Je suis né dans l’enfer
J’ai vécu dans l’enfer
Et l’enfer est né en moi.
Et dans l’enfer
Sur la haine, ce terreau qui flambe
Ont poussé des fleurs
Je les ai senties
Je les ai cueillies
Et, en moi s’est saisie
L’amertume
Arrêt. Souffle. Ombre
L’espoir. Départ. Recommencement.
(…)
L’enfer demeure
Et les insurgés ont pour destinée la folie
(L’Enfer et la Folie, recueil de poèmes de Youcef Sebti, 1981)
Par Abdelaziz Boucherit mai 31, 2020 –
Quelle est cette folie cruelle qui persiste à guetter la raison, pour la perte de sa lumière, et s’insurge avec hargne, en commettant la barbarie de l’irréparable ? Quel est cet instinct meurtrier qui fait de l’homme un être dangereux, dénué de sa nature intrinsèque ; la sagesse humaine. Quelle est cette langue, frappée par la malédiction de l’obscurantisme, qui craint la beauté sensuelle et poétique des mots des autres langues ? Quel est ce prophète au nom duquel on assassine la pensée novatrice de l’humanité ? A quelle divinité austère devront-nous, honteusement, obéir aveuglement pour sacraliser la haine et l’horreur ?
Le peuple algérien eut été cruellement blessé dans son âme et à celle de ses poètes. Les belles paroles écrites, chantées, clamées avec la finesse radieuse de la langue française sont, désormais, orphelines de leurs auteurs. Les barbares inconscients, sans repères, sans savoir et vidés de leur humanisme, continuent avec acharnement à faire la chasse aux couleurs variées et auréolées des concepts berbères en fleurs, empruntés à la langue de Molière. La langue française s’articule très bien avec la profondeur de la pensée berbère. L’apport de ce mariage apporte l’éveil, étoffe la grandeur de l’esprit et caresse l’intelligence humaine. Le français parlé en Algérie est, désormais, un bien fondamental de la culture algérienne, comme d’ailleurs l’arabe et amazigh.
C’est dans cet état d’esprit agrémenté d’une richesse culturelle moderne et révolutionnaire qu’évolua allégrement notre regretté Youcef Sebti ; le poète des vallées, d’El-Milia, gorgées généreusement d’une beauté naturelle exaltante. Cette harmonie enchanteresse attise et aiguise la poésie des mots, dite dans un français algérianisé et accolé au génie des hommes de la terre. Il revenait sur Alger, avec la tête chargée, à bloc, d’une vision qui cultive les images intemporelles dans son esprit de poète. Youcef Sebti était bien conscient de la grandeur de sa culture locale et souhaitait, un jour, écrire pour donner la visibilité historique qui revient à l’esprit guerrier des enfants des Ouled Aidoun.
La source qui fit bourdonner, dans son cœur, une mélodie lointaine qui murmurait, comme un appel, à l’oreille du vent qui jouait, gaiement, avec la danse des forêts des montagnes de Boudious. Cette inspiration sillonnée par des vagues incessantes des flammes qui poussaient l’exaltation du poète à son paroxysme lyrique, s’était tarie et tue subitement, à jamais. Juste, parce que les esprits sombres, manipulés par le wahhabisme forcené venant des pays du Golfe, l’ont décidé ainsi.
Le deuil ne suffit pas pour apaiser notre souffrance. La justice aux ordres fit l’impasse comme si l’avènement du meurtre est devenu la règle. Il fut une époque où ôter la vie était un acte de félicité offert aux dieux des illuminés. Sous l’œil complice d’un système mafieux qui persiste dans sa bêtise cynique pour perdurer, au risque d’éradiquer, littéralement, de l’espace vital du pays toute la fine fleur de l’élite hostile à son maintien.
Youcef Sebti est né le 23 février 1943 à Boudious, une dachra dans les contrées des sommets de Zaher de la ville d’El-Milia. Il avait le regard tourné vers l’intérieur, la voix feutrée et douce. Il parlait peu et hésitait, par moments, à prendre la parole, comme s’il redoutait de heurter la sensibilité de ses interlocuteurs. Rompre le silence était visiblement, pour lui, une douleur. Il luttait pour surmonter sa timidité, on sentait qu’il préférât, par moments, être ailleurs. Le jeune garçon élevé dans la torpeur des journées d’un berger conserva l’humilité des gens simples et abordables. Mais il garda avec une confusion maladroite le réflexe de la distance et la vigilance contre les aléas des dangers du terrain, des paysans.
