Saïd Bouterfa ne se suffit pas de l’histoire officielle retenue en Algérie et en France qui ferait du passé commun un roman national fait de héroïsme pour les uns et les autres selon une lecture à géométrie variable qui rend la quête historique impuissante face aux passions hystériques. Notre auteur-chercheur va froidement aux origines de l’histoire tourmentée qui unit les deux rives de la Méditerranée, en convoque les faits marquants, le contexte politique de l’époque et les rivalités internationales. Il décortique les événements, les « soupèse », les analyse et va au-delà d’une simple lecture chronologique des événements produit par le contexte politique de l’époque. C’est ainsi que son analyse pertinente du passé des peuples le renvoie systématiquement vers ce qui crée du sens. Il constate donc que la symbolique est l’élément clef de tout discours de domination. Comme tout roman national passe par une construction mythifiée du passé.
Il en est de même de la colonisation qui invente une lecture symbolique à destination du dominé. C’est une règle essentielle pour maintenir l’autre, tous les autres, sous la botte du puissant. Et la déconstruction du discours et de ce qu’il charrie comme sens permet de déchirer le voile qui rend aveugle les peuples opprimés ! Or l’approche inédite de l’ouvrage analysant le « cas algérien« , dans les extraits qui suivent, est qu’il met en perspective la symbolique du système colonial dont les soubassements sont enracinés dans un racialisme institutionnalisé, ouvrant la voie à la légitimation d’une prédation économique « légitimée » par la « supériorité toute paternelle du bienfaiteur« . C’est le mythe des « bienfaits » de la civilisation à laquelle le « barbare » ne pouvait accéder.
COLONISATION DE L’ALGÉRIE ET SYMBOLISME COLONIAL
Préambule
« Le corps expéditionnaire français n’a pas rencontré de territoire vacant en Algérie. Il a été contraint de faire face à une formation sociale économique et historique, hostile à sa pénétration et à celle des rapports sociaux de production capitalistes qu’il a véhiculé ». Avant cette intrusion, les algériens avaient leur propre système de production basé essentiellement sur la propriété arch et l’inaliénabilité de la terre et dont la dimension fondamentalement sociale, a toujours assurée la cohésion de la société. La forme d’exploitation colonialiste qui fut imposée aux algériens, ne fut, « en dernière analyse, qu’un moyen pour le capitalisme de produire intensivement, en recourant aux ″principes idylliques de l’accumulation primitive″, la logique de son fonctionnement.
Le colonialisme est l’avant-garde dont le rôle est d’instaurer par la violence, accoucheuse de toute société en gestation, la privatisation des moyens de production et son corollaire, la libération de la force de travail, de développer les échanges et de généraliser la monétarisation. C’est le ″cheval de Troie″ du capital pour soumettre les économies naturelles, les procès de production et de distribution non-capitaliste à la loi de la valeur. C’est une phase non-économique qui à répondu à des contingences du capitalisme à un moment donné de son évolution. »(1)
Au cours de son histoire la France à connue plusieurs périodes critiques qui furent déterminantes et qui la poussa à élaborer une stratégie impériale, puis coloniale. En 1784, des bouleversements climatiques majeurs, conséquences de l’explosion d’un volcan islandais, s’abattent sur les campagnes françaises, famines et crises politiques se succèdent. L’explosion du volcan Laki entraîne à partir de 1784 des années de disette et de misère pour les populations, essentiellement paysanne d’Europe. Un nuage mortel composé de dioxyde de soufre s’abattît sur la France et détruisit presque toutes les récoltes. La situation des paysans fut si désespérée que la révolution éclata en 1789.
En 1808, Napoléon 1er dépêche le capitaine Boutin, officier du génie, afin de relever la position des défenses algériennes et préparer un plan de débarquement. A sa suite, Charles X, à court de trésorerie, décide de monter une ″expédition punitive″ sur les côtes algériennes. Cette opération militaire doit lui permettre de détourner l’attention de l’opinion publique et la colère du peuple parisien, face à des difficultés intérieures. L’immense trésor que constitue la fortune du Dey d’Alger attise sa convoitise et celle de quelques industriels et aventuriers français. S’emparer de ce trésor représentait l’un des buts de cette expédition.
Le 5 juillet 1830 le débarquement est consommée alors que la France était liée par un traité de paix et d’amitié avec la Régence d’Alger. Charles X, en faisant main basse sur les immenses richesses de la Régence, (estimé à plus de cinq milliards d’euros actuels), envisage de constituer des fonds secrets qui serviront à financer une vaste entreprise de corruption du corps électoral et à consolider son opposition contre les républicains.
