La position des communistes français vis-à-vis de la guerre d’Algérie a fait l’objet de nombreux débats jusqu’à nos jours. Axelle Brodiez propose de regarder cette question en faisant un pas de côté, vers le Secours populaire français, organisation de masse du PCF pour qui la guerre d’Algérie a aussi été l’occasion d’une certaine autonomisation.
2Alors que le parti communiste se revendique fondé sur son ancrage sociétal et que, dans sa doctrine, « le politique est réductible au social [1][1]Claire Andrieu, « La concurrence des légitimités partisanes et… », l’histoire de ses organisations de masse reste paradoxalement méconnue [2][2]Si l’on excepte le cas de la Confédération générale du travail… : si l’on dispose désormais de quelques études sur le Mouvement de la paix, l’Union des femmes françaises ou la Fédération sportive et gymnique du travail (FSGT), elles sont chronologiquement ou géographiquement limitées, ou sociologiques. Plus, les travaux historiques n’appréhendent pas encore ce « conglomérat [3][3]Nous reprenons l’expression utilisée par Jacques Ion pour… » comme un tout, bien qu’il fasse système – absence d’action du parti ne signifie pas nécessairement absence d’action communiste, le dispositif périphérique étant souvent chargé des campagnes fonctionnellement spécialisées (jeunes, femmes, solidarité, etc.).
3On considérera ici l’une des pièces de ce conglomérat, le Secours populaire français (SPF), statutairement commis depuis sa création à la « solidarité morale, matérielle et juridique [4][4]Selon le triptyque formulé dans tous les statuts de… » aux militants inculpés ou emprisonnés, en France comme à l’étranger (grévistes, partisans de la Paix, victimes du colonialisme et du « fascisme », etc.). Héritier du Secours rouge international section française (1923), devenu en 1936 Secours populaire de France et des colonies, il sort en 1944 de la clandestinité et est refondé en Secours populaire français. Fort d’environ cent quatre-vingt mille adhérents en 1945, de la notoriété communiste du Secours rouge et de ses actions passées en faveur de l’Espagne républicaine, il sombre pourtant durant la guerre froide dans la décrue numérique, jusqu’à atteindre en 1951-1952 son étiage de sept mille membres. S’il est aujourd’hui connu non plus comme petite organisation rouge mais comme grande association humanitaire, comptant en 2005 soixante-douze mille bénévoles et un million de donateurs, s’il est aussi la seule des ex-organisations de masse à avoir quasi continûment poursuivi sa croissance, c’est largement grâce au tournant identitaire qu’il a su opérer, et qui plonge ses racines dans la guerre d’Algérie [5][5]Cet article s’appuie sur un travail de thèse publié sous ce….
4La période paraît alors doublement heuristique. L’approche au prisme de cette organisation permet de souligner des éléments méconnus de l’histoire anticoloniale du parti communiste (ainsi l’humanitaire) ou étaie des facettes étudiées depuis peu (le rôle des avocats communistes [6][6]Cf. en particulier Frédéric Genevée, Le PCF et la justice des…), tout en autorisant à réévaluer le bilan d’un parti souvent fustigé pour la prudence de ses prises de position. Sans nier l’ampleur des difficultés à imposer l’anticolonialisme ou les solides réticences face au Front de libération nationale (FLN), force est de constater que le conglomérat a exercé une constante solidarité juridique auprès des militants indépendantistes, qu’il a soutenu les soldats réfractaires – attitude alors pour le moins non conventionnelle –, et que l’engagement du Secours populaire contre cette guerre a été, durant plus de huit années, quasi total, paroxysme au long court d’une solidarité enclenchée dès les émeutes de Sétif et perdurant après les accords d’Évian.
5Outre le réinvestissement au sein du conglomérat communiste de pratiques anciennes centrées sur la lutte contre la violation des droits, la guerre d’Algérie constitue concomitamment un tournant identitaire pour l’association. Rompant avec le sectarisme de guerre froide pour plaider l’ouverture, le parti communiste ouvre une brèche dans laquelle s’engouffre son Secours populaire : jusqu’alors arrière troupe d’une avant-garde, perçue comme le « brancardier » d’une révolution toujours en attente, l’organisation de masse se mue en quelques années en association aux discours apolitiques et aux pratiques humanitaires, et de « courroie de transmission » revendique son autonomisation. Ces réajustements dans la conception de l’organisation de masse constituent dès lors les germes d’une mutation structurelle à l’échelle du conglomérat et de sa future implosion.
Lutter contre les violations des droits
6Comme toute organisation de masse, le Secours populaire de 1954 est par essence une pièce du dispositif d’action communiste, répondant aux injonctions du parti pour sa spécialisation fonctionnelle. Si les campagnes menées durant la guerre d’Algérie s’insèrent a priori dans le droit fil des précédentes, centrées sur la lutte contre la violation des droits par une solidarité morale et juridique aux militants inculpés, elles n’en témoignent pas moins d’indéniables avancées, ainsi le soutien au nom des droits de l’homme des indépendantistes du FLN.
7Il a été beaucoup glosé sur la lenteur de réaction du parti communiste face à la guerre d’Algérie. Il faut néanmoins dissocier verbe et geste, et constater un décalage entre les deux, décalage qui a partie liée avec l’écartèlement entre velléités anticolonialistes des dirigeants et manque d’enthousiasme de la base : « L’anticolonialisme a toujours été très minoritaire, y compris au sein de l’électorat communiste, voire du PCF. Le rôle des dirigeants, sur ce plan, a été souvent pédagogique. Il fallait d’abord convaincre les militants, et les électeurs. Ce qui explique parfois la prudence des prises de position [7][7]Francis Arzalier, intervention lors des débats, dans Francis…. » Le Secours populaire témoigne, jusqu’en septembre 1955, d’une force précoce du propos lié à un relatif attentisme dans les actes. Dès décembre 1954 son mensuel, La Défense, dénonce avec virulence les arrestations de dirigeants nationalistes et syndicalistes, l’interdiction du Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques (MTLD) – accusé à tort d’avoir fomenté les attentats du 1er novembre –, les nettoyages, les perquisitions dans les douars, les viols et les tortures ; ces dernières deviennent un combat permanent à partir de février 1955, emboîtant le pas aux premiers grands articles non communistes [8][8]Sur la question des tortures, voir Raphaëlle Branche, La…. Le terme de « guerre » est utilisé [9][9]« Algérie, une répression à l’échelle de la guerre », La… et régulièrement repris. Poursuivant sa campagne pour l’amnistie des militants condamnés outre-mer, l’association demande d’y inclure les événements de novembre 1954 et se prononce, à l’instar du parti communiste, pour la négociation. Lors du vote de la loi sur l’état d’urgence (3 mars 1955), des démarches de protestation sont faites et une résolution préconise de « tout mettre en œuvre pour l’abrogation de la loi, la cessation immédiate de la répression, des tortures policières, des ratissages ». Quatre avocats sont concomitamment envoyés en Algérie [10][10]Maîtres Henri Douzon, Renée et Pierre Stibbe, Pierre Braun. : leurs dénonciations des illégalités juridiques et du parti pris de certains juges fondent, à partir d’avril, les premières campagnes contre la traduction de civils devant les tribunaux militaires en raison d’activités politiques et contre les atteintes aux libertés constitutionnelles.