Youcef Sebti avait une corpulence chétive et le visage émacié des hommes, assurément, fragiles et souffreteux. Le regard creux brillant de mélancolie, souvent tourné vers le ciel, donnait l’impression d’être perdu dans une prière intense qui invoquait Dieu et les hommes d’alléger les peines du monde, avec les vers poétiques suivants :
Bientôt, je ne sais quand, au juste
Un homme se présentera à votre porte
Affamé, hagard et gémissant
Ayant pour arme un cri de douleur
Et, un bâton volé…
Son passage à El-Milia était souvent un prétexte pour se ressourcer des senteurs et les parfums qui évoquent la terre fumante, chatouillée dans ses entrailles par la douce chaleur du soleil printanier. Les effluves légers des arbres en fleurs, secoués par des vents caressants, emplissent ses poumons d’une fraîcheur vivifiante. C’était presque un jeu de rôle exécuté par une nature bienveillante, à la manière d’une fille, envoutante et ivre d’amour, qui veut se faire apprécier par son homme. Il avait la justesse des mots et la rigueur de l’analyse concise et objective. Il avait le regret de ne pas être éternel pour avoir le temps de révéler les souffrances de l’âme blessée de son peuple. Il jugeait fallacieux les discours du pouvoir et observait un pessimiste latent sur l’état de déliquescence du pays. Mais il gardait un fort espoir sur la combativité des femmes, «les gardiennes du temple», disait-il.
«Il se dégage, ajouta-t-il avec enthousiasme, des chansons des femmes ; nos mères, nos sœurs une grande richesse. Les chansons relatent souvent les lamentations, les joies, l’euphorie de l’amour, les revendications, les pleurs, les tristesses et les chagrins, les fables, les contes et une profonde culture issue des traditions berbères millénaires(1), une vraie bibliothèque orale, à ciel ouvert. Elles chantent la liberté, avec un ton libre et démesuré, sans nuances et sans contraintes. Il suffit de tendre l’oreille pour écouter et découvrir les pratiques méritoires des anciens pour pérenniser l’existence de leur culture. Il suffit, aussi, de se laisser convaincre par les voix exquises des jeunes filles pour les entendre fredonner, avec délectation, sur des temps fastes et glorieux de nos aïeux, les Berbères. On n’a pas besoin de chercher notre civilisation dans le silence des cimetières. Il suffit, encore, tout simplement, d’écouter, attentivement, en observant nos mères chanter pour s’imprégner de l’essence de la rustre personnalité berbère. Ce monde ancien disparaît inéluctablement, hélas, avec chacune d’elles, en emportant des pans entiers de trésors de notre civilisation» finit-il, avec la voix triste et l’expression rêveuse des yeux, comme s’il se parlait à lui-même.
Issu d’une grande famille, des tribus rurales d’El-Milia (Jijel), réputée pour sa simplicité, son dévouement et son engagement pour les causes justes, la famille Sebti eut toujours été distinguée par sa bravoure et l’esprit révolutionnaire. Beaucoup parmi ses fils s’étaient engagés dans les rangs du FLN/ALN pour la libération du pays. Ahmed Sebti, le père du poète, fut combattant de l’ALN. Son oncle Mokhtar Sebti combattant de l’ALN, responsable du bureau fédéral du FLN et maire d’El-Milia.
Youcef Sebti fréquenta le lycée franco-musulman de Constantine, avant de poursuivre des études d’agronomie à l’institut El-Harrach. Puis, il décrocha avec succès une licence des sciences humaines à la Faculté d’Alger. Il enseigna dans différents instituts agronomiques dont ceux de Skikda et El-Harrach à Alger.
Youcef Sebti n’a publié qu’un seul recueil de poésie : L’Enfer et la Folie. Un recueil d’une éclatante intensité aux accents voltairiens. Avec des poèmes qui débordent de réalisme et conformes à sa conception laïque. Il puisa, paradoxalement, ses sources dans Le Capital de Marx et dans le Coran. Bien qu’il fût matérialiste, il continuait d’être fidèle à un islam éclairé, source de la foi musulmane de ses parents.
A la lecture de ses œuvres empreintes d’un lyrisme édulcoré, on sentait, à travers les lignes, les pas cadencés de sa marche dans les bois de Boudious. On se croirait en train de lire, avec un style voltairien, les rêveries du promeneur solitaire de Jean-Jacques Rousseau, l’instigateur des droits universels de l’Homme.
