Soldats de l’armée française pendant la guerre d’Algérie, le 8 juin 1956. STF/intercontinentale/AFP
Le père de Marie-Aimée Lebreton, appelé en Algérie, lui avait adressé par la poste ses réflexions de soldat qu’elle ne reçut jamais : elle les réinvente sans peur et l’horreur resurgit.
En 104 brèves séquences, Marie-Aimée Lebreton donne corps à deux années de service militaire d’un appelé du contingent en Algérie. Le récit court de 1960 à la déclaration solennelle de l’indépendance, afin de mieux « cacher la partie honteuse d’une guerre qui ne disait pas son nom » ; le discours patriotique et l’hymne national suffisant à « ranger les années qui venaient de s’écouler parmi les autres souvenirs ». Les chapitres sont comme évidés, mangés de blancs. Ils composent la trame d’un récit qui se fait tout petit, pour mieux investir la page en ménageant des silences assassins. Le livre se greffe sur le journal tenu par son père dans le quotidien de la guerre, durant ses vingt-huit mois d’Algérie. Journal disparu, après qu’il l’eut envoyé à sa fille par la poste ! Pièces à conviction intimes, à tout jamais égarées. Sur ce silence contraint, la romancière a donc retissé, brin à brin, Jacques et la corvée de bois. Le titre reprend le nom donné aux « exécutions sommaires » de prisonniers ou de « simples suspects » emmenés dans les champs pour y effectuer, soi-disant, une corvée de bois et qu’on abattait là. Des appelés devaient se charger de ces basses besognes. On ne pouvait les y forcer, alors on choisissait des volontaires… Beaucoup se rétractaient au dernier moment.
Jacques, qui vient de Nîmes, est l’un de ces jeunes hommes aux « joues creuses » qui débarquent à Alger pour « accompagner la transition », selon les mots alors en vigueur. Son insouciance native confinerait quasiment à de l’indifférence. On le croirait presque jumeau du Meursault de Camus. Il a « une confiance naturelle face aux épreuves », ne se départit pas d’un certain « goût des autres ». D’extraction modeste, il a entendu dire qu’intégrer le 35e régiment représente « une chance » pour après. D’une rive à l’autre de la Méditerranée, des personnages gravitent autour de lui, désignés par leur prénom : Dédé, le père ; François, le copain d’enfance « venu d’un milieu aisé » ; Jeanne, l’amoureuse ; la mère morte d’un cancer, alors qu’il n’avait que 14 ans, Jonas le compagnon de chambrée… Après l’arrivée dans le port d’Alger et sa casbah « à la blancheur énigmatique », les jeunes appelés vont déchanter. Jacques, gros fumeur de Balto, cigarettes alors à la mode, est plongé dans le bain. Tenu d’une main de fer par l’adjudant Rolles, le voici dans la Mitidja, « frontière entre la ville et la campagne ». La romancière décrit les exercices physiques, les opérations, l’insomnie. L’argot militaire assaille la prose : « faire la chasse aux merles » (les rebelles algériens), « les bicots », pour les Arabes et les « fells » pour les fellagas. La sale guerre se glisse entre les lignes, avec l’irruption du pire, cette « corvée de bois », sous la pression exercée sur les bidasses. Le soir, « plus personne n’osait évoquer la vie militaire ». On voit comment l’armée s’emploie à modeler un jeune cerveau. « Jacques ne se rappelait pas comment ça avait commencé. Un travail lent et régulier. »
Marie-Aimée Lebreton n’a pas besoin de s’attarder pour rappeler qu’ « il existait bien un marché de la torture avec ses cotes ». Jacques ne supportera pas ce rôle de « nettoyeur de guerre », destiné à « accompagner les fards d’un colonialisme finissant ». Il retournera son arme contre lui.
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