Mais avant cet épisode, rappelons qu’en 1800 deux négociants algériens Busnach et Bacri, livournais d’origine, fournissent à la France de grande quantités de blé destinées à l’armée de Bonaparte lors de la campagne d’Égypte de 1798 à 1801 ; l’objectif est de s’emparer de l’Égypte et de l’Orient dans le cadre de la lutte contre la Grande-Bretagne, l’une des puissances hostile à la France révolutionnaire. Le dey d’Alger avance l’argent car les caisses du Directoire sont vides. Le reste de l’Europe est coalisée contre la France et ses idées « subversives » qui ne font pas bon ménage avec les monarchies. La France est en pleine crise économico-financière et les famines se succèdent. Il ne reste qu’une alliée : la Régence et le Dey d’Alger.
Les créances des Bacri, autopsie d’un complot
« D’année en année, les dettes de la France envers ces deux familles enflèrent démesurément d’autant plus facilement que ces dernières se montraient très conciliables quant aux délais de paiement. Mais, finissant par vouloir récupérer leur dû, et devant à leur tour payer des dettes au dey d’Alger, ils convainquirent ce dernier de porter les deux affaires ensemble auprès de la France. Une fois à Paris, le représentant de la maison Bacri, Jacob Bacri, écrira au sujet des négociations menées avec Talleyrand : « Si le Boiteux n’était pas dans ma main, je ne compterais sur rien » Mais, même après avoir reçu un acompte de quatre millions de francs par l’intermédiaire de Talleyrand, les Bacri et Busnach ne rendirent pas les 300 000 francs qu’ils devaient au dey d’Alger, poussant même ce dernier à monter le ton envers Bonaparte en lui écrivant que leur argent devait être considéré comme le sien et donc une question d’honneur…qui pourrait dégénérer en affaire d’Etat. En 1803, Jacob Bacri écrivait donc à Busnach qu’il fallait : « faire écrire par notre maître [le dey] au Petit [Bonaparte] une lettre qui lui dira que l’argent réclamé par Bacri et Busnach est à lui et qu’il les prie de le faire payer à cause de lui. »
L’affaire de ces créances ennuya tellement Napoléon qu’il pensa même à l’idée de lancer une expédition contre Alger, y envoyant en reconnaissance un chef de bataillon du génie, Vincent-Yves Boutin, du 24 mai au 17 juillet 1808 auprès du consul Dubois-Thainville, afin qu’il puisse y rédiger un rapport sur l’éventualité d’une telle action militaire. Mais, les événements européens empêchèrent la réalisation d’une telle entreprise. Nullement touché par les soubresauts européens, les Bacri gonflaient leurs intérêts an après an jusqu’à ce que leurs dettes réclamées atteignissent 24 millions de francs. Ils mirent de leur côté le nouveau consul général français d’Alger Pierre Deval, nommé par Talleyrand durant la courte période où il fut président du Conseil (9 juillet-26 septembre 1815), lequel traînait derrière lui une réputation sulfureuse d’escroc et d’homme retors. Si retors et perfide que les Européens d’Alger le tenaient en piètre estime et s’appliquaient scrupuleusement à ne pas répondre aux invitations qu’il leur envoyait afin de participer aux grandes occasions organisées par le consulat général… C’est dans ce climat d’insolite rouerie autour du dey d’Alger que l’affaire du fameux coup d’éventail allait se produire. »(2)
Les juifs Joseph Cohen Bacri et Michel Busnach, avec la complicité du Consul Deval – qui parlait couramment l’arabe et le turque car issu d’une famille de drogmans (interprètes) – fournirent des informations précieuses sur le trésor de la Régence et sa valeur. Le dernier auxiliaire de cette gigantesque machination fut bien entendu le commandant en chef de l’expédition d’Alger, le général de Bourmont qui, après cet épisode, sera nommé maréchal pour « services rendus ».
Il est plus que certain que ce sac fomenté avec la complicité du couple Bacri/Busnach et Talleyrand qui, se chargeant d’influencer les décisionnaires parisiens au profit de Bacri, rêve aussi de nouvelles possessions. « Talleyrand voulait des territoires pour la France, et de grands territoires à peupler.
On ne peut plus s’étaler en Europe, sauf peut-être la Wallonie ? Il regarde du côté de l’Algérie. Il est le maître de ces stratégies. Ensuite, aggraver le différend entre Paris et Alger, les méfaits de la course en Méditerranée suffisaient, enfin traîner la patte pour honorer les véritables réclamations du Dey pour le règlement de la dette.
