José Lenzini nous explique dans son très beau livre L’Algérie de Camus : « Dans cette ignorance qui prend, au fil du temps, des allures de marginalisation, de «sectarisation» (1), les petits Européens en arrivent à ignorer les «indigènes» ou les «Arabes», à telle enseigne que ce dernier qualificatif -largement employé- n'a rien de péjoratif. Les deux "communautés" vivent éloignées dès l'enfance.
Le plus souvent c'est le terme "Arabe" qui était employé. Si bien que les Algériens furent très étonnés quand, en 1956, ils entendirent Camus, dans son appel "pour une trêve civile" parler des "Arabes" qui se considéraient déjà comme des "Algériens".
(1)Un mot que je n’ose pas changer.
Tipasa, pour nous, pour moi, c'est d'abord Albert Camus. Albert Camus que ma mère et son frère Antoine avaient bien connu lorsqu'ils habitaient le quartier de Belcourt à Alger. Albert et Antoine étaient nés en 1913. Leur jeunesse à tous les trois, on la retrouve et on l'imagine dans L'été à Alger, un essai extrait des Noces ainsi que dans L'Etranger, deux œuvres maîtresses d'Albert Camus.
Mes notes : Je me souviens de cette sortie ou longue promenade du printemps à Tipasa. C'était en 1957. Nous étions partis d'Alger tôt le matin. Nous étions quatre copains dans la voiture et c'est moi, le plus passionné, qui racontais Tipasa : Ville phénicienne puis romaine qui gardait de nombreux vestiges du passé.
La route : la Pointe-Pescade, les Bains-Romains, le cap Caxine, Guyotville, Staouéli, Zéralda, Daouda, Fouka, Castiglione, Chiffalo, Bou Aroun,
Bérard, Bérard et ses merveilleux platanes aux deux bords de la route et Tipasa. Tant de noms que je prends plaisir à récrire.
Le port, j'en garde encore l'image distincte. Sur le bord, des pêcheurs avaient étendu leurs filets.
Et encore bien des réminiscences.
'ai revu Tipasa en 1977. Camus nous avait quittés depuis dix-sept ans et il était toujours là, nous semblait-il et il nous regardait.
Camus :
"Au printemps, Tipasa est habité par les dieux et les dieux parlent dans le soleil et l'odeur des absinthes, la mer cuirassée d'argent, le ciel bleu écru, les ruines couvertes de fleurs et la lumière à gros bouillons dans les amas de pierres. A certaines heures, la campagne est noire de soleil."
Ecoutons encore Albert Camus (La mort heureuse, chapitre IV)
"Après un peu moins de deux heures Mersault arriva en vue du Chenoua.... C'était là qu'il allait vivre. Sans doute la beauté de ces lieux touchait son cœur. C'était pour eux qu'aussi bien il avait acheté cette maison. Mais le délassement qu'il avait espéré trouver là l'effrayait maintenant. Et cette solitude qu'il avait recherchée avec tant de lucidité lui paraissait plus inquiétante maintenant qu'il en connaissait le décor. Le village n'était pas loin, à quelques centaines de mètres. Il sortit. Un petit sentier descendait de la route vers la mer. Au moment de le prendre, il s'aperçut pour la première fois qu'on apercevait de l'autre côté de la mer la petite pointe de Tipasa. Sur l'extrémité de cette pointe, se découpaient les colonnes dorées du temple et tout autour d'elles les ruines usées parmi les absinthes qui formaient à distance un pelage gris et laineux. Les soirs de juin, pensa Mersault, le vent devait porter vers le Chenoua à travers la mer le parfum dont se délivraient les absinthes gorgées de soleil.
Camus :
"Il lui fallait installer sa maison et l'organiser. Les premiers jours passèrent rapidement. Il peignit les murs à la chaux, acheta des tentures à Alger, recommença l'installation électrique. Et dans ce labeur coupé dans la journée par les repas qu'il prenait à l'hôtel du village et par les bains de mer, il oubliait pourquoi il était venu ici et se dispersait dans la fatigue de son corps, les reins creusés et les jambes raides, soucieux du manque de peinture ou de l'installation défectueuse d'un va-et-vient dans le couloir. (...) ; les filles qui se promenaient le soir sur la route qui dominait la mer (elles se tenaient par le bras et leurs voix chantaient un peu sur les dernières syllabes des mots); Pérez, le pêcheur, qui fournissait l'hôtel en poissons et n'avait qu'un bras. Ce fut là aussi qu'il rencontra le docteur du village, Bernard. Mais le jour où dans la maison tout fut installé, Mersault y transporta ses affaires et revint un peu à lui. C'était le soir. Il était dans la pièce du premier, et derrière la fenêtre deux mondes se disputaient l'espace entre les deux pins. Dans l'un, presque transparent, les étoiles se multipliaient. Dans l'autre, plus dense et plus noir, une secrète palpitation d'eau annonçait la mer.
C’est dans la pénombre que je croyais retrouver l’odeur du maquis et des absinthes chères à Camus. Cette fausse fenêtre, une illusion.
Je pensais à nos plages, aux filles qui me complimentaient lorsque je nageais, je revoyais nos petits ports, nos paysages de garrigue et de ruines. Mes jours de repos, je me promenais interminablement, à toute heure et de préférence à des heures insolites. C’est en me déplaçant à pied que j’ai connu Paris. Parfois, par temps brumeux, je marchais sur les quais et je regardais la Seine rouler ses eaux grises. La Conciergerie m’intriguait.
Camus (La chute) :
« Paris est loin, Paris est beau, je ne l’ai pas oublié. Je me souviens de ses crépuscules, à la même époque, à peu près. Le soir tombe, sec et crissant, sur les toits bleus de fumée, la ville gronde sourdement, le fleuve semble remonter son cours. J’errais alors dans les rues. Ils errent aussi, maintenant, je le sais ! Ils errent,s faisant semblant de se hâter vers la femme lasse, la maison sévère… Ah ! mon ami, savez-vous ce qu’est la créature solitaire, errant dans les grandes villes ? . .
Moi aussi, dans Paris, j’errais dans les rues en 1962 et 1963. Je pensais à Tipasa et au Chenoua où j’avais été si heureux.
Au fond le Chénoua.
Albert Camus et Tipasa
par Marc Boronad
http://tipasa.eu/z_tipasa/Accueil.html
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