Capitaine Paul Alain LEGER
La Bleuite est une opération d'une envergure extraordinaire mise en œuvre par les services secrets français pendant la guerre d'Algérie, entre 1957 et 1961. Son objectif était évidemment la destruction du réseau de la rébellion du FLN dans la région autonome d'Alger, une ambition qui s'étendit par la suite à la willaya 3 puis à tout le territoire du pays.
Pensée par le sinistre capitaine Paul-Alain Leger, La Bleuite, dite aussi le complot bleu, reste méconnue du grand public tant algérien que français, malgré son application à grande échelle et son impact néfaste, et sur le déroulement de la révolution du FLN contre le colonialisme, et sur l'atmosphère politique de l'Algérie post-indépendante.
Le capitaine Leger, parachutiste, agent des services secrets français et chef du GRE (Groupe de renseignements et d'exploitation), raconte en 1984 que le principe était simple, une méthode calquée sur un modèle d'opération exécutée au Viêtnam pendant la guerre d'Indochine. Le mécanisme consiste à détourner des agents actifs parmi la rébellion et de les renvoyer ensuite pour la diffusion d'informations fausses et de documents compromettants au sein des noyaux des révolutionnaires.
Pour comprendre comment le virus de la suspicion a pu pénétrer la révolution algérienne, il faut revenir à la bataille d'Alger. D'anciens membres des réseaux de Yacef Saâdi, chef du réseau FLN de la zone autonome d'Alger, avaient décidé de travailler avec les parachutistes français. Quand un élément du FLN est identifié et arrêté, il est interrogé, compromis et piégé. On lui offre de changer de camp. Les capacités de psychologue de Léger constituent l'essentiel du processus de retournement. Les anciens du FLN rejoignent ainsi le groupe des délateurs algériens habillés de bleu de chauffe, d'où le nom de « Bleuite ».
A l'origine, ce groupe composé de 70 hommes avait le rôle de dénoncer leurs anciens camarades des réseaux clandestins, mais aussi de tenter de retourner la population en faveur des Français. Ils circulaient ainsi dans la Casbah bavardant avec tous ceux qui voulaient bien leur adresser la parole, essayant de reconnaître dans la foule les hommes avec qui ils avaient été en contact. Mais, leur rôle principal restait, bien sûr, l'infiltration des réseaux FLN encore existants.
La contribution des retournés bleus permit l'arrestation de Yacef Saâdi et de Zohra Drif, la localisation puis le plasticage de la cache d'Ali la Pointe dans la Casbah par les forces parachutistes commandées par le général Massu. C'était le 9 octobre 1957, Ammar Ali dit Ali La Pointe, Hassiba Ben Bouali, le petit Omar et le jeune Mahmoud, ainsi que 17 autres personnes dont 4 enfants périrent à ce dynamitage.
En mars 1958, le groupe des retournés, « traîtres à la révolution », compte plus de 3000 hommes et femmes avec pour la plupart un statut de harki. Satisfait de son exploit dans la Bataille d'Alger et du démantèlement du réseau de la zone autonome de la capitale, le capitaine Leger décide d'étendre le virus de La Bleuite à la willaya 3, dirigée alors par le colonel Amirouche.
Des infiltrations d'éléments retournés furent établies selon un programme diabolique mené par le capitaine Leger. L'intoxication du maquis de la willaya 3 avec des faux renseignements contenant des listes de maquisards soupçonnés de traîtrise, d'espionnage et de collaboration avec l'ennemi parviennent jusqu'au haut commandement de cette willaya.
Le colonel Amirouche est maintenant persuadé d'être entouré de traîtres et d'espions à la solde de l'armée française. C'était devenu son obsession. Les purges et les méthodes qu'il préconisait étaient dignes de la terreur stalinienne. La « chasse aux sorcières » devait, selon Amirouche, s'étendre à toute l'Algérie. C'était le règne de la suspicion, de la délation et de la terreur. La purification des maquis d'éléments suspects prit forme d'autodestruction de l'armée révolutionnaire par ses propres adeptes. Même les opérations contre l'armée française avaient pratiquement cessé. Jamais le moral n'avait été plus bas. Jamais le ralliement aux Français plus nombreux.
« J'ai découvert des complots dans ma zone, mais il y a des ramifications dans toutes les wilayas, Il faut prendre des mesures et vous amputer de tous ces membres gangrenés, sans quoi, nous crèverons ! », écrivit Le colonel Amirouche aux chefs des autres willayas.
Il suffisait que le nom du maquisard soit prononcé par deux ou trois hommes « interrogés » pour qu'il soit lui-même inculpé et interrogé à son tour. Six suspects sur dix succombent au cours des interrogations. Il y eut des centaines, sinon des milliers de victimes, pour la plupart innocentes des faits qui leur étaient reprochés. Amirouche lui-même aurait déclaré que 20 % des exécutés étaient innocents, mais il se serait défendu en ces termes : « La révolution ne commet pas d'injustices, elle fait des erreurs. Pour éliminer la gangrène, il faut couper jusqu'à la chair fraîche. En tuant les deux tiers des Algériens, ce serait un beau résultat si l'on savait que l'autre tiers vivrait libre ».
Pour l'ensemble de l'année 1958, les estimations concernant le nombre des liquidations varient entre 4 000 et 6 000. Amirouche emporta avec lui en mars 1959 un décompte partiel qui faisait état du bilan de sa willaya : sur 542 personnes jugées, 54 sont libérés, 152 condamnés à mort et 336 décédés au cours des interrogations, dont 30 officiers, soit 488 décès dont la majorité étaient d'Alger, des intellectuels en grand nombre. Le document était vraisemblablement destiné à minimiser l'ampleur des purges auprès du GPRA.