Talleyrand nomme en 1815, le sieur Pierre Deval, consul de France à Alger. Le consul multiplie les provocations et les rodomontades. Était-ce dans son caractère, son éducation ou bien plus sûrement sur ordre de son Ministre ? Comment Deval, connu comme un homme tout en courbettes, a-t-il brusquement trouvé l’audace de contrer en public le Dey ? On peut supposer que celui-ci, lors de la réception officielle du Baïram (fête de l’Aïd en turc) du 27 avril 1827 où il porta le fameux “coup d’éventail” au consul français, soit tombé simplement dans un piège depuis longtemps mis en place. Ce fut le prétexte de la rupture des relations diplomatiques et du débarquement français, trois ans plus tard. A partir de cet incident, le consul Deval va utiliser tous les moyens pour envenimer les choses. Le gouvernement français enverra au Dey un ultimatum insultant, dont on n’ignorait pas au bord de la Seine qu’il serait rejeté par Alger. Et c’est la rupture voulue et minutieusement préparée, depuis de longues années par Paris. »(3)
La colonisation de l’Afrique par l’Europe prolonge l’entreprise entamée avec la « découverte » de l’Amérique par Christophe Colomb en 1492. Elle a consisté à occuper, souvent par la force, les territoires africains, à en exploiter hommes et ressources naturelles au profit de la puissance colonisatrice, notamment des compagnies métropolitaines privées conçues à cet effet. Cette affaire fut, il est clair, un prétexte cousu de fil blanc à cette intervention car, selon Charles André Julien, la dette française aurait pourtant été réglée aux Bacri en plusieurs versements.
Le premier en 1800, un acompte de trois millions cent soixante quinze mille francs et un second d’un million deux cent mille francs auraient été versé, grâce encore une fois à l’intervention de Talleyrand, à qui ils auraient largement « graissé la patte« . Puis de nouveau en 1819, sept millions, toujours grâce à l’intervention de Talleyrand, suite à un vote des chambres.
A la lumière de ces éléments nous pouvons supposer que tout ce beau monde était de connivence et que ce plan avait été mûrement élaboré, d’une part, en abusant le Dey d’Alger, seul créancier valable, donnant ainsi prétexte à l’intervention française. Le roi de France Charles X ayant besoin de reprendre en main son armée, pensant qu’une expédition sur Alger lui apporterait gloire et butin mais surtout servirait à payer la solde de ses soldats.
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Chronique d’une prédation
La guerre, ce n’est pas nouveau, est un racket. Mais ce qui est assez singulier c’est de devoir chaque fois le justifier. L’exploration des relations que la discipline anthropologique entretient depuis son origine avec la question coloniale, nous apparaît comme essentielle par rapport à un monde contemporain décolonisé, mais néanmoins profondément marqué par les effets et l’héritage de l’expérience coloniale. Il s’agit donc de comprendre les motivations profondes des hommes qui en furent les promoteurs, les pratiques et les concepts de cette anthropologie du pire, en la resituant dans son contexte historique, au regard du processus massif que fut la colonisation puis la décolonisation et les conséquences de ces «héritages coloniaux » à la fois dans l’Algérie et la France d’aujourd’hui.
Il est essentiel avant tout, pour bien comprendre l’origine du phénomène colonial, de commencer par le début.
D’abord, l’écrasante majorité des travaux de recherches, l’historiographie et même au fond, le débat politique, se sont toujours focalisé sur la guerre d’Algérie ; hors, cette séquence historique n’est pas compréhensible si on ne l’inscrit pas dans le temps long et si on ne comprend pas ce que fut le système colonial et d’où vient la colonisation d’une part, et si l’on ne comprend pas également que depuis 1830, il y a eu en Algérie en permanence, des soulèvements, des révoltes et des insurrections contre la colonisation et l’exploitation coloniale. Cette résistance acharnée et perpétuelle devrait fondamentalement nous interpeller, car aucun peuples ne peut refuser la justice, le progrès et les bienfaits de la civilisation, elle est une propension naturelle, inhérent à l’universalité même de l’espèce humaine.
La confiscation de l’âme des peuples colonisés, de leurs histoire et de leurs héritage culturel à de même été la conséquence logique du lamentable échec que fut la colonisation. Dans l’inconscient collectif des peuples opprimés, le colonialisme a imprimé l’idée qu’ils n’avaient pas d’histoire. En Algérie on a enseigné aux enfants algériens que leurs seuls vrais ancêtres étaient les gaulois, mais ce que l’on oublie souvent de dire c’est que cette manipulation de masse a avant tout concernée l’opinion publique française elle-même des 19ème et 20ème siècles, en modifiant sa perception du réel. Il y eut une volonté des politiques et une connivence anthropologique pour raconter l’Algérie et les algériens, à l’instar des autres peuples colonisés, à l’opposé de ce qu’ils furent véritablement. L’histoire officielle qui c’est forgée des deux cotés de la Méditerranée et que se partage la France et l’Algérie, a insistée sur cette épopée guerrière que fut la conquête et la guerre de libération, en mettant sous le boisseau cette histoire longue, cette histoire largement méconnue de la colonisation et du système colonial et qui demeure en réalité, la seule véritable question.