8Cette première phase de solidarité spécifiquement morale traduit les hésitations, connues, du parti communiste sur son positionnement ; ce n’est que le 19 août 1955 qu’il donne à son organisation de masse les premières instructions, lui confiant alors la (large) tâche de « défendre les patriotes algériens et d’organiser la solidarité [11][11]Archives du communisme français (désormais ACF), secrétariat du… ». Le soulèvement du Nord-Constantinois semble ensuite catalyser la prise de conscience communiste [12][12]Le secrétariat du parti communiste du 19 août 1955 demandait de…, même s’il s’agit toujours de pacifier la situation pour un maintien dans l’Union française : « Le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes n’entraîne pas l’obligation de divorcer [13][13]ACF, bureau politique du 6 septembre 1955 ; rappel de la thèse…. »
Défendre les droits de l’homme en Algérie
9Me Jules Borker, membre du collectif d’avocats du Secours populaire, prend alors en charge l’organisation d’un « pont aérien » pour faire respecter les droits de l’homme et de la défense. Fin novembre 1954, dix confrères sont déjà partis et fin février 1955, deux mille détenus algériens ont désigné un avocat français. En réponse aux décrets du 19 mars 1956, l’association décide ensuite d’une présence permanente dans chacun des trois tribunaux militaires (Alger, Constantine, Oran) [14][14]Voir Sylvie Thénault, Une drôle de justice. Les magistrats dans….
10La défense juridique, outre d’avoir une réelle fonction symbolique, se révèle être un mode de pression efficace, le Secours populaire constatant rapidement « un changement notable dans le comportement des magistrats et instructeurs des tribunaux » : moindres tortures ouvertes, diminution des illégalités flagrantes et des « verdicts insensés », apparition de la « distinction entre “coupable” et “suspect” » [15][15]La Défense, mars 1956.… Les avocats ont de plus pour tâche, à leur retour, de relater la situation et de participer aux démarches publiques. Les archives du parti communiste ne témoignent cependant d’une réelle attention à ce travail qu’à partir d’avril 1957. Le collège juridique du parti, largement commun à celui du Secours populaire, est alors réorganisé et formalisé. Le pont aérien, placé au parti communiste sous la tutelle d’Élie Mignot [16][16]Adjoint de Léon Feix, alors responsable des questions…, s’en trouve démultiplié. Il bénéficie d’un soutien financier important de la CGT, tandis que le Secours populaire conserve parallèlement son fonctionnement.
11La présence d’avocats permet une dénonciation précoce et étayée des tortures, dans la continuité des dénonciations récurrentes depuis 1945 (Maghreb, Afrique noire, Indochine, Madagascar). Mais si l’association fait déposer par dizaines des plaintes pour torture dans les locaux de la police, seules quelques informations judiciaires sont finalement ouvertes : « Ce qui est peut-être plus grave encore que les tortures, c’est la passivité, la conspiration du silence qui protège leurs auteurs [17][17]La Défense, juin 1955.. » À l’instar du parti communiste, le Secours populaire ne cesse, particulièrement de 1955 à 1957 où l’opinion reste à convaincre, de se battre sur ce front ; il collecte les plaintes, constitue des dossiers et commet des défenseurs. Explicitement renvoyées à la résistance communiste, les tortures ne sont cependant stigmatisées que comme la pièce la plus atroce et la plus visible d’un système cohérent de répression, l’inextricable fil d’un ensemble de violations des droits. « Toutes les illégalités que signalent les accusés et la défense sont systématiquement couvertes [18][18]Ibid., octobre 1955. » : arrestations sans mandat, non-respect de la traduction des suspects dans les vingt-quatre heures devant un juge d’instruction, détentions prolongées, perquisitions chez des avocats, ouverture du courrier des détenus, non communication des dossiers, séances de tribunal militaire à huis clos, condamnations à mort suite à des aveux arrachés sous la torture et sur dossier vide, etc.
12La « bataille d’Alger » et le retour des premiers rappelés en France confortent ensuite l’action. Suite visiblement aux directives du parti communiste, qui demande d’en faire la clef de voûte des campagnes, l’association, en mai 1957, fait tirer à cent mille exemplaires une brochure, Vérité sur les tortures, immédiatement épuisée et rééditée. En novembre, elle soutient la déclaration de quarante-neuf avocats de la cour d’appel de Paris s’étant rendus en Algérie – la plupart sont membres de son collège juridique –, dénonçant la répression comme « un phénomène général », la torture comme « un phénomène quotidien de la tragique réalité algérienne » et l’absence de libertés essentielles. Il est probable que cette déclaration ouverte, mais principalement signée par des membres du parti, résulte de la directive du secrétariat du parti du 26 juin demandant « aux avocats communistes de faire un effort pour une prise de position large ». Le Secours populaire décloisonne aussi ses campagnes, relayant les affaires Henri Alleg et Maurice Audin, prenant part aux protestations suite au rapport de synthèse de la Commission de sauvegarde des droits et libertés individuels et à plusieurs reprises aux mobilisations conjointes du Comité de vigilance universitaire, du Comité Audin, du Comité de résistance spirituelle, du Comité de coordination pour la défense des libertés et de la paix et de l’Association pour la sauvegarde des institutions judiciaires. Après une baisse d’intensité en 1958, la mobilisation reprend en 1959 ; en août, l’association fait paraître, conjointement avec le Comité Audin et le Comité de coordination, la brochure Algérie 59. Au printemps 1960, elle se mobilise sur l’affaire Djamila Boupacha, craignant sa disparition. La dénonciation des tortures s’estompe ensuite.