Il fut assassiné, poignardé et égorgé, dans la nuit du 28 décembre 1993 dans son domicile à El-Harrach. Quelle perte et quel gâchis pour les esprits éclairés et guidés par les lumières de son enseignement ! Il est enterré à El-Harrach, loin des gazouillements des oiseaux qui eurent, de son vivant, enchanté son quotidien. Hélas, jusqu’à ce jour, aucun édifice à El-Milia ne porte son nom, juste parce qu’il écrivît en langue française. Il est parmi les intellectuels algériens, d’expression française, qui furent abattus froidement, dont Tahar Djaout, un autre poète. Ils furent victimes de la horde terroriste islamiste des frères musulmans, aveuglés par les relents nauséabonds du panarabisme du Caire.
Les mots pleurent, aujourd’hui, ce qui ne peut être réparé. Notre impuissance ou notre lâcheté ou les deux à la fois continue de céder le terrain aux forcenés du symbole du glaive ensanglanté par l’obscurantisme. Les poètes et écrivains algériens précurseurs de l’aire de la pensée moderne, en l’occurrence Tahar Djaout et Youcef Sebti, furent meurtris pour avoir incité, avec courage, les Algériens d’abandonner leurs visions d’échec, imbues d’archaïsme, d’obscurantisme et de fanatisme. Ces visions erronées et obsolètes deviennent, par la force des choses, les constantes courantes qui régissent, injustement, nos institutions. La décadence de l’Afrique du Nord fut actée à son peuple, depuis le VIIe siècle, comme une destinée obligée, jusqu’à nos jours. Un constat dont les prémices restent d’une actualité récente. Quand un islamiste avéré, sûr de ses forces, prône la criminalisation de la langue française. Sans aucune considération pour les poètes, écrivains, savants, médecins et ingénieurs d’expression française. Un patrimoine du savoir de plusieurs générations d’algériens, foulé sous les pieds du pouvoir dominant des islamistes en Algérie.
Jean Senac disait, en 1971, du jeune poète Youcef Sebti : «Youcef Sebti avance dans les labyrinthes d’une sensibilité agressée, trouvant quelquefois une issue dans les revendications de la communauté au travail (…). L’audace de la poésie, sa plus lumineuse démence, fonde ici l’homme et l’expression. La profanation, le blasphème deviennent appel et déjà communication. Solidarité. Si tout est perdu, tout est donc à retrouver et le salut reprend un sens.»
Il y a des moments où la peur ne peut expliquer l’impuissance face à l’intolérance des arabisants-islamistes. Ces derniers utilisent les outils des faibles, en l’occurrence les méthodes violentes et meurtrières pour répandre la cruauté de l’instinct animal qui est en eux. Ils arrivent à s’imposer grâce au soutien de la dynamique complicité du pouvoir. Le peuple algérien devrait résister avec virulence, à travers le Hirak, pour instaurer une République démocratique, moderne et laïque. Où la liberté serait le socle et la constante indélébile de notre Constitution.
Libérer la pensée devrait être le slogan du moment du Hirak ! Je rends hommage aux écrivains, journalistes et poètes tombés en martyrs pour avoir été les meilleurs d’entre nous tous. Ensemble, nous les enfants de l’Algérie de demain, nous faisons le serment de criminaliser la pensée défaitiste des arabo-islamistes. Et, permettre à tous les opinions de cohabiter, harmonieusement, dans un espace public serein et commun à tous les Algériens. Plus jamais de guerre menée, par le pouvoir, contre l’intelligence des enfants de l’Algérie. Et, plus jamais de couteaux aiguisés pour couper les têtes de l’élite intellectuelle de notre pays.
A. B.
1) J’ai eu le privilège et l’insigne honneur d’avoir, par un heureux hasard, rencontré en 1974 Youcef Sebti sur la terrasse autour d’un café d’Ali Boucherit (Chouiteh). Je n’avais presque rien saisi de ce qu’il disait sur le moment. Le personnage était profond et parlait aisément comme un livre. C’est après que ses paroles devenaient pertinentes dans mon esprit. Presque un devoir d’honorer sa mémoire. Nous étions, deux lycéens affables, honorés qu’une personne d’envergure, du statut de Youcef Sebti, s’adressait à nous avec un ton sérieux, en se mettant à notre niveau pour nous éveiller à la culture de la terre et nos racines berbères, nos sources nourricières. Nous nous sentions intelligents face au savoir immense de cet intellectuel digne de Rimbaud. J’ai, pour ma part, écouté son message. Et j’ai essayé, par la suite, vainement certes, de faire la nomenclature des chansons, des fables et des contes du terroir.
https://www.algeriepatriotique.com/2020/05/31/youcef-sebti-lintelligence-assassinee/
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