Cette idée même d’une Europe allant à la conquête du monde pour chercher des ressources et soumettre des peuples dans cet objectif, devrait à son tour être réajustée, car elle n’a concernée en réalité que les peuples de « couleurs » et non la nation européenne et son prolongement nord-américain. La colonisation, nous ne le dirons jamais assez, fut une entreprise profondément raciale. Il y avait, pour paraphraser Paul Bert, « les Blancs et les autres », les autres, assurément, c’est nous.
Quand à Paul Bert, libre penseur et républicain, député gambettiste, il était l’associé de ce grand théoricien du colonialisme que fut Jules Ferry dans la fondation de l’école laïque. «Paul Bert est donc un héros de la république française. De nombreuses rues portent son nom. Il fut un grand promoteur de l’égalité républicaine. Mais pas n’importe laquelle. Il a fait apprendre aux petits français, dans ses manuels scolaires, que les races humaines sont inégales. Il fut un grand inspirateur de l’école laïque et obligatoire. Mais pas n’importe laquelle. Il entendait réserver l’éducation aux petits Blancs.»(4)
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Les bienfaits de la colonisation pour la France
Non seulement les ressources naturelles des pays colonisés furent pillées, surexploitées, mais pire encore, c’est surtout l’instauration d’une économie de type esclavagiste, accompagnée d’une paupérisation grandissante, qui obligea de nombreuses populations à émigrer vers les métropoles coloniales alors demandeuses en main d’œuvre bon marché.
C’est donc la France qui est plus redevable envers les colonies et non l’inverse. Il serait donc plus juste dans cet ordre d’idées de parler des bienfaits de la colonisation pour la France. « Logique du profit, rationalisation et innovations servent la rentabilité, parfois à n’importe quel prix (humain tout d’abord : exploitation de réseaux de sous-traitants, notamment dans la confection).
La civilisation de l’objet se fait à partir du modèle bourgeois vers les classes moyennes : on copie les biens consommés par les riches, avec des matériaux moins couteux (tissu mélangé, orfèvrerie plaquée, faïences avec motifs reproduits en série, etc.). Avec ces nouveaux standards de vie et les changements de représentations mentales et culturelles, le confort devient une nouvelle valeur en soi.
Avec l’industrie, on entre dans l’abondance matérielle, la conquête de la matière (façonnable à volonté) et de l’espace, des biens et des services pour le plus grand nombre. On entre aussi dans une civilisation de l’objet et de l’image de masse. L’objet est un support culturel au sens large ; son usage suppose une manière de vivre, s’en servir « signifie ». Les objets conditionnent des comportements et des représentations sociales relayées par les supports médiatiques. Les produits industriels ont un rôle culturel essentiel dans la construction de la société moderne. L’industrie devient un modèle d’organisation et de planification rationnelle pour nombres d’activités humaines. La société se transforme et sort peu à peu des carcans séculaires et féodaux, le profit et la rentabilité permettent la démocratisation des biens et des services.
Ainsi, le XIXème siècle est incontestablement le siècle du progrès technique, mais l’accès à un confort matériel reste parfois relatif. Il ne signifie pas non plus un progrès humain radical et immédiat. Le système industriel passe par une forme d’exploitation de l’homme par l’homme. C’est aussi le siècle de l’idéologie du progrès, du positivisme : sous couvert de profit par l’écoulement de produits de plus en plus divers et abordables, les industriels (soit l’élite bourgeoise qui possède le capital, donc les outils de production) tiennent un discours « faussement » civilisateur. La théorie du progrès (progrès des sciences, des technologies et de l’humain), montre de terribles contradictions. L’essor de la bourgeoisie exalte la liberté de l’individu, le libéralisme et le capitalisme ; or elle repose aussi sur l’exploitation de l’homme (les forces de travail et les pays dominés/colonisés).(5)
Saïd Bouterfa (extraits de «COLONISATION DE L’ALGERIE ET SYMBOLISME COLONIAL, Aux origines de la discorde», Editions Edilivre 2015)
1 - Youcef Djebari, La France en Algérie, bilans et controverses. OPU 1995. 2 - Chafik T. Benchekroun. L’Affaire d’Alger (1827-1830). Le Maghreb contemporain, juin 2012. 3 - Algérie, passé et présent. Jean Isnard, Gazette de là-bas, Mai 2009. 4 - Paul Bert 1885. Cité par Carole Reynaud Paligot. La République raciale, Puf, 2006, p. 141. 5 - Revue lettres. Guillaume JOAÜS, p.3, Février 2008.
Publications de Said Bouterfa
– Le Signe et l’Infini. Éditions Palais du Livre 1996.
– Yennayer ou le symbolisme de Janus. Éditions Musk 2002/2003.
– Algérie regards croisés (ouvrage collectif). Edition Milan (France) 2003.
