En Algérie, lors de la bataille de Timimoun, en 1957. Photo Bridgeman Images
L’historienne Raphaëlle Branche a recueilli la parole des anciens combattants de la guerre d’Algérie et de leur famille. Elle raconte le silence qui a perduré, entre ce qui ne peut être dit et ce qui ne veut pas être entendu.
Raphaëlle Branche a publié l’un des tout premiers travaux scientifiques sur la torture par l’armée française en Algérie (la Torture et l’armée pendant la guerre d’Algérie, 1954-1962, Gallimard, 2001). Avec Papa, qu’as-tu fait en Algérie ? Enquête sur un silence familial, l’historienne explore cette fois les traces que la guerre a laissées dans les familles.
Malgré l’extrême diversité des expériences de guerre, dans toutes les familles d’appelés que vous avez rencontrées, c’est le silence sur la guerre d’Algérie qui domine écrivez-vous…
Plutôt une impression de silence ou un silence plein de bruits. Tous ceux que j’ai rencontrés m’ont dit à propos de leur proche parti faire la guerre : «Il n’en parlait jamais.» Comme une évidence. Pourtant, à moi qui recueille des témoignages sur cette période depuis les années 90, les anciens combattants d’Algérie ont toujours parlé sans difficulté. Il y avait là une différence qui m’a amenée à réfléchir aux contextes dans lesquels on parle ou non. Les silences sont habités de bribes de récits, d’anecdotes, de cauchemars, d’énervements soudain, de sursauts au bruit d’un feu d’artifice… Il y a toujours eu des récits. La question est de savoir ce qu’ils donnent à voir de la vérité de l’expérience.
Sont-ils nombreux à avoir été témoins ou même auteurs d’exactions ?
Ce qui est sûr c’est que dans les bribes de récits que certains font à leur famille comme dans leurs journaux intimes, on peut voir des crimes de guerre, des civils tués, des prisonniers assassinés, des femmes violées. Ils sont là. C’est une réalité qui a concerné suffisamment de soldats pour qu’on ne puisse plus dire qu’il s’agissait d’exceptions ou de dérapages. Il y a pourtant, cette dernière décennie, une tendance à réduire la question du traumatisme à cela. C’est frappant, c’est l’angoisse de beaucoup d’enfants : qu’a fait mon père en Algérie ? Mais il n’a peut-être rien fait du tout et peut-être simplement eu très peur ! La peur de la mort et de la mutilation peut suffire à abîmer quelqu’un pour longtemps…
Les lettres écrites aux familles témoignent-elles de cette violence ?
On écrit aux proches avant tout pour les rassurer. Aux parents, on dit peu de choses, qu’on est un bon fils et qu’on va bien. Mais parfois cela déborde, surtout au début, lors du baptême du feu. Puis les soldats prennent leurs distances et taisent à nouveau ce qu’ils vivent de plus dur.
La censure joue-t-elle un rôle dans ces non dits ?
Puisque officiellement la France n’était pas en guerre, qu’est-ce qui, politiquement, aurait justifié la censure ? Il y avait des formes de contrôle mais pas de censure proprement dite. L’autocensure a été bien plus importante.
L’ébranlement intime ressenti par de nombreux soldats explique-t-il alors l’autocensure ?
Quelque chose de très violent se joue quand ce que vous croyez sur vous-même, sur vous en tant qu’être humain, est atteint par ce que font les autres ou par ce que vous vous découvrez capable de faire : voler ses camarades, tuer un prisonnier, piller un village, détruire une récolte. Un homme des Jeunesses ouvrières chrétiennes entretenait ainsi une correspondance régulière avec son aumônier, devenu son confident. Soudainement, pendant cinq mois, il cesse de lui écrire. Je sais aujourd’hui que c’est parce qu’il a à cette époque tué un jeune Algérien. Cet acte a aussi tué toute écriture. Ecrire, mettre des mots, c’est déjà reconnaître ce qu’on a fait.
Leur désorientation est d’autant plus grande que la guerre qu’ils mènent ne ressemble pas à celles de leurs aînés…
Trois guerres pèsent sur eux, et c’est une clé pour comprendre leurs difficultés à raconter. Ils sont marqués par l’héroïsme de leurs grands-pères : la Première Guerre mondiale, c’est le sacrifice absolu, l’abondance des morts. La Deuxième Guerre mondiale, en plus des opérations militaires du début et de la fin, leur a donné une grille morale : ils étaient enfants pendant l’occupation nazie, ils ont connu la résistance, la collaboration et les femmes tondues. L’arrivée en Algérie va raviver ses images, mais cette fois ce sont eux les occupants. Dans les lettres, dans les récits que certains font à l’époque, Oradour-sur-Glane revient souvent pour dire les villages ravagés en Algérie. Mais le poids des conflits précédents jette aussi une lumière biaisée sur ce qu’ils viennent de vivre : aux yeux de leurs proches, comme pour l’Etat qui ne parle que d’«opérations de maintien de l’ordre», ils n’ont pas fait une guerre, contrairement à leurs pères et leurs grands-pères. Eux-mêmes ont l’impression que la «vraie guerre», ce n’est pas ça : rappelons qu’autour de 30 000 militaires sont morts en sept ans et demi en Algérie à une époque où 10 000 personnes meurent chaque année sur les routes. Beaucoup estiment qu’ils n’ont rien vécu par rapport à leurs aînés, qu’ils ne sont pas légitimes à confier leurs peurs, leur malaise ou tout simplement leur expérience. Qu’ils ne sont pas dignes aussi de l’héritage viril familial.