13Elle s’est entre-temps progressivement innervée dans les médias et le monde politique, et peu à peu reportée, au Secours populaire même, sur la question des camps. Souvent qualifiés sans ambages de « camps de concentration » et comparés à ceux de la période nazie, ils réactivent un passé communiste douloureux mais glorieux, qui sert de levier de mobilisation au combat juridique contre les camps en plein désert [19][19]Ibid., juillet-août 1955, sur Guelt Es-Stell (Sud algérien),… et les assignations à résidence. En février 1956 est ainsi tiré à cent mille exemplaires un numéro spécial sur les « camps d’hébergement », considérés « de déportation » ; des reportages édifiants sont ensuite réalisés sur le camp de Blida (mars 1958) et la centrale de Berrouaghia (septembre 1959), stigmatisant les tortures, les suicides, la folie des prisonniers, la nourriture infecte et l’hygiène dramatique, les maladies, les maltraitances quotidiennes ou les viols. Des « camps d’hébergement » se développent parallèlement en France ; La Défense y dénonce de même les violations des droits et y affère une rubrique de conseils juridicopratiques.
14Informé par ses avocats, le Secours populaire s’avère parfois pionnier dans la dénonciation. Il parle le premier, sinon en France du moins au sein du conglomérat, de la section spéciale de Timfouchi [20][20]Ibid., mai et juin 1959., « prison sans barreaux » en plein désert où la « pelote » et le « tombeau » constituent l’essentiel des exercices, et où les conditions sanitaires sont déplorables. À la suite de ses propos étayés et fortement politiques [21][21]« Il y a pourtant des responsables à cet état de fait. Si…, le parti communiste prend le relais et charge Raymond Guyot d’une question orale ; en septembre le ministre doit reconnaître l’existence de la section et une enquête parlementaire est ouverte. Mais si tous ces camps sont dénoncés comme violant l’esprit et la lettre des conventions de Genève, rares sont les appels transcendant le conglomérat communiste, à l’image de celui lancé dans le Gard en mai 1960 par le Secours populaire, la Cimade et la Ligue des droits de l’homme.
15Le rôle nodal dévolu aux avocats permet enfin une mobilisation précoce contre les condamnations à mort. Dès juin 1955, le parti communiste appelle à manifester et l’association s’engage ensuite systématiquement, qu’elle soit seule, en co-initiative avec le Comité national d’amnistie, le conglomérat et des intellectuels (comme en octobre 1955), ou avec le Comité national d’information et d’action, le Comité justice et liberté Outre-Mer et le Comité d’action des intellectuels comme en mars 1956. La question change de nature avec la première exécution à mort en juin 1956. Dénonçant une « loi d’exception qui permet de traduire devant des tribunaux militaires d’exception après une rapide procédure d’exception [22][22]Ibid., juillet 1957. Certains inculpés sont jugés et condamnés… », l’association plaide pour le respect des conventions internationales et multiplie les mobilisations, souvent à l’instigation de son président Francis Jourdain [23][23]Architecte, décorateur et artiste-peintre, Francis Jourdain…. Elle participe également aux campagnes spécifiques, ainsi pour tenter de sauver Fernand Yveton ou Djamila Bouhired ; elle co-organise, à la demande du parti, la campagne pour sauver les époux Guerroudj. Surtout, ses avocats œuvrent systématiquement pour le recours en grâce, avec un relatif succès, semble-t-il, sous de Gaulle. Un parrainage de détenus algériens et de leur famille est de surcroît mis en place dès mars 1955, s’intensifiant à partir de l’été 1958. La cause reste cependant longtemps peu populaire, plaçant l’association en porte-à-faux avec une partie de l’électorat communiste :
« C’était devant les usines [Rateau] à la Courneuve, où j’étais monté sur une chaise, j’étais avec Gerbal, qui était le rédacteur en chef de La Défense à l’époque, et j’ai dit aux femmes qui étaient là : “Donnez-nous des sous pour sauver les condamnés à mort algériens, pour éviter qu’ils soient exécutés.” Et il y a trois femmes qui m’ont attrapé au collet, qui m’ont descendu de la chaise et qui m’ont dit : “Toi, si tu ne te tires pas, on va te faire la peau, parce que nos mômes ils sont en Algérie et tu ne fais rien pour eux.” C’était une période très très difficile […]. À l’époque, on était extrêmement minoritaires… Et c’est vrai que c’était un argument qu’on comprenait… la mère de famille… Bon, d’un côté tu as les fellaghas ; nous, on arrive, on dit : “Donnez-nous des sous pour sauver les condamnés à mort, pour le respect des droits de la défense et tout ça…” [24][24]Entretien avec Julien Lauprêtre, 5 juin 2001. »
Combattre les violences policières et l’OAS
17À partir de 1961, le pouvoir et l’opinion ralliés à l’indépendance, le Secours populaire retourne pour partie à son rôle traditionnel, la solidarité aux victimes des violences policières. Les événements du 17 octobre 1961 suscitent ainsi sa mobilisation immédiate, alors même que la réaction du parti communiste reste faible et qu’aucune directive n’engage les organisations de masse. Des militants visitent les hospitalisés, apportent des secours financiers, alimentaires et vestimentaires aux blessés, entreprennent des parrainages. En quelques jours, plus de trois millions d’anciens francs [25][25]Soit l’équivalent de 37 300 euros. sont versés dans les hôpitaux, tandis que la fédération de la Seine distribue plusieurs tonnes de vivres et huit cents colis de vêtements. L’association dénonce les brutalités policières et le racisme, les crimes commis, les centres où sont parqués les milliers d’Algériens. Elle publie des brochures étayées de témoignages et entreprend des démarches juridiques pour garantir leur emploi aux hospitalisés. Et le parti d’approuver, a posteriori, l’action de son organisation de masse…
18L’association est ensuite motrice dans la solidarité suite à la manifestation de Charonne, à laquelle participaient nombre de ses dirigeants. L’accumulation de témoignages, recueillis parmi les victimes et les médecins hospitaliers, alimente des tracts sans équivoque sur la violence policière et permet de constituer des dossiers. La solidarité est morale (protestations et communiqués, brochure diffusée à cent soixante mille exemplaires, délégation à l’Élysée) mais aussi matérielle, par versement d’un salaire aux blessés empêchés de travailler, don de vêtements neufs ou paiement du nettoyage des habits souillés, vacances offertes l’été aux enfants des victimes, parrainage des orphelins… Des démarches juridiques sont entreprises pour obtenir des réparations et un avocat est commis à chaque blessé.