– Les manuscrits du Touat. Atelier Perrousseaux (France) et éditions Barzakh Algérie 2005.
– Ahellil ou les louanges du Gourara. Éditions Colorset 2006.
– Le miroir (roman). Éditions Hibr 2011.
– Louanges et étendards, le s’bouâ de Timimoun (traduction et annotations) Éditions Colorset 2011.
– Manuscrits algériens et conservation préventive. Editions El Kalima 2013.
– L’Emir Abdelkader, pouvoir temporel et autorité spirituelle. Editions Colorset 2013.
– Colonisation de l’Algérie et symbolisme colonial, aux origines de la discorde. Editions Édilivre 2015.
– Droit de réponse, nous sommes Charlie ou le triomphe de l’imaginaire nationaliste. Editions Édilivre–Aparis 2016
https://frontieresblog.wordpress.com/2020/02/08/algerie-france-aux-origines-de-la-discorde/#more-22736
Les valeureux patriotes et le recouvrement de la mémoire de l’Algérie
« Il se peut que les générations futures disent que nous n’avons jamais atteint les objectifs que nous nous étions fixés. Puissent-ils ne jamais dire à juste titre que nous avons échoué par manque de foi ou par la volonté de préserver nos intérêts particuliers ». Dag Hammarskjöld, ancien secrétaire général des Nations Unies
C’est un événement exceptionnel et quel beau cadeau à l’Algérie qui retrouve enfin ses enfants après plus de 175 ans d’absence de ses valeureux patriotes ! En effet ! L’information vient d’être donnée. Les restes mortuaires, exposés au musée de l’Homme de Paris, seront acheminés par « un Hercule C-130 de l’armée de l’air algérienne qui sera escorté à son retour par une formation de trois chasseurs Sukhoï 30. Ce retour donnera lieu à une cérémonie aérienne avec un passage en formation au-dessus de la baie d’Alger pour partager avec la population ce moment historique. Cheikh Bouziane et cheikh Boubaghla, qui menèrent la vie dure à l’armée coloniale, peuvent enfin dormir du sommeil du juste. Pour la première fois en effet, depuis l’indépendance algérienne, la mémoire fragmentée des Algériens est en train de se reconstituer. Les cranes de patriotes algériens vont rejoindre la terre de leur ancêtre ; Ce qu’aucun gouvernement n’a pu réaliser le gouvernement actuel a pu le réaliser.
L’invasion et ses conséquences : l’utilisation post mortem des morts
L’histoire de l’invasion coloniale est un long récit douloureux qui commença par un parjure, celui de Bourmont ; en effet malgré les promesses du général de Bourmont en juillet 1830, qui prend sur l’honneur l’engagement suivant : « la liberté de toutes les classes d’habitants, leurs religions, leurs propriétés, leurs commerces et leurs industries ne recevront aucune atteinte », le premier soin des Français lorsqu’ils eurent pris possession d’Alger, fut nous dit A. Devoulx : « de tailler un peu de place aux vivants, aux détriments des morts et de dégager les abords de la ville de cette multitude de tombes qui les envahissent. Cet accaparement se fit sans discernement. Les terrains des sépultures nous étaient indispensables pour la création des routes, jardins et établissements qu’un peuple civilisé et actif s’empresse de fonder là où il s’implante. Je dois cependant dire que le travail de transformation ne fut pas accompli avec tout le respect auquel les morts avaient le droit, et ressemble un peu trop à une profanation. Pendant plusieurs années, poursuit Albert Devoulx, on put voir dispersés çà et là des amas d’ossements tirés brusquement de leurs tombes et jetés au vent avec une certaine brutalité. Quelques précautions auraient suffi pour éviter cette violation de tombeaux qui a provoqué une profonde sensation parmi les indigènes et a fait naître chez eux l’idée que les cendres des morts ne nous sont pas sacrées…. Au point de vue historique, une partie des annales d’Alger était là gravée sur le marbre ou sur l’ardoise, et ces pages ont été livrées à la destruction et à la dilapidation. Il y avait en effet une abondante moisson de documents épigraphiques à faire au profit de la chronologie des pachas et des principaux fonctionnaires de la Régence. (…) Une quantité considérable de monuments précieux des époques romaines arabes, et turques, qu’il eut été facile de sauver ont disparu à tout jamais, mutilés ou détruits par la main des hommes, après avoir résisté aux injures du temps ». L’histoire doit regretter l’anéantissement complet d’un cimetière réservé aux pachas et que cite l’historien Diego de Haedo qui écrivit son ouvrage sur la ville d’Alger vers la fin du XVIe siècle » [1]
