L’histoire d’une libération par l’écriture.
Un Robinson arabe, orphelin d’une mère répudiée, renié par son père et banni par ses frères, amoureux d’une divorcée privée de corps, vit en paria dans le territoire des femmes avec une tante, vieille fille analphabète, qui éveille ses sens. Frappé par le mauvais œil, entouré de signes et de rites, il doit garder en permanence sept livres collés sur le corps. Il possède le don magique d’écrire, écrire pour « faire reculer la mort », et survit grâce aux livres dans sa tête. Réputé renégat, pas circoncis, il porte un nom d’exilé, Ismaël, et se choisit un nom de poète, David, Daoud en arabe, l’écrivain des Psaumes, « le prophète à qui Dieu donna une voix unique ».
Ce narrateur qui « évolue parmi les étoiles » sur une « île de la désolation » et nous conte sa découverte jouissive (« l’extase ») de la langue parfaite ressemble beaucoup à Kamel Daoud né dans une famille dépourvue de livres : les vieux romans français découverts dans une maison de colons ont été aussi pour lui « sa bouteille à la mer ». On sent bien dans Zabor les parfums de son enfance mais point d’autofiction nombriliste : « laisser à la porte le long récit de ma propre vie, ce monologue face au miroir qui empêche l’irruption du conte » car avant tout pour Kamel Daoud, « écrire, c’est conter », don de Dieu ou don des fées. Le mot « don » revient souvent sous sa plume, et Zaborc’est l’histoire de ce souffle mystérieux donné à l’écrivain. Analogie parfaite entre l’inspiration de Zabor, conteur du récit, et l’esprit prophétique annoncé par le titre Zabor ou Les psaumes (Zabur, selon l’islam, l’un des livres saints révélé à David avant le Coran).
Zabor, c’est d’abord l’histoire d’un corps à corps entre l’écriture et la mort. Dès l’ouverture, le narrateur fait face à un moribond sans corps qui « n’a plus de pages à lire dans le cahier de sa vie » et doit écrire une histoire pour ramener à la vie l’agonisant. On sait d’emblée que l’écriture c’est « la seule ruse efficace contre la mort », elle a ce pouvoir d’apprivoiser « la faucheuse obscure ».
L’écriture est un miracle et Kamel Daoud lui donne la puissance du mythe, faire reculer les peurs, affronter la mort, « mettre un peu d’ordre dans le chaos du monde » pour tenir tête au déluge. Ainsi son récit joue avec les grands mythes de l’humanité et leur richesse symbolique. L’écriture est sacrée et cela ne date pas du Coran, Kamel Daoud aime à le rappeler. Il inverse le sacrifice d’Abraham : le couteau de boucher du père, égorgeur de moutons pour l’Aïd, effraie bien le fils mais c’est au fils de sauver le père par l’écriture. Le narrateur possède à la fois la singularité de Joseph jeté au fond du puits par ses frères, mais la fin de l’histoire diffère, et celle de Jonas, le désobéissant, avalé par la baleine, qui n’a plus ni tribu ni communauté. Zabor porte aussi l’héritage des mille et une nuits : écrire pour échapper à la décapitation, écrire ou mourir.
Le premiers tiers du livre s’intitule Corps : écrire part du corps et redonne un corps. Vivre comme écrire, c’est ne jamais trahir le corps. Zabor donne à entendre le lien charnel qui unit l’auteur au verbe et son écriture est faite de chair et de souffle.
Zabor c’est l’histoire d’une libération par l’écriture. Le narrateur veut échapper à la folie d’un monde sans mots et ce n’est pas que les siens qu’il doit sauver : il sauve sa peau, échappe à sa propre morbidité et repousse « dans le noir atelier de ma tête, la plus ancienne puissance ».
« Ecrire, c’est éclairer », la lumière contre l’obscurantisme, nécessité vitale pour Kamel Daoud l’insolent, frappé en 2014 par une fatwa des islamistes (on savoure l’allusion satirique au barbu ignare et morbide, Hamza, qui renie toute trace du passé jusqu’à son vrai prénom Aïssa, Jésus en arabe, et ne sait utiliser l’écriture sacrée que pour terroriser). Le poète est toujours transgressif : écrire c’est interpréter. Écrire désacralise. Rebelle, il s’affirme contre les récitateurs sourds et muets au sens, préfère les vers aux versets coraniques, défend les hérétiques, critique le livre sacré, livre unique et dévorant, pourfendeur des poètes, « manuel épuisé ». Il n’aime pas davantage « les mots soldats » de l’Algérie postcoloniale.
Zabor fait donc l’éloge de la dissidence et de l’infidélité : s’affranchir des mœurs arabes et de leur hantise du sexe, échapper à la prison des siens frustes et mesquins, ceux qui lapident des yeux les buveurs et tuent les femmes au nom du déshonneur. Le narrateur tient tête à Dieu, déteste la contrainte religieuse imposée au corps et affirme qu’il ne renoncera pas au corps en échange d’un paradis. On lui a donné le Coran, il rend le bâton et n’en garde que les ciels étoilés.
Zabor nous dit que « la seule route possible est l’étoile », et vive la poésie ! Ceux qui attendent d’un récit une ligne droite entre un début et une fin seront déçus. Le narrateur aime la digression qui disperse sans souci d’égarer son lecteur, use à profusion de métaphores et allusions au risque de dévorer son récit comme un lierre.
Dans une langue vive, puissante et riche, Kamel Daoud offre un roman complexe qui pose une question intime et urgente : comment un écrivain peut-il naître à son propre désir et s’affranchir des siens. Il pose aussi la question fondamentale de savoir pourquoi on lit des livres et pourquoi on écrit : « pour s’amuser, répond la foule sans discernement. Erreur : la nécessité est plus ancienne, plus vitale ».
Kamel Daoud rend un bel hommage au poète des psaumes et affirme la puissance de l’écrivain démiurge qui ose rivaliser avec Dieu. Allah il ne n’insulte pas, mais point de soumission.
A la fin du livre, le narrateur nous dit que la mort a écouté ce « conte merveilleux » avec plaisir. Nous aussi.
http://www.lacauselitteraire.fr/zabor-ou-les-psaumes-kamel-daoud-par-mona
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