L’Affaire de ma vie : des femmes dans la guerre d’Algérie est un documentaire très attachant réalisé en hommage à la forte personnalité de Germaine Tillion. Des femmes y inscrivent leur trajectoire dans la création des centres sociaux et disent comment l’armée coloniale a tenté d’en gêner l’activité, avant que l’OAS y commette un ignoble assassinat qui coûta la vie à Mouloud Feraoun et ses amis inspecteurs le 15 mars 1962. Entretien.
– Pour un film de ce type, je suppose qu’on doit faire des choix au montage. Quelles scènes avez-vous supprimées à regret ?
Lors de notre séjour à Alger, nous avons rencontré plusieurs femmes témoins ou impliquées dans l’Indépendance de l’Algérie. Parmi elles, Zohra Drif, militante FLN, poseuse d’une bombe au Milk Bar, ainsi qu’en France, l’une des victimes de cet attentat, Danielle Michel-Chiche, alors enfant, qui a perdu sa grand-mère et y a laissé ce jour-là une jambe. Nous avions, d’un côté, le témoignage de cette jeune militante, devenue sénatrice à l’Indépendance, et celui de sa victime qui lui a dédicacé un livre : Lettre à Zohra D., avec une question cruciale et actuelle : la fin justifie-t-elle les moyens ?
Une question soulevée par Albert Camus dont l’une et l’autre ont apporté des réponses personnelles. Cependant, faute de ressources, nous n’avons pas pu réaliser ce grand film autour de la figure de Germaine Tillion et ses actions dans la guerre d’Algérie. De même, il nous a fallu supprimer l’évocation de sa rencontre avec Yacef Saâdi, alors chef FLN de la Zone autonome d’Alger, rue Caton dans La Casbah.
– Les séquences émotions sont nombreuses. Pouvez-vous nous dire celles qui vous ont le plus touchés ?
Nous avons eu beaucoup de chance de rencontrer ces femmes qui nous ont accueillis avec bienveillance et confiance. Elles se sont livrées sans fausse pudeur, parfois pour la première fois, devant une caméra.
Il est souvent dit que l’Histoire est d’abord racontée par les hommes, rarement par les femmes. Louisette Ighilahriz a eu ce courage de raconter, malgré les tabous, les violences de la torture subies par la 10e Division des parachutistes français. Parler de viol, c’est un acte de résilience et de bravoure nécessaire pour elle mais également pour toutes celles qui se taisent encore.
Le sacrifice de la militante Annie Steiner est bouleversant, elle refuse de quitter l’Algérie après l’Indépendance laissant son époux et ses enfants rentrer en métropole, parce qu’elle croit à l’avenir de son pays, l’Algérie. Nelly Forget qui travaillait dans les centres sociaux témoigne des tortures dont elle a été victime à la prison de Sésini par l’armée française.
– La luminosité de Germaine Tillion est très présente. Qu’est-ce que l’histoire retiendra de cette dame entrée au Panthéon ?
Germaine Tillion a été panthéonisée en 2015 pour ses actes de résistance contre le nazisme. De manière générale, la grande dame du XXe siècle brille au firmament par ses actions de lutte contre l’injustice en Algérie. Sa lutte contre la peine de mort et les exécutions capitales, son amour pour l’Algérie et le peuple algérien, comme elle aimait le dire, sont sans conteste des marqueurs.
Le destin de la femme dans le bassin méditerranéen et la nécessité de l’éducation de tous est aussi un engagement fort. D’abord dans l’Aurès où elle étudiait, en 1935, la tribu chaouïa des Ouled Abderrahmane : quel avenir pour les femmes, sans ressource, sans éducation, sans métier ? L’écrivaine algérienne, Assia Djebar, lui a rendu hommage lors de son discours d’intronisation à l’Académie française, citant son ouvrage Le Harem et les cousins qu’elle considère comme «un ‘‘livre-phare’’, œuvre de lucidité plus que de polémique».
– Le film se déroule autour de Nelly Forget, mais ne pensez-vous pas que chaque femme qu’elle croise mériterait un documentaire ?
Nelly Forget, amie et collaboratrice durant 50 ans de Germaine Tillion, a été pour nous un fil conducteur pour tenter de comprendre cette ethnologue singulière. C’est sur ses pas que nous avons aussi toutes ces femmes exceptionnelles. L’affaire de ma vie est un documentaire sur toutes ces femmes qui, à un moment donné, ont rencontré Germaine Tillion. Nelly comme Louisette, Annie, Fatima et Torkia éclairent cette page historique.
Il nous semble évident que chacune d’entre elles et toutes celles, silencieuses, méritent que l’on s’attache à les mettre en lumière, elles sont essentielles pour comprendre le combat des femmes dans l’indépendance de leur pays, leur abnégation, leur sacrifice, leur volonté aussi de s’émanciper et de se réaliser à l’image de ce pays outragé.
– Une question plus spécialement destinée à Samira Houari : qu’est-ce qui vous a amenée à vous intéresser à Germaine Tillion et à avoir l’idée de ce pèlerinage avec Nelly Forget à Alger ?
Il s’agit avant tout de la rencontre de deux réalisateurs et de regards croisés, singuliers. Ce film n’existerait pas sans la richesse de cette complémentarité et cette curiosité. Le documentaire Les images oubliées de Germaine Tillion réalisé par François était instructif mais des zones de questionnements surgissaient, des interrogations critiques liées à mon métier de journaliste et incontestablement à celles de mes origines algériennes.
Germaine Tillion avait-elle imaginé que les Algériens pouvaient un jour prendre en main leur destin ? Les centres sociaux créés en Algérie n’avaient-ils pas pour objectif caché de maintenir le colonialisme ? Quel avait été son rapport avec Jacques Soustelle alors qu’elle militait contre la torture et les exécutions capitales ?
Dans cette aventure, je ne pouvais me soustraire au legs transmis par mes parents d’origine algérienne. Mon grand-père et mon oncle ont vécu les atroces tortures de la gégène (tortures à l’électricité) durant la colonisation française. Par pudeur, mon père a gardé le silence sur cette page de son enfance. Je captais parfois quelques confessions lors des réunions de famille, un trop plein d’amertume difficile à oublier.
Souvenirs de résistance au féminin
A presque 90 ans, Nelly Forget, amie et collaboratrice de Germaine Tillion, ethnologue et grande résistante enterrée au Panthéon, retourne en Algérie où, très jeune, elle a travaillé dans le Service des Centres sociaux, créé en 1955 par Jacques Soustelle qui demande à Germaine Tillion d’y œuvrer. Au cours de ce voyage, en mai 2018, les deux réalisateurs ont suivi Nelly qui retrouve les lieux où elle a vécu et travaillé.
Elle y rencontre après des décennies de séparation plusieurs de ses amies de l’époque. Ces femmes, qu’elles soient françaises ou algériennes, payèrent le prix fort de leur engagement pendant ces années de guerre, pour plus de justice et de liberté.
Ce voyage fait resurgir chez elles les souvenirs quelquefois joyeux mais souvent douloureux liés à la guerre. On passe de l’amitié et la fraternité dans un travail passionnant, ou dans la résistance, au souvenir des épreuves, de la peur, de l’emprisonnement, de la torture, et de l’exil…
En dehors de leur amitié, quelque chose les rapproche cependant : toutes ces femmes croisèrent un jour la route de Germaine Tillion, et grâce à elles, tout au long du film, on ne quitte jamais la figure tutélaire… W.
Mebarek 14-01-2020
https://www.elwatan.com/pages-hebdo/france-actu/germaine-tillion-au-firmament-de-la-lutte-contre-linjustice-14-01-2020
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