Les morts sont-ils pour autant laissés tranquilles ? Il semble que non ! « À la même époque écrit Amar Belkhodja, en 1833 où l’Histoire enregistre les forfaits perpétrés contre l’espèce humaine, les morts n’ont pas droit eux aussi, au salut. Avant leur affectation aux fins industrielles, les cimetières musulmans serviront d’abord à d’autres fonctions. (…) Ces sépulcres béants étaient comme autant de bouches accusatrices d’où les plaintes des morts semblaient sortir pour venir se joindre à celles des vivants, dont nous démolissions en même temps, les demeures, ce qui fait dire à un Algérien avec autant d’éloquence que d’énergie que les Français ne laissaient à ses compatriotes ni un lieu pour vivre ni un lieu pour mourir ». (Annales algériennes – T.I. – pp. 227-228). Les ossements humains, exhumés par la charrue coloniale ou par le matériel des ponts et chaussées, vont également servir pour un commerce sordide. Ils sont expédiés à Marseille où ils sont utilisés dans la fabrication du sucre. L’historien Moulay Belhamissi fait état des navires chargés d’ossements provenant des cimetières musulmans en partance pour Marseille : « Pour du noir animal (1) nécessaire à la fabrication du sucre, les ossements récupérés des cimetières musulmans sont expédiés à Marseille. À l’époque, on réfuta les faits malgré les témoignages. Mais l’arrivée dans le port phocéen, en mars 1833, d’un navire français La Bonne Joséphine », dissipa les derniers doutes. Des os et des crânes humains y furent déchargés. Le docteur Ségaud précisait, dans le journal Le Sémaphore que « parmi les ossements, certains venaient d’être déterrés récemment et n’étaient pas entièrement privés de parties charnues ». « L’utilisation industrielle des ossements d’Algériens est effective ». Moulay Belhamissi – Étude intitulée « Une tragédie aux portes d’Alger – Le massacre des Aoufias ». Le pays conquis se trouvait ouvert à tous les trafics, y compris celui de la profanation et le pillage des cimetières en y prélevant les vestiges humains aux fins de recyclage dans l’industrie du sucre en activité à Marseille.(…) Ces pratiques, dévastations des cimetières pour les aménagements urbains et leur annexion pour grossir les domaines agricoles, puis suivies de cargaisons d’ossements en destination d’une industrie marseillaise dans la fabrication du sucre, sont une identification d’une société en quête exclusive du profit, libérées entièrement des contraintes et des prescriptions tant morales que religieuses »[2].
La reconnaissance à dose homéoathique
Voilà ce qu’a fait un peuple dit civilisé quelques quarante ans après la déclaration ds droits de l’homme. Cependant pour la première fois les Algériens découvrent un candidat qui ne fait pas dans la langue de bois : « La plaie algérienne est toujours aussi béante et les présidents se sont succédé par manque de vision du futur et n’ont jamais franchi le pas. Le 14 février 2017 r, le candidat Macron dans une interview accordée à la chaîne Echourouk News à Alger, déclarait : « La colonisation fait partie de l’histoire française et c’est un crime contre l’humanité J’ai toujours condamné la colonisation comme un acte de barbarie. La barbarie fait partie d’un passé que nous devons regarder en face en présentant nos excuses à l’égard de celles et ceux envers lesquels nous avons commis ces gestes ». [3]
Nous pouvons noter que 58 ans après l’indépendance, la France accepte de restituer enfin une partie des crânes des patriotes entreposés au Musée de l’homme. Souvenons-nous il a fallu plus de quarante ans pour que les évènements d’Algérie deviennent la guerre d’Algérie. On l’aura compris graduellement, les pouvoirs successifs au gré des circonstances lâchent du lest à dose homéopathique. Ce qui s’est passé envers les Algériens n’est pas une singularité la conviction d’appartenir à la race des élus a fait que l’Autre est infériorisé, animalisé ainsi : « Pendant des années, les visiteurs du Musée de l´Homme à Paris pouvaient contempler le corps empaillé de Saartje Baartman, dite « Vénus Hottentote », en guise de témoins de la spécificité raciale africaine. Si les corps des Africains peuvent être exposés dans les vitrines des musées européens pendant des dizaines d´années sans que cela ne trouble personne, c´est tout simplement parce que ce petit monde de l´ethno-muséologie européenne s´est constitué sur de solides consensus racistes.[4]
Dans le même ordre d´idée, pour l’histoire des cranes, les pétitions d’il y a deux ans par des cohortes d’universitaires n’ont fait que reprendre une publication de l’anthropologue Ali Farid Belkadi en 2011 qui en fait mention dans son ouvrage sur Boubaghla. Justement s’agissant de Boubaghla, et de Bouziane lors de la rédaction de mon ouvrage paru en 1999 aux Editions Enag, j’en avais fait mention. J’écrivais : « Ainsi il serait vain de chercher la tête de Boubaghla, si on sait que dans une note envoyée, en 1886, à la Revue Africaine, le docteur Reboud écrit : « La tête de Bou Zeïan qui fut, d’après M.Féraud, coupée et fichée au bout d’une baïonnette à la fin du siège de Zaatcha a été conservée comme celle de Boubaghla et du chérif tué dans un combat livré sous les murs de Tébessa. Elle fait partie des collections anthropologiques du Muséum de Paris. C’est moi qui les ai envoyées à ce riche établissement. Chacune d’elles est accompagnée d’une étiquette, longue bande portant le nom du Chérif décapité, la date de sa mort, le cachet du bureau politique de Constantine…» [5],[6]