A l'arrivée du putsch d'Alger du 13 mai 1958, l'enthousiasme des foules du Forum d'Alger, les manifestations de loyalisme des populations musulmanes ne firent que confirmer son opinion sur les citadins en général et les Algérois en particulier. Profitant de l'occasion, des centaines de cadres et de djounoud échappèrent à la mort en se ralliant au poste français le plus proche.
Parmi les victimes de la purge dans la wilaya 3, plusieurs dizaines d'officiers haut gradés, des ex-médecins-chefs, des pharmaciens, des ex-étudiants et aspirants sanitaires, des cadres de l'UGTA, des lycéens du collège de Ben Aknoun, plusieurs bacheliers, des enseignants, des techniciens radio, un jeune metteur en scène de 27 ans et une équipe de scénaristes.
En avril 1958, le massacre d'intellectuels durait depuis seize mois. Une conséquence plus lointaine a été la perte de ces jeunes intellectuels pour l'Algérie indépendante. On dénombre par ailleurs les pertes humaines à 2000 morts dans la wilaya 1, 500 dans la 2, 1500 dans la 4 et 500 dans la 5.
Amirouche aurait bien constaté une dégradation dans les rangs de l'ALN : diminution des opérations contre les forces de l'ennemi, arrêt de recrutement de nouveaux maquisards, contrôle et enquêtes sur les nouvelles recrues, déstabilisation des stratégies et mauvais moral des troupes des moudjahidines. Le Deuxième Bureau français constatait : « Il est matériellement impossible à l'adversaire de remplacer toutes ces pertes par du personnel de même valeur. Sans tenir compte du facteur moral, la baisse du potentiel en valeur intrinsèque des cadres du FLN est certaine. »
Le capitaine Léger déclara plus tard : « Certaines bonnes âmes, sans doute dans le regret des grandes chevauchées et des combats ardents sous le soleil, prétendront que c'est là une guerre souterraine indigne de guerriers. Je pense personnellement que si l'ennemi a des dispositions particulières pour se détruire lui-même, bien coupable serait celui qui n'en profiterait pas! »
À la fin de l'année 1958, la situation des wilayas est désastreuse. Ajoutée au climat douteux et paranoïaque régnant dans le milieu des révolutionnaires, la révolte gronde par ailleurs, à cause du manque d'approvisionnement en armes, munitions et argent pour la continuation du combat dans les maquis. Amirouche veut finalement conclure une unité d'action avec les chefs des autres wilayas, à l'égard du commandement établi à l'extérieur du pays. Ils qualifient les leaders installés à Tunis, à Tripoli et au Caire de « maquisards de salons ». C'était une véritable déclaration de guerre contre le GPRA. Amirouche menait la tête d'un mouvement de révolte contre l'autorité centrale. A la fin, lui-même tomba au champ de la liberté, victime du filet de La Bleuite, lui et ses 40 compagnons en route vers Tunis, lors d'un accrochage avec une impressionnante troupe de l'armée coloniale. Les faits montrent qu'il s'agissait d'un piège tendu suite à une délation interne, car ce déplacement était dangereux, déterminent et donc top secret.
La guerre d'Algérie continue dans ce climat de doute et de suspicion semé par les services secrets français jusqu'à l'indépendance. Le virus du complot bleu ne cesse pas de sévir et d'envenimer le corps de l'Algérie autonome après 1962. La chronologie des événements a été marquée par des putschs au sein de la tête du nouveau pouvoir, suivie de guérillas entre les clans, d'écartements de personnalités influentes, de règlements de comptes parfois personnels, d'expatriations forcées d'éléments opposés au régime et d'exécutions physiques de chefs révolutionnaires emblématiques aussi bien à l'intérieur qu'à l'extérieur du pays.
Il faut dire à la fin que la guerre des renseignements a été aussi meurtrière que les combats aux armes. La Bleuite en est un parfait exemple, silencieuse, efficace, redoutable, mais aussi mensongère et quelque part déloyale, cette opération tue sans tirer de balles, détruit sans affronter l'adversaire et anéantis sans vraiment fournir l'effort de guerre. Il s'agit de prêcher le faux pour tuer de vrai, le concept consiste à ce que l'ennemi s'auto détruise sous la manipulation des commanditaires spectateurs à l'ombre.
Il est aussi nécessaire de rappeler que malgré l'abattement psychologique et l'atmosphère parfois hystérique causée par La Bleuite aux membres du FLN, ces derniers ont vaincu le colonialisme grâce à leur détermination solide. Malgré la division des clans des maquisards et la divergence de leurs opinions, ils étaient tous unis autour d'une seule ambition : l'indépendance de la patrie.
L'idée du procédé de « La Bleuite » reste toutefois une opération qui garde toujours ses secrets, les révélations sur son déroulement ne montrent pas la clarté des faits réels. Il est à supposé que certains actes ont échappé au contrôle des penseurs de cette machination démoniaque. Son histoire frôle parfois la fiction, l'idée machiavélique de La Bleuite est reprise dans le film d'Henri Verneuil, Le Serpent, sorti en 1973.
par Abdelkader Guerine
Ecrivain
http://www.lequotidien-oran.com/?news=5269193
Les commentaires récents