19L’association répond parallèlement aux mobilisations orchestrées par le parti communiste contre les attentats perpétrés en France à partir du début 1961, proposant chaque fois son aide juridique, morale et matérielle. Mais au-delà d’actions d’apparence classique se dessinent en fait des appréhensions nouvelles et plus ouvertes, corrélatives de réajustements des rapports au parti qui évoluent de l’inféodation et de l’attente de directives à une plus grande latitude décisionnelle. Ces redéfinitions sont dictées par le contexte (mort de Staline, volonté de décloisonner la mobilisation communiste contre la guerre d’Algérie) tout en puisant à une chronologie parallèle, interne au conglomérat.
Un tournant identitaire ?
20Au sortir de la phase glaciale de guerre froide, le parti communiste semble en effet prendre conscience des apories de son sectarisme et impulse, à partir de 1954, un nouveau cycle politique. Celui-ci se traduit dans les directives aux organisations de masse par la demande d’une plus grande ouverture aux non communistes de la base au sommet, et la promesse de davantage de latitude : « Le parti n’intervient pas en tant que tel dans la vie et l’action quotidienne des organisations et mouvements de masse […]. Le respect de l’indépendance des organisations et mouvements de masse, le respect de leurs statuts et de leur programme n’est pas une clause de style pour les communistes. Ils considèrent cela comme une nécessité [26][26]Siège du parti communiste français, ACF, compte rendu du comité…. » Il s’agit cependant alors davantage de marge d’autonomie que d’indépendance, puisqu’il n’est nullement envisagé de lâcher la bride : « Le Parti ne se substitue pas à la direction des organisations de masse, mais il apporte l’aide idéologique et politique nécessaire à ses membres qui militent dans les organisations de masse, ce qui contribue à améliorer leur activité [27][27]Ibid., procès-verbal du bureau politique du 3 mai 1957.. »
21Le nouveau secrétaire général du Secours populaire, Julien Lauprêtre [28][28]Né en 1926, Julien Lauprêtre fut le responsable national des…, arrivé en 1954 et élu l’année suivante, considère de surcroît nécessaire, pour accéder à une réelle ouverture et permettre la croissance, de ne plus prendre position sur les « causes » politiques – qui par définition divisent, ceci dans le but de ne traiter, de manière plus consensuelle, que les « conséquences [29][29]Selon sa propre terminologie, qu’il fait employer dès la fin… », rendant ipso facto les discours apolitiques. Dans un même mouvement, il fait immédiatement évoluer la solidarité du politique au social, et des détenus politiques aux personnes en difficulté (sinistrés, personnes âgées, puis enfants, handicapés, etc.).
22Cette nouvelle ligne se reflète au sujet de l’Algérie. Jusqu’en 1956, le Secours populaire épouse les positions politiques de son organisation matricielle, s’affichant même à plusieurs reprises plus audacieux. Il parle ainsi de « fait national algérien » dès décembre 1955, alors que le parti communiste n’abandonne la « nation en formation » que lors du bureau politique du 16 février 1956. Plus encore, son président Francis Jourdain défend, dès le début du mois de juin 1956, que « l’indépendance nationale est aujourd’hui […] un impératif dont il serait absurde de nier le caractère inéluctable [30][30]Francis Jourdain, La Défense, juin 1956. », ce que le parti communiste n’envisage qu’en janvier 1957. La donne se renverse ensuite. Si le parti se bat désormais pour une « solution politique » et non simplement militaire, fondée sur la « reconnaissance du droit à l’indépendance pour le peuple algérien », le Secours populaire tend inversement, par souci d’ouverture, à se refuser à toute appréciation sur l’issue souhaitable du conflit.
Soutenir les soldats réfractaires
23Les campagnes de soutien aux soldats réfractaires, second grand volet d’action durant les années 1955-1959 avec la défense des droits de l’homme, jouent un rôle notable dans cette évolution vers l’évitement du politique. Secondant le parti communiste, le Secours populaire s’était d’abord engagé contre le départ des rappelés, avec pour tâche principale d’assurer la défense juridique des manifestants inculpés. Un pas idéologique, dans les rapports au parti, est cependant franchi lorsqu’il s’attache à également soutenir les soldats réfractaires, position non conventionnelle chez les communistes.
24En juillet 1956, Alban Liechti adresse au président de la République une lettre invoquant le préambule de la Constitution et expliquant son refus de prendre les armes contre « le peuple algérien en lutte pour son indépendance ». Embarqué de force, le jeune communiste est rapidement emprisonné puis, le 19 novembre, condamné à deux ans de réclusion ferme par le tribunal permanent des forces armées d’Alger. Alors que le parti communiste conserve le silence, le Secours populaire, informé début septembre, engage d’abord une campagne locale, puis ambitionne à partir de mars 1957 d’en faire un nouvel Henri Martin. Le décalage avec la chronologie du parti est patent : ce n’est que début avril 1957 que des directives du parti mentionnent explicitement le nom d’Alban Liechti, et seulement début janvier 1958 qu’est demandé de « réserver une plus grande place à la défense d’Alban Liechti et des autres jeunes soldats victimes de la répression pour avoir refusé de faire la guerre au peuple algérien [31][31]ACF, bureau politique du 3 janvier 1958. ». Cette lenteur de réaction s’explique aisément : le parti communiste, sur ce sujet légaliste, prônant le travail de propagande au sein des casernes, sa récusation du refus de servir lui rend difficile de cautionner politiquement le geste [32][32]Ibid., bureau politique du 7 janvier 1958 : « Il était et il….