Pour Ali Farid Belkadi : Mr Bruno David et Michel Giraud du Musée de l’Homme à Paris, ne tiennent compte que d’une seule collection, celle du Dr Vital de Constantine (…) Il y a d’autres collections au Muséum de Paris qui renferment des restes mortuaires de martyrs algériens. Le nombre de crânes d’Algériens conservés au Muséum national d’histoire naturelle de Paris (MNHN), selon un dernier recensement, s’élève à 536 venant de toutes les régions d’Algérie» [7]
L’histoire de la tragédie de Cheikh Bouziane des Zaatchas
Un bref rappel à titre d’exemple nous permet d’apprécier à sa juste bestialité la façon française de faire la guerre à des patriotes courageux mais sans les moyens de défense appropriés. Nous rapportons le massacre des Zaatchas et la mort de Bouziane décrit aussi dans l’ouvrage de Mohamed Balhi paru aux Edts Anep. : « L’état-major prend la mesure de la résistance et envoie une colonne de renfort de plus de 5 000 hommes, commandée par le général Émile Herbillon, commandant de la province de Constantine, suivie d’une autre, des zouaves dirigés par le colonel François Canrobert ». Il nous a paru important de le relayer en rappelant la raison de la présence dans un musée parisien de ces restes mortuaires, à partir de l’histoire de l’un d’entre eux : le crâne du cheikh Bouziane, chef de la révolte de Zaâtcha en 1849, écrasée par une terrible répression, emblématique de la violence coloniale. En 1847, après la reddition d’Abd-el- Kader, les militaires français croient que c’en est fini des combats en Algérie après plus de dix ans d’une guerre de conquête d’une sauvagerie inouïe. Mais, alors que le danger était surtout à l’ouest, il réapparaît à l’est début 1849, dans le Sud-Constantinois, près de Biskra, où le cheikh Bouziane reprend le flambeau de la résistance. Après des affrontements, il se retranche dans l’« oasis » de Zaâtcha, une véritable cité fortifiée où, outre des combattants retranchés, vivent des centaines d’habitants, toutes générations confondues » [8].
« Le 17 juillet 1849, les troupes françaises envoyées en hâte entament un siège, qui durera quatre mois. Le 26 novembre, les assiégeants, exaspérés par la longueur du siège, voyant beaucoup de leurs camarades mourir (des combats et du choléra), informés du sort que les quelques Français prisonniers avaient subi (tortures, décapitations, émasculations…), s’élancent à l’assaut de la ville. . Deux ans plus tard, Charles Bourseul, un « ancien officier de l’armée d’Afrique » ayant participé à l’assaut, publiera son témoignage : « Les maisons, les terrasses sont partout envahies. Des feux de peloton couchent sur le sol tous les groupes d’Arabes que l’on rencontre. Pas un seul des défenseurs de Zaâtcha ne cherche son salut dans la fuite, pas un seul n’implore la pitié du vainqueur, tous succombent les armes à la main, en vendant chèrement leur vie, et leurs bras ne cessent de combattre que lorsque la mort les a rendus immobiles. ». Il s’agissait là des combattants. La destruction de la ville fut totale, méthodique. Les maisons encore debout furent minées, toute la végétation arrachée. Les « indigènes » qui n’étaient pas ensevelis furent passés au fil de la baïonnette.
« Dans son livre La Guerre et le gouvernement de l’Algérie, le journaliste Louis de Baudicour racontera en 1853 avoir vu les zouaves « se précipiter avec fureur sur les malheureuses créatures qui n’avaient pu fuir », puis s’acharner : « Ici un soldat amputait, en plaisantant, le sein d’une pauvre femme qui demandait comme une grâce d’être achevée, et expirait quelques instants après dans les souffrances ; là, un autre soldat prenait par les jambes un petit enfant et lui brisait la cervelle contre une muraille ; D’après les estimations les plus basses, il y eut ce jour-là huit cents Algériens massacrés. Tous les habitants tués ? Il y eut trois autres « épargnés »… provisoirement. Les Français voulurent capturer vivant – dans le but de faire un exemple – le chef de la résistance, le cheikh Bouziane. Au terme des combats, il fut fait prisonnier. Son fils, âgé de quinze ans, l’accompagna, ainsi que Si-Moussa, présenté comme un marabout. Que faire d’eux ? Ces « sauvages » n’eurent pas droit aux honneurs dus aux combattants. » (8)
« Le général Herbillon ordonna qu’ils soient fusillés sur place, puis décapités. Leurs têtes, au bout de piques, furent emmenées jusqu’à Biskra et exposées sur la place du marché. Que devinrent les têtes détachées des corps des combattants algériens ? Qui a eu l’idée de les conserver, pratique alors courante ? Où le furent-elles et dans quelles conditions ? Quand a eu lieu leur sordide transfert en « métropole » ? Cela reste à établir, même si certaines sources indiquent la date de 1874, d’autres la décennie 1880. Il semble que certaines d’entre elles aient été d’abord exposées à la Société d’anthropologie de Paris, puis transférées au Musée de l’homme. Elles y sont encore aujourd’hui » (8).
