement. Il faut libérer Khaled Drareni et le laisser travailler normalement. Lui et tous les journalistes algériens.
Avez-vous prévu de venir bientôt en Algérie ?
Mon dernier voyage en Algérie remonte à décembre 2018. Désormais, la pandémie mondiale ne permet pas de savoir si les voyages pourront reprendre bientôt. J’ai participé à des projets, avec beaucoup de jeunes algériens, concernant la culture scientifique. Il y a beaucoup à faire en Algérie pour la culture, rouvrir des théâtres, des salles de concert et des salles de cinéma, permettre à des acteurs, des musiciens de travailler. Il manque aussi des lieux de culture scientifique. Beaucoup de pays ont créé des « Science Centers ». Je travaillais au Palais de la découverte et je pense qu’un lieu de ce genre manque énormément en Algérie : les manifestations scientifiques que nous avons organisées ont rencontré un public nombreux et satisfait. Il faut relancer de tels projets avec l’éducation, la recherche scientifique, la culture, la jeunesse et les sports. Et s’il est utile que je revienne pour participer à ces projets, je le ferai volontiers. Mais les ressources et les compétences existent déjà en Algérie.
Finalement, cette « naturalisation » a un effet positif : vous m’avez permis de m’exprimer, merci.
04 Sept. 2020 à
Makhlouf Mehenni, TSA, 04 Septembre 2020
https://algeria-watch.org/?p=74336
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