25Tout en s’appuyant sur le préambule, plus consensuel, de la Constitution, le Secours populaire se place alors en position de compromis, défendant le jeune soldat sans l’approuver officiellement. La rhétorique adoptée s’articule sur l’apolitisme et le pathos de la situation, et se traduit par la centralité argumentative du champ sémantique du « drame de conscience » : « La guerre d’Algérie a posé chez de nombreux jeunes rappelés de véritables drames de conscience, beaucoup sont indignés de la guerre qu’on leur impose, le départ de certains crée des situations familiales parfois dramatiques [33][33]La Défense, octobre 1956. » ; « Alban Liechti incarne ce drame de conscience de la majorité des Français face à la poursuite de cette guerre [34][34]Ibid., mars 1957. ». Cette expression désormais récurrente, imposée par Julien Lauprêtre, puise aux termes employés en 1952 par Louis de Villefosse (« problème de conscience ») et Jean-Marie Domenach (« refus de conscience ») pour caractériser le cas Henri Martin [35][35]Cf. leurs articles respectifs dans Esprit, janvier 1952., tout en esquivant habilement le registre politique par écartèlement entre le « drame » infra-politique, qui connote le tragique et le passionnel, et la « conscience », aussi intime que supra-politique, tantôt renvoyée au jugement de Nuremberg et tantôt à la conviction religieuse.
26Or le geste, progressivement connu, suscite des émules. De 1957 à 1960, une quarantaine de cas sont ainsi pris en charge par le Secours populaire, avec une évolution du parti communiste vers un franc soutien à partir de l’automne 1957 et durant l’année 1958 [36][36]Cf. le discours de Maurice Thorez à Rouen le 5 mai 1958…, dans l’espoir de susciter un mouvement d’envergure, puis une nouvelle euphémisation suite au constat des limites de cette mobilisation [37][37]Entretiens avec Claude Lecomte, alors responsable national à…. Le légalisme léniniste se trouve ainsi un temps supplanté au parti par les condamnations du colonialisme et de la guerre d’Algérie. Ces condamnations rendent d’autant plus impossible le désaveu que le parti a lui-même travaillé à diffuser dans les casernes l’opposition à la guerre [38][38]Cf. notamment la diffusion clandestine, par la Jeunesse…, que la quasi-totalité de ces jeunes sont des militants communistes voulant faire exemple et que certains sont de surcroît fils de hauts dirigeants [39][39]Ainsi Pierre Guyot, fils de Raymond Guyot (membre du bureau…. Or au contraire du parti communiste, qui évolue vers des discours plus offensifs, le Secours populaire conserve globalement une prudence rhétorique qui confine à l’euphémisme, parfois caricatural : « Les jeunes soldats qui sont en prison ont expliqué leur position. On peut l’approuver, mais on peut aussi, sans l’approuver, la comprendre ; on peut même la condamner ou la trouver inutile. Mais nous pensons que la prison ne résout pas leur drame de conscience [40][40]Congrès national des 4 et 5 avril 1959 (Centre des archives du… »… S’il s’autorise pourtant en 1958 à publier quelques positions plus politiques, elles sont signées de non-communistes : ainsi, l’abbé Boulier, membre du bureau national, affirme que « l’armée n’a pas le droit de donner au soldat français un ordre contre l’honneur. Les soldats qui refusent de participer à la guerre d’Algérie sauvent l’honneur de notre drapeau [41][41]La Défense, novembre 1958. ».
27La campagne pour la libération des « fils de martyrs de la Résistance », lancée fin janvier 1957 par le parti communiste [42][42]Le parti communiste proteste contre la nomination du général…, témoigne également de l’ancrage dans une rhétorique apolitique. Le champ sémantique du « drame de conscience » est repris, cette fois qualifié, de manière adéquate, de « cornélien » : « Le Secours populaire qui s’interdit toute action politique n’a pas à se prononcer sur les raisons qui imposent à notre armée d’obéir aux ordres d’un Allemand tel que Speidel. Mais il se penche sur le cas de conscience de ces jeunes Français et il estime que le conflit qui les oppose à l’ordre de rejoindre leur unité est proprement cornélien [43][43]La Défense, septembre 1957. Et de citer très à-propos quelques… »… Cette campagne témoigne parallèlement de la capacité nouvelle de l’association à s’imposer : alors que durant un an, et curieusement, aucune directive du parti ne l’implique – la mobilisation doit être portée par le PCF lui-même, la Jeunesse communiste et les anciens combattants –, le Secours populaire la juge de sa prérogative et lance sa propre campagne. Les « fils de martyrs » sont libérés en mai 1958 et envoyés en Afrique occidentale française.
28Au contraire de la phase qui s’étend de la fin de l’année 1954 au milieu de l’année suivante, où un verbe fort prédomine sur une action encore hésitante, en 1957-1959 la solidarité juridique et matérielle est intense et durable. Elle s’articule néanmoins à une rhétorique le plus souvent timide, car à contre-courant des positions traditionnelles du parti.
29Cette tendance à l’évitement du politique, qui devient stratégie dès 1957, se trouve pourtant temporairement contrariée, sous la pression du parti communiste, par les crises institutionnelles (1958-1961). À la suite de la manifestation du 1er mai 1958, le Secours populaire juge que l’heure est à « endiguer la montée du fascisme sur le sol même de la patrie » ; il ne cache pas son hostilité aux généraux Massu et de Gaulle, « chef du complot qui menace nos institutions [44][44]Ibid., mai 1958. », et participe à la formation des Comités de défense de la République [45][45]Comités constitués à l’instigation du parti communiste.. La campagne menée par le parti communiste contre la nouvelle Constitution forme le paroxysme du ralliement partisan, le parti harcelant ses organisations à prendre des positions très affirmées. En juillet, l’association doit s’annoncer déterminée à « défendre la République, aujourd’hui en péril » et considère de son « devoir d’alerter tous les citoyens sur les immenses dangers que le projet recèle pour les libertés individuelles et collectives » ; elle se rangera jusqu’à la fin 1961, dans les moments de crise, aux positions exacerbées de l’organisation matricielle. Après le « putsch des généraux », la conclusion n’est pas au sauvetage de la démocratie mais à la preuve de la « persistance de la menace fasciste suspendue sur ce qu’il nous reste de libertés démocratiques [46][46]La Défense, juin 1961. », le recours à l’article 16 étant perçu comme un artifice « [donnant] une apparence de légalité à l’arbitraire du pouvoir personnel ». Solution de compromis, le Secours populaire se refusera néanmoins à prendre, après 1958, toute position explicite lors des élections [47][47]Ainsi pour le référendum du 16 septembre 1959 sur…, au contraire de la plupart des autres organisations de masse.