Ce qui explique aussi, à l’heure du retour, l’incompréhension des proches ?
Ils ne sont pas accueillis comme des gens qui ont vécu la guerre, ne sont pas reconnus par l’Etat comme des anciens combattants. Leur expérience est banalisée, on leur en parle souvent comme d’un service militaire comme un autre. L’un d’eux me rapportait qu’on lui avait parlé de sa «bonne mine», comme s’il revenait de voyage. Quand ils tentent de se confier, on leur répond que désormais tout cela est fini, qu’ils ont de la chance d’être revenus. Un autre m’a dit : «J’ai essayé de parler mais vous ne pouvez pas répondre à des questions qui ne sont pas posées…» Qui peut alors tenir un discours sur leur reconnaissance, si eux-mêmes ne s’en sentent pas légitimes ? Or ils ont autre chose à faire. Quand ils reviennent de leur service, ces jeunes ont 20 ans et la guerre a pris deux ans de leur vie. A cet âge, deux ans, c’est énorme. Les jeunes femmes qui les attendent n’ont comme eux qu’une hâte : mettre l’Algérie derrière eux et fonder un foyer. Les anciens soldats s’adaptent aux attentes de leurs proches dans une société qui, en outre, a changé pendant leur absence. Le nouveau franc a remplacé l’ancien, la place des femmes a évolué, la télévision arrive dans les foyers, l’autorité des pères et de l’armée va bientôt être remise en cause… Comment se réinstaller dans leur rôle ?
En tout, 1,5 million de conscrits se sont succédé en Algérie. Peut-on parler d’une génération ?
Assurément il y a une génération mais pas seulement du fait de leur participation à la guerre. Sur plus de sept ans de guerre, chaque appelé n’est présent en Algérie que pour une séquence de quelques mois à deux ans. Ceux qui affrontent les attentats de l’OAS en 1962 ont peu en commun avec les appelés de 1957 engagés contre une ALN puissante. La communication est parfois même difficile entre frères… Pourtant il y a bien, avec le temps, construction d’un discours dans les associations d’anciens combattants sur ce qui, au-delà des différences, fonde une mémoire commune de cette guerre. Surtout, il y a une appartenance générationnelle qui dépasse l’Algérie et s’ancre d’abord dans leurs socialisations enfantines, dans les années 1930 et la Deuxième Guerre mondiale. Une appartenance qu’ils peuvent partager d’ailleurs avec leur femme ou leurs frères et sœurs.
Pourquoi les amnisties successives décidées par l’Etat empêchent-elles à leur tour la parole ?
La première, en 1962, est la plus large et la plus problématique : sont en effet amnistiés les «faits commis dans le cadre des opérations de maintien de l’ordre dirigées contre l’armée algérienne» ! Il ne s’agit pas d’amnistier un délit ou un crime mais d’interdire toute poursuite judiciaire en général. On ouvre un parapluie beaucoup plus grand que les actes commis. Les effets en sont redoutables à l’échelle des individus car cette amnistie jette un soupçon généralisé sur ceux qui ont été en Algérie, favorise le silence et nourrit beaucoup de fantasmes.
Pourtant, peu à peu, la reconnaissance de ce qu’ont vécu les appelés d’Algérie va permettre une parole. Quelles en sont les étapes ?
Les associations d’anciens d’Algérie ont joué un rôle important en proposant un récit commun si ce n’est toujours en donnant un sens à l’engagement. Sous leur pression, le statut d’ancien combattant va être attribué en 1974. Il faudra encore attendre vingt-cinq ans pour que la «guerre d’Algérie» soit nommée officiellement, en 1999. Entre-temps, en 1992, l’Etat a reconnu l’existence de séquelles psychiques de guerre permettant aux anciens combattants en souffrant d’être indemnisés pour des faits survenus plus de trente ans plus tôt. Ces étapes ont pu accompagner des évolutions individuelles et collectives. Ainsi, à la fin des années 90, cette génération commence à arriver à la retraite et désormais, vingt ans plus tard, elle sent la mort approcher. Ce sont deux moments particulièrement propices à des bilans et à d’éventuels récits. D’autant plus possibles que la qualité d’écoute a évolué dans les familles et dans la société dans son ensemble.
Comment les enfants de conscrits ont-ils vécu ces évolutions ?
Ce qui m’a frappé, c’est qu’au-delà de l’impression de silence, les enfants savent que leur père a été en Algérie et, pour beaucoup, nourrissent des questions à ce sujet. Dès l’enfance ils ont pu en prendre conscience, par des photos, des anecdotes sur l’Algérie ou encore des réactions soudaines et surprenantes. Mais ce n’est pas facile d’interroger son père sur la guerre. Et beaucoup de leurs questions n’ont pas été entendues par les pères. En outre, les questions des fils et des filles devenus adultes ne sont pas celles de l’enfance. Elles sont nourries par ce qu’ils ont lu, appris à l’école, découvert par eux-mêmes. Si la question des crimes de guerre est devenue très présente à partir des années 2000, on ne demandait pas «Papa, as-tu torturé en Algérie ?» dans les années 70. Ces interrogations interviennent bien plus tard. Parfois il est trop tard pour les poser mais pas trop tard pour chercher des réponses.
Raphaëlle Branche Papa, qu’as-tu fait en Algérie ? La Découverte, 512 pp., 25 €
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https://www.liberation.fr/debats/2020/09/02/on-ne-peut-pas-repondre-a-des-questions-qui-ne-sont-pas-posees_1798402
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