Conclusion
S’il est inscrit dans le génome des nostalgériques que la colonisation avait fait oeuvre positive, nous voulons pour notre part et a contrario parler de l’oeuvre positive de l’Algérie, pour la France. Le compagnonnage douloureux avec la France a fait que les Algériens, à leur corps défendant, ont été de toutes les guerres depuis celle du Levant, à celle du Mexique, de Sedan, du chemin des Dames, des Ardennes, de la Provence, des francs-tireurs partisans. Dans le même ordre, il nous faut aussi évoquer rapidement les «tirailleurs bétons» qui à l’instar des R.T.A (Régiments de Tirailleurs Algériens) qui ont participé à la libération de la France, ces derniers ont participé à la reconstruction de la France. De plus sans être dans la francophonie qui, pour les Algériens a des relents de paternalisme, nous faisons plus pour le rayonnement de la langue française que plusieurs pays réunis, sans rien demander en échange. Nous enseignons dans une langue à 11 millions d’Algériens chaque année.
La reconnaissance par la France à dose homéopathique de sa faute en Algérie n’apporte rien de nouveau. Il a fallu 45 ans pour qu’en 2007 le parlement français admette que la glorieuse révolution n’était pas « les événements d’Algérie » mais une véritable guerre. Les Algériens furent tués, blessés, dépouillés de leurs biens, empaillés au Musée de l’Homme à Paris comme des curiosités anatomiques, ils furent même morts, leurs squelettes furent déterrés, récupérés et envoyés en France dans des fabriques de savon ! Ils furent enfin déportés à des dizaines de milliers de km à Cayenne et en Nouvelle Calédonie.
L’Algérie se doit de retrouver sa mémoire et revendiquer tout ceux qui se sentent l’âme algérienne quand bien même ils auraient d’autres nationalités. Nous parlons du génome et d’un gigantesque tsunami que subirent les Algériennes et les Algériens un matin de 1830, il y a de cela 190 ans exactement. Depuis nous n’arrêtons pas de ressentir des répliques à travers ces morts sans sépulture qui nous interpellent.
Nous n’avons pas de remerciements à faire. La douleur est passée dans nos gènes. Elle est encore vivace et tant que la mémoire de l’Algérie est quelque part dans les musées de France et de Navarre nous ne pourrons pas parler d’apaisement. Nous n’avons qu’une chose à faire c’est de se tourner résolument vers l’avenir en misant plus que jamais sur la connaissance seule défense immunitaire qui fera que plus jamais l’Algérie subira ce qu’elle a subi. Bonne fête de l’indépendance, de la jeunesse et bienvenue à nos valeureux patriotes en espérant qu’ils soient suivis par d’autres pour qu’enfin l’âme algérienne soit apaisée
Professeur Chems Eddine Chitour
École Polytechnique Alger
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[1] Albert Devoulx. Revue Africaine.Vol. 19, p. 309.1875
[2] Amar Belkhodja http://www.dknews-dz.com/article/2991-quand-les-ossements-humains-provenant-des-cimetieres-musulmans-servaient-a-lindustrie-1833.html 02-02-2014
[3] https://parstoday.com/fr/news/africa-i51587 macron_à_alger_une_restitution_ de_la_mémoire_à_dose_homéopathique
[4] https://www.lexpressiondz.com/chroniques/l-analyse-du-professeur-chitour/doivent-ils-restituer-le-butin-70484
[5] Victor Reboud: Revue Africaine. Volume 30 p.79. (1886) Rapportée dans Chems Eddine
[6] Chems Chitour:l’éducation et la culture en Algérie des origines à nos jours Edits Enag 1999.
[7] https://www.founoune.com/index.php/ali-farid-belkadi-museum-de-paris-barbarie-nom-lumieres/
[8] https://www.lemonde.fr/idees/article/2016/07/09/les-cranes-de-resistants-algeriens-n-ont-rien-a-faire-au-musee-de-l-homme_4966904_3232.html
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