30Au cours de la période 1958-1961, les relations s’apparentent à un bras de fer entre le parti communiste, qui appelle ses organisations au suivisme partisan, et son organisation de solidarité dont la nouvelle ligne consiste à l’éviter. En 1960, l’association suit la position matricielle sur l’affaire du réseau Jeanson, mais ne l’aborde que sous l’angle de la conscience : elle réprouve la méthode, mais s’insurge du verdict, reconnaissant en outre aux signataires du Manifeste des 121 un « véritable esprit civique » : « En lisant le compte rendu des audiences, j’ai souvent été impressionné par leur attitude ; je suis tenté de dire : leur pureté […]. Ils ont accepté les risques pour obéir, devant le “conflit d’Antigone”, à la voix de leur conscience [48][48]Ibid., octobre 1960, article d’Adolphe Espiard.. » Et c’est via son Secours populaire que le parti se montre solidaire, moralement et matériellement, des signataires [49][49]ACF, secrétariat du comité central du 26 octobre 1960 :….
Les premiers pas vers l’humanitaire
31Le glissement du partisan à l’apolitique et au social, visible dès le milieu des années 1950 sur le terrain métropolitain (sinistrés, personnes âgées), gagne parallèlement les actions en Algérie, même s’il ne constitue d’abord qu’un transfert de la solidarité depuis l’Espagne républicaine. Aux Noëls 1954 et 1955 sont ainsi affrétés vers Alger plusieurs « bateaux de la solidarité » et, au printemps et à l’été 1955, deux caravanes de camions [50][50]Entre 1936 et 1939, le conglomérat communiste, mu par le…, remplis de vivres, médicaments et vêtements. Les obstacles posés par les autorités politiques et administratives conduisent cependant à abandonner ces pratiques jusqu’en 1960, où l’association considère avoir accompli sa mission « d’éclairer l’opinion » et, « déchargée d’une lourde tâche, [pouvoir désormais] consacrer des efforts accrus à l’œuvre humanitaire qui constitue un autre aspect de sa mission [51][51]La Défense, mars 1959. ». Défendant que le principal souci des regroupés d’Algérie n’est pas la politique mais leur survie immédiate, elle prône la vertu symbolique du don pour « construire des rapports fraternels entre notre peuple et le peuple algérien [52][52]Ibid., mars 1960. ».
32Le Secours populaire est soutenu par l’ensemble des organisations du conglomérat communiste, dont le parti communiste, mais agit de sa propre initiative. Il procède pour une part au moyen de l’aide d’urgence à destination des Algériens des « camps de regroupement » aux frontières marocaine et tunisienne, par l’envoi de bateaux (janvier 1961, avril 1962), ou le don de voitures-ambulances au Croissant rouge algérien à Rabat pour le transport des blessés de la frontière. Il entame parallèlement une action de développement en parrainant des « maisons d’enfants » orphelins créées par l’Union générale des travailleurs tunisiens depuis 1958 ; puis, en 1962, les actions sont recentrées sur le parrainage d’un hôpital, d’une école pour filles et d’un foyer pour adolescents.
33Cette mobilisation perdure après les accords d’Évian. Contre la politique de terre brûlée menée par l’Organisation de l’armée secrète et face à une situation médicale dramatique, un appel national aux médecins est lancé pour collecter des médicaments, acheter du matériel chirurgical et recruter des volontaires. Cette campagne, appuyée par l’ensemble du conglomérat, obtient également le soutien de la SFIO, du parti socialiste unifié, de Force ouvrière, de la Confédération française des travailleurs chrétiens et du Syndicat national des instituteurs. Fin juin 1962, plus de douze tonnes de médicaments, des instruments de chirurgie, des appareils de réanimation et de transfusion ont ainsi été recueillis ; soixante chirurgiens, médecins, transfuseurs et infirmières se sont rendus dans les casbahs et le bled. À la suite de la Conférence d’aide non gouvernementale au peuple algérien (juin 1963), où l’association travaille dans la commission « Santé et enfance », la solidarité est réorientée vers les enfants poliomyélitiques (les colis sont transmis au Croissant rouge algérien et au Secours national algérien), puis vers les enfants aveugles, ce désormais en coopération avec le Secours catholique d’Argenteuil, ville pionnière dans la coopération locale des deux « Secours ».
34L’année 1960 constitue donc un tournant, en gestation depuis 1954. Le changement peut n’apparaître que modéré, les nouvelles actions prolongeant pour partie la solidarité à l’Espagne républicaine. Il est cependant fondamental : pour la première fois, l’association témoigne d’une solidarité réellement « humanitaire », d’urgence puis de développement, aidant les civils sans distinction, sans discours politique ni option partisane [53][53]Pour les années 1930, le terme « humanitaire » paraît inadéquat…. De suiveuse du conglomérat communiste, elle tend même à devenir meneuse, tout en accroissant son spectre d’attraction vers les socialistes et les chrétiens.
35Le bilan des actions du Secours populaire durant la guerre d’Algérie est sans précédent : plus de cinquante avocats ont plaidé entre 1955 et 1962 ; il a été parmi les tout premiers dans la dénonciation de la torture, des camps, des bataillons disciplinaires, et cette dénonciation ne s’est jamais démentie ; il est venu en aide aux Algériens de métropole, a défendu les membres du FLN pour faire respecter un semblant de droit, a organisé la solidarité juridique et matérielle aux inculpés pour manifestation contre le rappel des disponibles ainsi qu’aux jeunes soldats refusant de partir ; quatre bateaux et deux voitures-ambulances ont été acheminés. Et le 18 mars 1962 ne scelle pas la fin de l’action. Soutenue par son organisation matricielle, l’association poursuit jusqu’à la fin 1964 la campagne pour l’amnistie de tous les « partisans de la paix ». Sa bataille juridique pour l’obtention de dédommagements suite à la manifestation de Charonne est encore plus longue : après avoir déposé une plainte, les avocats obtiennent en septembre 1963 l’ouverture d’une action en justice pour homicide et demandent au gouvernement réparation pour les familles de victimes et les blessés ; en mars 1968 l’affaire passe devant le tribunal de grande instance de Paris, qui reconnaît une responsabilité partagée ; le préfet de police fait cependant appel de la décision et, en 1975, rien n’est encore réglé… Durant l’intervalle, la solidarité aux enfants des victimes semble ne jamais s’être démentie.
36La guerre d’Algérie, première grande campagne menée par le nouveau secrétaire général Julien Lauprêtre – toujours président de l’association en 2005 –, scelle surtout un tournant fonctionnel et identitaire, poursuivi depuis. Le Secours populaire témoigne progressivement d’une capacité nouvelle d’initiative, patente sur la campagne Alban Liechti, la dénonciation des sections spéciales ou l’action humanitaire. Sa rhétorique traduit la volonté croissante d’évitement des positions partisanes. Ainsi, en 1956, laisse-t-il publier sous la plume de Francis Jourdain des positions favorables à l’indépendance – ce qui est pour le moins audacieux à l’échelle tant française que communiste. Mais, en février 1960, alors que le principe de l’autodétermination est ancré et que l’indépendance paraît de plus en plus probable, il affirme inversement qu’« au Secours populaire nous ne prenons pas parti sur les modalités de la négociation, de la fin des combats, des conditions de paix. Même parmi nous les avis diffèrent [54][54]La Défense, février 1960. ». La rhétorique du drame envahit tout, jusqu’au conflit lui-même, qualifié dès décembre 1954 de « guerre » et qui devient en 1957 un « drame [55][55]« Quelles que soient vos opinions quant au règlement du drame… »… Face aux enjeux institutionnels, les années 1958-1961 sont pourtant celles d’un regain de soutien ouvert au parti communiste, traduisant la difficulté d’instaurer des relations qui ne soient pas celles de la subordination inconditionnelle. Il faut attendre l’accalmie et les premières actions humanitaires pour que l’association tente, cette fois durablement, d’afficher un positionnement apolitique.
37Cette autonomisation progressive, difficile et non linéaire, n’a néanmoins pas tant pour objectif de sceller la sortie du giron partisan (les dirigeants de l’association restent majoritairement communistes et Julien Lauprêtre est resté membre du comité central de 1964 à la fin des années 1990) que de redéfinir le rapport au politique posé dans les vingt-et-une conditions, afin d’ouvrir réellement les organisations « de masse » aux « masses ». Les germes d’autonomisation et d’apolitisme posés durant la guerre d’Algérie commencent à éclore entre 1963 et 1965, notamment via les refus systématiques de signer les pétitions du conglomérat, de participer aux manifestations ou de soutenir la mobilisation communiste contre la guerre du Vietnam, considérée comme trop politique. En ce sens, il y a bien scission progressive, donc implosion, de ce conglomérat dès les années 1960. En s’opposant aux tenants d’une organisation plus proche du parti que des masses, en choisissant le social et la croissance large, Julien Lauprêtre ouvre une brèche dans laquelle s’infiltre également la Fédération sportive et gymnique du travail, tandis que des organisations comme l’Union des femmes françaises, le Mouvement de la paix ou la Jeunesse communiste restent sur des conceptions plus traditionnelles. Ce tournant apolitique, social et humanitaire, érigé en ligne politique et consolidé depuis cinquante ans, est l’une des clés majeures de la réussite contemporaine de l’association, tranchant avec le déclin progressif du parti communiste qui a, sur certains points, persisté à camper sur des positions dogmatiques intenables.
Notes
- [1]
Claire Andrieu, « La concurrence des légitimités partisanes et associatives », in Associations et champ politique. La loi de 1901 à l’épreuve du siècle, Paris, Publications de la Sorbonne, 2001, p. 36.
- [2]
Si l’on excepte le cas de la Confédération générale du travail (CGT), très spécifique et pour laquelle le qualificatif d’organisation de masse pose problème durant certaines périodes.
- [3]
Nous reprenons l’expression utilisée par Jacques Ion pour caractériser les ensembles politico-associatifs très structurés autour d’un centre politique. (Jacques Ion, La Fin des militants ?, Paris, L’Atelier, 1997, p. 37) En ligne
- [4]
Selon le triptyque formulé dans tous les statuts de l’association, article 2.
- [5]
Cet article s’appuie sur un travail de thèse publié sous ce titre : Le Secours populaire français 1945-2000. Du communisme à l’humanitaire, Paris, Presses de Sciences Po, 2006. Nous tenons ici à remercier notre directrice de thèse, Danielle Tartakowsky, pour ses conseils.
- [6]
Cf. en particulier Frédéric Genevée, Le PCF et la justice des origines aux années 1950. Organisation, conceptions, militants et avocats communistes face aux normes juridiques, thèse de doctorat d’histoire, université de Bourgogne, 2003 ; Sharon Elbaz, Les Avocats et la décolonisation (1930-1962), thèse de doctorat d’histoire, université Paris-X – Nanterre ; Sharon Elbaz et Liora Israël, « L’invention du droit comme arme politique dans le communisme français. L’Association internationale juridique (1929-1939) », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, 85, janvier-mars 2005, p. 31-43.
- [7]
Francis Arzalier, intervention lors des débats, dans Francis Arzalier et Jean Suret-Canale (dir.), Madagascar 1947. La tragédie oubliée, actes du colloque tenu du 9 au 11 octobre 1997 à l’université de Paris-VIII – Saint-Denis, Pantin, Le Temps des cerises, 1999).
- [8]
Sur la question des tortures, voir Raphaëlle Branche, La Torture et l’armée pendant la guerre d’Algérie 1954-1962, Paris, Gallimard, 2001.
- [9]
« Algérie, une répression à l’échelle de la guerre », La Défense, décembre 1954.
- [10]
Maîtres Henri Douzon, Renée et Pierre Stibbe, Pierre Braun.
- [11]
Archives du communisme français (désormais ACF), secrétariat du Comité central du 19 août 1955.
- [12]
Le secrétariat du parti communiste du 19 août 1955 demandait de « suivre attentivement le développement de la situation en Afrique du Nord » mais pensait « en premier lieu au Maroc ». Il n’était question pour l’Algérie que de « ranimer la campagne contre l’envoi du contingent ». Le bureau politique du 6 septembre lui est en revanche largement consacré : « soutien des revendications nationales du peuple algérien », « arrêt des opérations militaires et fin de l’état d’urgence », « retrait des troupes et des forces de police », « ouverture de discussions avec les représentants qualifiés du peuple algérien tels qu’ils sont définis par le PCA ».
- [13]
ACF, bureau politique du 6 septembre 1955 ; rappel de la thèse léniniste.
- [14]
Voir Sylvie Thénault, Une drôle de justice. Les magistrats dans la guerre d’Algérie, Paris, La Découverte, 2001.
- [15]
La Défense, mars 1956.
- [16]
Adjoint de Léon Feix, alors responsable des questions coloniales.
- [17]
La Défense, juin 1955.
- [18]
Ibid., octobre 1955.
- [19]
Ibid., juillet-août 1955, sur Guelt Es-Stell (Sud algérien), Aflou (Sud-Oranais), Ain-Amara, Chellal.
- [20]
Ibid., mai et juin 1959.
- [21]
« Il y a pourtant des responsables à cet état de fait. Si l’existence de Timfouchi était jusqu’ici inconnue de l’opinion publique, il est impossible de croire qu’il en était de même dans les sphères militaires et gouvernementales. » (Ibid., mai 1959).
- [22]
Ibid., juillet 1957. Certains inculpés sont jugés et condamnés à mort dix jours après leur arrestation, sans instruction, sans avoir été entendus par un magistrat, sans avoir été confrontés avec leur accusateur ou témoins, sans instruction, sans reconstitution des faits, sans avoir pu s’entretenir avec leur défenseur avant l’ouverture de l’audience ; les défenseurs réclament des vérifications et mesures d’instruction qui ne sont jamais accordées.
- [23]
Architecte, décorateur et artiste-peintre, Francis Jourdain (1876-1958) fut parallèlement militant anarchiste puis communiste, très engagé dans la lutte antifasciste et anticolonialiste depuis les années 1930. Il a présidé le Secours populaire de 1948 à sa mort.
- [24]
Entretien avec Julien Lauprêtre, 5 juin 2001.
- [25]
Soit l’équivalent de 37 300 euros.
- [26]
Siège du parti communiste français, ACF, compte rendu du comité central du parti, du 14 au 16 mai 1957, rapport de Marcel Servin.
- [27]
Ibid., procès-verbal du bureau politique du 3 mai 1957.
- [28]
Né en 1926, Julien Lauprêtre fut le responsable national des Jeunesses communistes (1949-1950) et le secrétaire du député Raymond Guyot (1951-1953).
- [29]
Selon sa propre terminologie, qu’il fait employer dès la fin des années 1950 et qui perdure toujours aujourd’hui dans l’association.
- [30]
Francis Jourdain, La Défense, juin 1956.
- [31]
ACF, bureau politique du 3 janvier 1958.
- [32]
Ibid., bureau politique du 7 janvier 1958 : « Il était et il reste juste pour le Parti et la Jeunesse communiste de populariser les actes de Liechti, Letoquart, etc., et de leur apporter la solidarité la plus grande. Tout en développant au maximum notre campagne de solidarité pour leur libération, rappeler que compte tenu du principe fondamental selon lequel les communistes vont à l’armée, les jeunes communistes à l’armée lutteront […] afin d’aboutir à des refus collectifs de faire la guerre au peuple algérien. »
- [33]
La Défense, octobre 1956.
- [34]
Ibid., mars 1957.
- [35]
Cf. leurs articles respectifs dans Esprit, janvier 1952.
- [36]
Cf. le discours de Maurice Thorez à Rouen le 5 mai 1958 exaltant les « jeunes soldats qui refusent noblement, à l’exemple d’Alban Liechti, de porter les armes contre le peuple algérien » (cité par Philippe Robrieux, Histoire intérieure du Parti communiste, Paris, Fayard, 1981, t. IV, p. 754).
- [37]
Entretiens avec Claude Lecomte, alors responsable national à l’Union des jeunesses républicaines françaises/Jeunesse communiste. Cette chronologie mériterait évidemment d’être analysée au regard de la chronologie strictement politique.
- [38]
Cf. notamment la diffusion clandestine, par la Jeunesse communiste, de Soldat de France, dirigée par Raymond Guyot (parti communiste) et Paul Laurent (Jeunesse communiste), et organisée par François Hilsum. Cinq millions d’exemplaires du journal auraient été diffusés pendant la guerre, par des militants communistes dans les casernes et par des cheminots de la CGT dans les trains de rappelés.
- [39]
Ainsi Pierre Guyot, fils de Raymond Guyot (membre du bureau politique et député), Léandre Letoquart, fils de Léandre Letoquart (membre suppléant du comité central) ou Serge Magnien, fils de Marius Magnien (responsable de la section internationale et journaliste à L’Humanité).
- [40]
Congrès national des 4 et 5 avril 1959 (Centre des archives du monde du travail, fonds Secours populaire français, 1998 020 002).
- [41]
La Défense, novembre 1958.
- [42]
Le parti communiste proteste contre la nomination du général Speidel au commandement des forces Centre-Europe-Nord de l’OTAN. À l’invitation du parti, des « fils de martyrs » de la Résistance, victimes des ordres donnés par Speidel dans le cadre de ses fonctions nazies, refusent de servir dans une armée sous ses ordres. On compte parmi ces « fils de martyrs », dont les arrestations se multiplient jusqu’en septembre, Claude Marty, Victor Beauvois, Claude Dubois, Michel Reyraud, Henri Samson, Louis Guillermet, Jean Vandel…
- [43]
La Défense, septembre 1957. Et de citer très à-propos quelques vers du Cid : « Je sais ce que je suis et que mon père est mort/[…] Tu n’as fait le devoir que d’un homme de bien/Mais aussi le faisant, tu m’as appris le mien. »
- [44]
Ibid., mai 1958.
- [45]
Comités constitués à l’instigation du parti communiste.
- [46]
La Défense, juin 1961.
- [47]
Ainsi pour le référendum du 16 septembre 1959 sur l’autodétermination.
- [48]
Ibid., octobre 1960, article d’Adolphe Espiard.
- [49]
ACF, secrétariat du comité central du 26 octobre 1960 : « Accord pour que le Secours populaire organise la solidarité en faveur des fonctionnaires et artistes suspendus à la suite de leur activité pour la paix en Algérie, y compris ceux ayant signé l’appel des 121. Le Parti effectuera un versement à cette solidarité par l’intermédiaire du Secours populaire. »
- [50]
Entre 1936 et 1939, le conglomérat communiste, mu par le Secours populaire et la CGT, avait fait envoyer aux populations civiles quatre bateaux de vivres, médicaments et vêtements, ainsi que six caravanes de camions.
- [51]
La Défense, mars 1959.
- [52]
Ibid., mars 1960.
- [53]
Pour les années 1930, le terme « humanitaire » paraît inadéquat eu égard à une solidarité visant à la résistance de populations et à la victoire d’une idéologie partisane. Il reste pour les années 1954-1955 discutable, l’association tenant encore des discours très partisans.
- [54]
La Défense, février 1960.
- [55]
« Quelles que soient vos opinions quant au règlement du drame franco-algérien… » (La Défense, juin 1957).
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